Le songe
– Vraiment, sire Silence ! Je me réjouissais sincèrement de votre retour, je vous ai porté en haute gloire ; j’ai cru vraiment que ce séjour en France vous avait ôté ce que la jeunesse avait pu agiter de folie en vous.
Dans sa fureur, le roi était incapable de rester tranquille ; la geôle était trop exiguë pour qu’il puisse faire les cent pas, aussi tournait-il sur lui-même comme un fauve en cage. Silence était assis à même la pierre ; enchaîné, accablé, il n’osait pas seulement lever les yeux.
– Les honneurs dont je vous ai comblé vous ont-ils monté à la tête ? Avez-vous cru que vous étiez mon égal jusque dans la couche de ma femme ? Cette fois, tout le monde aura vent de votre outrage, si le bruit ne s’est pas déjà propagé ; tous attendront de moi que je tire vengeance. C’est pourtant un grand dol pour moi que de priver Cador et Euphémie de leur fils héritier. Vraiment, Silence, vous m’embarrassez !
Il marqua un temps d’arrêt et Silence osa enfin prendre la parole.
– Sire, je vous jure par tout ce qui m’est cher que jamais je n’ai levé la main sur la reine.
– Ajoutes-tu le mensonge à l’outrage ? Lorsque le soldat est entré, ton crime n’était que trop clair !
– La reine elle-même s’est infligé ces coups pour m’accuser !
– Fol ! Oses-tu diffamer ta souveraine après avoir attenté à son honneur ?
– La reine a dit que ma parole ne vaudrait rien contre la sienne et je vois bien qu’elle avait raison ; pourtant, sire, je dis la vérité et je veux vous le prouver.
Le roi fronça les sourcils.
– Comment ?
– Mettez-moi à l’épreuve ; demandez-moi l’impossible ; si j’y parviens, c’est que Dieu m’assiste et reconnaît mon innocence. Si j’y échoue et que j’y laisse la vie, vous serez débarrassé de moi sans avoir eu à ordonner ma mort.
Le roi resta un instant perplexe devant cet étrange ordalie, mais l’idée lui plut à mesure qu’elle faisait du chemin dans son esprit.
– Soit ! Je te charge de retrouver le sorcier Merlin qui fait grand dol partout où il passe, mais dont la clairvoyance pourrait m’être fort utile. Je ne sais où il est à présent ; c’est ton affaire. Ramène-le-moi vif ; ne t’avise pas, à aucun prix, de revenir sans lui, sans quoi ta tête sera clouée aux créneaux avant que le soleil se soit de nouveau couché !
Le roi appela pour qu’on libère Silence de ses chaînes et qu’on lui prépare son cheval et ses armes ; il lui ordonna de partir à l’instant, sans prendre le temps de faire aucun adieu.
***
Autrefois, Aënor et Mélisande avait pleuré de concert le départ en guerre de leurs amants. Mais cette complicité n’était plus de mise aujourd’hui et rien des mots de la dame ne pouvait réconforter Mélisande. Le réconfort n’était d’ailleurs pas ce qu’elle cherchait : elle était si révoltée de l’injustice faite à son fiancé que le chagrin ne parvenait pas encore à l’atteindre.
– Croyez-moi, ma dame, Silence n’aurait pu commettre un tel acte.
– Je vous comprends, ma douce amie, vous l’aimez. Vous ne souhaitez point l’associer à une telle vilenie. Nous voyons toujours nos amants plus beaux qu’ils ne le sont, mais à la parfin ils nous déçoivent.
– Vous ne comprenez pas. Silence est… différent !
– Nous disons toutes cela de celui que nous aimons.
Mélisande, dans son désespoir passionné, fut bien près de laisser la vérité jaillir de sa bouche. Mais songeant que Silence lui-même avait préféré le déshonneur et le péril à sa révélation, elle se contint. Désespérée d’agir et ne sachant que faire, elle bascula sa tête entre ses mains. La voyant affligée, croyant bien faire, Aënor enchérit :
– Peut-être est-ce mieux ainsi. Silence est de trop haute naissance, vous n’auriez pas été facilement acceptée comme son épouse ; et dans le fond peut-être n’est-il pas digne de vous.
