Première version
Père et mer (première version)
À vol d’oiseau, notre village se trouvait à une dizaine de kilomètres de la mer. Mais, pour l'enfant que j'étais, la plage demeurait un monde totalement inconnu. Le simple mot «levḥar» (mer) suscitait en moi un tourbillon d’émotions, mêlant curiosité et frustration.
Pendant la saison estivale, mon frère s'y rendait toutes les semaines, en particulier les jeudis ou les vendredis, si ma mémoire est bonne. Son excitation à l’idée de passer sa journée sur la plage contrastait avec ma triste et déplorable condition.
Les grandes vacances étaient une période d’émancipation et de défoulement pour tous les enfants du village. Pour moi, elles étaient empreintes de morosité et de déception.
Chaque semaine, mon frère emmenait l'un de mes cousins à Tigzirt-sur-Mer. La joie et le bonheur se lisaient sur leurs visages radieux. C'étaient les parents de ces derniers qui initiaient et encourageaient ces voyages. Ils prenaient en charge les frais du transport et de la restauration, tant pour mon frère que pour leurs enfants respectifs.
Les récits d’aventures marines éveillaient en moi une envie irrépressible de me joindre à ces escapades. Mon désir de les accompagner s’accentuait de jour en jour. Mais, mes requêtes restaient toujours vaines, et chaque refus creusait un peu plus mon sentiment d’exclusion.
À chaque fois, je sollicitais inutilement mon frère pour m’emmener avec eux. Et pour cause, il me faudrait une «autorisation paternelle» et les frais du déplacement.
Mon père, quant à lui, ne m’avait jamais accordé la permission de mettre un pied à la plage. De là à couvrir les frais, on n’y pensait même pas. La seule idée de le lui demander pouvait être un prétexte pour me gronder, m’humilier et me donner la fessée.
Mon cœur se serrait à chaque rejet, une douleur mêlée de frustration et d’incompréhension. Mon espoir de rejoindre mon frère et mes cousins se heurtait toujours à l’intransigeance de mon père.
Mon regard se tournait souvent vers l’horizon marin, plein d’émotions contenues, une mer inaccessible qui suscitait en moi une attraction profonde.
Chaque jour, je rêvais du sable chaud, du clapotis des vagues et de l’odeur salée des eaux. La plage était un monde mystérieux, une énigme que je désirais résoudre plus que tout. Le chapitre de ma vie s’était écrit sans elle, mais l’appel de la mer se faisait de plus en plus fort, marquant le début d’une quête personnelle pour briser les chaînes qui me retenaient à terre.
Le vendredi matin, lorsque mon frère préparait son sac pour le voyage, je ressentais une implosion d’envie et de jalousie. Les visages de mes cousins rayonnaient d’excitation, tandis que le mien était assombri par la déception.
Je pleurais souvent. En secret. Que de larmes versées, de quoi remplir un océan ! Chez nous, pleurer en public est un grand déshonneur pour un futur homme digne de ce nom !
La plage, les vagues, les rochers, tout cet univers me restait interdit, et chaque opposition renforçait ma colère et ma frustration. Mon ardeur contrastait avec l’injustice de la situation.
Pourquoi mon frère et mes cousins avaient-ils le privilège d’explorer ce monde marin tandis que moi, j’étais condamné à rester en retrait ?
Chaque été qui passait, je sentais mon rêve de voir la mer de plus en plus lointain. Les jours de plage devenaient un spectacle auquel je n’avais pas accès, une réalité parallèle qui me tourmentait.
Malgré l’interdiction de mon père, je ne pouvais m’empêcher d’imaginer les aventures que je manquais. Mon esprit s’évadait vers les plages dorées, les coquillages étincelants et les horizons infinis. Ma faim de découvrir cet univers maritime persistait, alimentée par l’insatiable soif d’aventure qui grandissait en moi, telle une vague inexorable.
Mes petits cousins me faisaient souvent part de leurs expériences à la plage. Ils me parlaient avec passion des vagues, des rochers, des oursins, du port, des barques, des poissons et des pieuvres. Ils évoquaient également des palmes, des parasols, des drapeaux maritimes et des maîtres-nageurs.
À chaque récit, mon esprit s’envolait vers un monde que je n’avais jamais vu de mes propres yeux. Chaque histoire ajoutait une couche à ma fascination pour la mer.
Tout cela m’était inconnu, et pourtant, j’étais bien plus âgé qu’eux. Je me sentais comme un spectateur de ma propre vie, regardant par la fenêtre de l’expérience des autres.
Leurs aventures de plage devenaient des légendes vivantes, des contes de fées qui me faisaient rêver la nuit. Ce monde onirique faisait naître en moi une tornade d’envie et de désir.
De ces sombres souvenirs d'enfance, ce qui avait le plus troublé mon imagination et suscité ma curiosité, c'étaient les terres immergées. Au large de la côte, il y avait un îlot appelé Tigzirt n Dakhel. Tout le monde en parlait, et l’idée d’un espace de terre au milieu de l’eau m’intriguait profondément.
Mes cousins le décrivaient avec des mots qui évoquaient des trésors cachés et des aventures inoubliables. Mais pour moi, c’était encore un mystère, une énigme à laquelle je n’avais pas accès. Un morceau de terre émergeant de l’eau ? Je n’avais jamais pu l’imaginer ! Il fallait le voir de mes propres yeux pour comprendre ce qu’est réellement un îlot.
Mon ambition d’explorer ce monde marin persistait au fil des années, même si la frustration restait ancrée en moi, comme une mer agitée au fond de mon âme. Mon chapitre de vie continuait à se remplir de récits marins envoûtants, et l’appel de la mer devint une mélodie lancinante qui rythmait mes jours et mes nuits.
Les années passaient, mais mon rêve de connaître la mer restait gravé dans mes veines. Chaque été, je voyais mon frère et mes cousins se rendre à la plage, tandis que je restais en arrière, l’âme en peine.
Mon père avait beau être sévère, il n’arrivait pas à éteindre la flamme qui brûlait dans mes tripes. Il y avait en moi une profonde volonté de braver l’interdit, de sentir le sable sous mes pieds et de plonger dans les eaux mystérieuses.
Hélas ! Ma tendre enfance s’écoula sans que mon père ne m’autorise à aller voir la mer. Bien que j’implorais constamment mon frère pour me laisser l’accompagner, mes demandes restaient lettre morte.
Je n’avais donc jamais foulé de mes pieds le sable de la plage jusqu'au jour où je m'étais affranchi de toute autorité paternelle. Autrement dit, à l’âge... adulte !
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