Le mire
Silence était désormais complètement rétabli ; on eut pu croire que son alitement avait amoindri ses forces et émoussé ses talents guerriers. Il n’en fut rien : ses compagnons furent fort étonnés de le trouver plus fougueux encore qu’il ne l’était avant sa blessure, un vrai tourbillon d’énergie joyeuse qui les mettait à mal à tous les exercices de lutte et d’armes. C’est que celui qui se sait aimé se sent invincible : tout lui paraît possible. Il estimait avoir une raison désormais de prouver sa valeur au-delà de sa propre vanité ; de fait l’éclat de sa renommée ne manquait pas d’atteindre les oreilles de son amante, quoique celle-ci sans doute l’eût bien aimé sans tant d’esbroufe.
Cette félicité insouciante ne devait pas durer beaucoup plus longtemps. Le roi reçut bientôt d’outre-manche un courrier qui eut toute son attention. Il fit venir Silence, car cette missive le concernait au premier chef :
– Mon cousin d’Angleterre, le roi Ebain, est en grand embarras avec certains de ses vassaux qui se sont révoltés. La guerre fait rage : votre père et votre roi tout deux réclament votre retour. Je ne peux ignorer l’appel de deux amis à la fois ; quoique cela me navre, jeune Silence, vous devez partir, et sans attendre. Prenez avec vous les compagnons qui souhaiteront se joindre à votre périple. Allez, et n’oubliez pas la cour de France qui vous fit chevalier.
Silence assurément ne comptait pas l’oublier ; il s’attrista de quitter le pays où il était devenu jeune homme ; mais la perspective de revoir sa terre et ses parents après tant d’années d’absence mettait la joie dans son cœur. Il ne songeait certes pas à ignorer l’appel qu’on lui faisait, l’ardeur de la bataille était dans ses veines ; mais il n’oubliait pas le serment fait à sa bien-aimée.
Mélisande ce jour-là alla trouver son père, qui l’accueillit en lançant aigrement :
– Tiens ! Ma fille se rappelle mon existence sans que j’aie à la convoquer. À moins que tu ne viennes chercher du réconfort de ce que ton amant s’en va ? Tu ne le trouveras pas auprès de moi : je suis bien aise qu’il nous laisse enfin en paix.
La jeune femme à ses mots eut bien quelques remords ; à la vérité elle avait bien délaissé son père ces derniers temps.
– Père, pardonnez-moi, j’ai manqué à tous mes devoirs filiaux. Vous allez m’en vouloir plus encore, mon bon père, car je suis venue vous faire mes adieux.
Le mire sursauta.
– Comment, tes adieux ? Ne me dis pas… que tu comptes suivre Silence en Angleterre ?
– Mais si, c’est une promesse que nous nous sommes faite.
– Mes aïeux ! Vous êtes tous les deux devenus tout à fait fols ! Mélisande, ma fille, tu ne peux ignorer la vraie nature du chevalier Silence ?
– Évidemment non, mon père : c’est la raison pour laquelle vous l’avez confié à mes soins.
– Je te l’ai confié précisément parce que je pensais n’avoir rien à craindre de lui… d’elle !
– Silence est un homme en tout sauf de corps.
Le mire passa une main sur son front humide. La situation lui échappait complètement, il était plus perdu devant ce mystère que devant le plus impénétrable des maux qu’il avait eus à guérir. Il tenta une dernière fois de raisonner sa fille.
– Mélisande, il me semble que vous commettez toutes les deux un grand péché envers l’Église.
– Vraiment ? Davantage que si Silence eût été un mâle de naissance ? C’est un homme honorable : il m’eût épousée, si vous l’aviez laissé faire.
– C’est assez ; il n’est pas dit que je me laisserai enlever ma fille ; cette fois, je dirais la vérité à tous, et tant pis pour le chevalier !
– Si vous faites cela, rétorqua Mélisande avec un chagrin sincère, vous ne me reverrez jamais. Père, résignez-vous : c’est le destin des pères de voir leurs enfants les quitter un jour. J’ai appris la médecine auprès de vous, de cela jamais je ne vous remercierai assez ; elle me sera utile assurément. Respectez mon choix, gardez le secret de Silence : je vous jure que je vous reviendrai tous les ans.
Le mire était atterré, mais la volonté de sa fille était inébranlable. Elle voulut adoucir son départ en l’embrassant tendrement ; mais, perdu de douleur, il la repoussa en disant :
– Va donc, fille indigne, puisque tu me préfères ton chevalier.
Annotations