***
De tout ceux qui pensaient lui être bienveillants, Mélisande entendait ce genre de propos. Quant aux autres, ils la considéraient avec une méfiance de moins en moins dissimulée : la disgrâce de Silence retombait sur elle et plus d’une fois elle sentit l’hostilité dans les regards. On se défiait d’elle au point qu’on n’acceptait plus même ses soins. Le désœuvrement et la solitude lui faisait grand mal. Pourtant elle mésestimait le danger dans lequel elle se trouvait. Voyant Silence lui échapper encore, la reine Euphème reporta sa haine sur celle qui avait conquis ce qu’elle n’avait pu obtenir : elle commença à répandre le bruit que Mélisande était une sorcière. Cette rumeur parut jusqu’aux oreilles du comte et de la comtesse de Cornouailles ; le séjour à la cour royale leur était par ailleurs devenu trop pénible. Ils décidèrent de rejoindre leur fief en espérant y retrouver un jour leur fils et emmenèrent Mélisande pour la protéger des atteintes de la reine.
À mi-chemin de leur voyage, cependant, Mélisande eut un songe éclatant comme une vision. Elle voyait Silence, le corps ployé et sanglant, le bras sur le visage pour se protéger ; il était nu et pour une raison qu’elle ne parvenait pas à comprendre, gardait les yeux fermés. Un corbeau le harcelait sans relâche et le piquait cruellement du bec, profitant de sa cécité ; en vain Silence cherchait-il à saisir son agresseur volant. Alors que l’oiseau fondait une fois de plus sur Silence, droit vers son dos, Mélisande cria :
– Silence, derrière toi ! Il arrive !
Sa propre voix la réveilla en sursaut. Les femmes qui dormaient avec elles se redressèrent, éveillées elles aussi, mais Mélisande se contenta de leur assurer qu’elle n’avait fait qu’un cauchemar.
***
Le lendemain, cependant, les yeux encore rougis de sa nuit trop courte, Mélisande alla trouver Florie. Elle avait conscience que la jeune fille l’évitait et estimait qu’elle ne l’aimait guère ; pourtant Mélisande ne voyait personne d’autre vers qui se tourner.
– Damoiselle, je vous en prie, j’ai besoin de votre aide. J’ai fait un rêve affreux ; je suis sûre que Silence est en détresse, blessé peut-être, ou qu’il le sera bientôt ; ce rêve ne m’a pas été envoyé par hasard. Je voudrais le retrouver, mais je ne connais pas ce pays et je ne sais rien de Merlin. Voulez-vous me donner des indications ? Pouvez-vous deviner où Silence aura commencé ses recherches ?
La voyant en tel émoi, Florie se fit raconter en détail le rêve de son interlocutrice. Après ce récit, elle resta silencieuse de longues secondes, plongée dans une réflexion que Mélisande, malgré son impatience, n’osa interrompre.
– C’est juste, dit finalement la jeune fille. Vous ne savez rien de ce pays, de nos légendes, de nos langues. Moi, je sais tout cela ; je puis faire mieux que vous donner des indications : je serai votre guide.
Mélisande eut un sursaut de joie, ne croyant pas ses oreilles.
– Damoiselle Florie !
– J’ai été injuste envers vous et envers Silence ; j’aimais mon frère d’un amour jaloux et qui ne souffrait point de rivale, j’ai cru longtemps que je serai la seule en son cœur. Mais le véritable amour veut voir son objet heureux et j’ai compris qu’il trouvait le bonheur auprès de vous. Soyez assurée de mon amitié à présent, si vous l’acceptez. Je veux être pour vous comme une sœur.
Mélisande, confuse et allègre à ces mots, se répandit en remerciements.
– Mes parents n’approuveront pas notre entreprise, fit remarquer Florie. Notre départ devra se faire secrètement : nous partirons la nuit prochaine.
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