Le lai de Bisclavret
Arrivé sur les terres mentionnées par Maude, Silence eut quelques difficultés à se faire indiquer la forêt enchantée : on le prenait pour un fou de s’y risquer ; on lui racontait, comme Maude, l’histoire de tout ceux qui y étaient entrés pour ne jamais reparaître.
Parvenu à l’orée de la forêt, il fut frappé par la splendeur des hauts arbres. Sans hésitation, il pénétra sous leur couvert. La frondaison épaisse se clairsemait parfois de trouées qui laissaient passer les rayons du soleil. La vie bruissait dans les fourrés et dans les ramures fournies ; un air doux glissait entre les troncs tortueux. « Voilà une bien belle forêt qui ne paraît pas tant maléfique. » Silence cependant n’était pas naïf et se remembrait les avertissements qu’on lui avait adressés. Il n’avait pas de raison de se cacher, espérant que Merlin viendrait à lui : pour se donner du cœur autant que pour attirer l’objet de sa quête, il se mit à chanter en s’accompagnant de son luth. Au fur et à mesure que sa musique s’élevait, il lui sembla que la forêt suspendait sa respiration et se faisait attentive : le bruissement s’atténua et fut remplacé par de sons cristallins très légers comme des grelots lointains. La lumière changea, peut-être parce que le soir tombait : les rayons intermittents nacrèrent d’or la verdure des feuillages. Silence crut distinguer des êtres danser dans ces rayons ; les petits grelots qu’il entendait étaient leurs rires. Puis un nuage couvrit le soleil et la forêt se fit sombre et silencieuse. Instinctivement, le chevalier se tut.
Il chevaucha encore une heure, puis la lassitude le prit. Le crépuscule épaississait les ombres : il décida de s’arrêter pour se reposer. Il s’installa sous un grand arbre dont les racines énormes émergeaient de terre ; de grandes bandes moussues s’étalaient entre elles qui invitaient le voyageur à s’y étendre. Silence posa son luth à ses côtés et s’assoupit.
Dormait-il vraiment ? Il lui semblait avoir les yeux encore ouverts et distinguer les formes sombres des troncs et des racines qui l’entouraient, mais ceux-ci s’étaient peuplés de visages brillants et rieurs. De petites créatures s’approchaient de lui comme faites de feu blanc et le dévisageaient avec avidité. Leurs voix mêlées de rire emplissaient l’air comme des pépiements d’oiseaux.
– Qu’il est joli !
– Il a aussi beau visage que sa voix est charmante.
– Mais il porte une épée !
– Est-il venu pour la musique ou pour la guerre ?
– Chante encore, aimable trouvère !
– Oui, prends ton luth et chante pour nous !
Subjugué, Silence s’exécuta. Il entama des gigues et d’autres pièces entraînantes ; les créatures ravies dansèrent autour de lui. Le chevalier joua longtemps, des heures, des jours peut-être ; il était envoûté par la beauté radiante des petits êtres et par leur danse. Il lui semblait accéder à un privilège qui n’est pas donné d’ordinaire aux mortels et baignait dans une félicité rarement connue. La pensée lui vint qu’il pourrait bien demeurer ainsi à jouer et à admirer ces créatures jusqu’à sa mort. Aussitôt qu’il réalisa ce que venait de formuler son esprit, il s’en effraya ; sa voix se suspendit, sa musique s’interrompit.
– Pourquoi t’arrêtes-tu ?
– Chante, chante encore ! Nous voulons danser !
Silence leur dit :
– Vous êtes bien les plus ravissantes créatures qu’il m’a jamais été donné de contempler ; c’est un rêve merveilleux que je fais et je comprends qu’on puisse ne jamais vouloir s’en éveiller.
– Qu’il parle bien !
– Beau visage, voix mélodieuse et langue courtoise : il a tout pour séduire.
– Comment est son cœur ? S’il n’a pas le cœur droit, le reste ne vaut rien !
– Quant à mon cœur, charmants êtres, je l’ai donné à une damoiselle avec qui j’espère partager ma vie ; et c’est pourquoi je ne puis rester auprès de vous toujours.
– L’aimable aime déjà ! Quelle tristesse, mes sœurs !
– Qu’importe cette damoiselle ! Notre grâce ne vaut-elle pas cent fois la sienne ?
– Reste avec nous, tu connaîtras un bonheur sans pareille !
– Cela ne se peut, jolies fées. Mon bonheur dépend d’elle comme la rivière dépend de sa source, sans elle je finirai par m’assécher tout à fait et deviendrai comme une terre stérile dont vous n’aurez plus nul usage.
– Allons ! Il a du cœur avec le reste : vous le voyez bien, mes sœurs, il ne lui manque aucune qualité.
– Oui : accordons-lui la vie !
– Mais pour qu’en faire ?
– Quelle est ta quête ? Que viens-tu faire ici ?
– Je viens chercher l’enchanteur Merlin ; je dois le ramener auprès de mon roi ; alors seulement, on me laissera en paix vivre avec ma dame.
A cette annonce, les petites voix pointues s’égaillèrent comme jamais.
– Fol ! Merlin ne te suivra pas !
– Tu ne l’atteindras même pas, car Bisclavret ne fera qu’une bouchée de toi.
Ce nom fut répété sur toutes les lèvres ; Silence ne savait si les créatures riaient ou se lamentaient.
– Allons ! Tu nous as bien diverties ; nous allons à notre tour te chanter quelque chose.
Elles entonnèrent un lai en reprenant leur danse. Il était question d’un homme qu’un sort transformait en loup trois fois par semaine ; au matin, il reprenait son apparence humaine en se glissant dans ses vêtements. Mais son épouse, pour se débarrasser de lui, lui vola un jour ses habits, si bien qu’il resta prisonnier de son apparence bestiale. Silence écouta avec attention, jusqu’à ce que les voix s’affaiblissent et s’éteignent comme des bougies que l’on souffle ; l’aurore frappa les paupières du chevalier qui s’éveilla. Il était seul, à l’exception de sa monture qui grignotait placidement la mousse à ses côtés. Au-dessus de lui, le ciel qui se laissait voir à travers les feuillages comme à travers une dentelle se nimbait de rose. Encore embrumé des restes de son rêve, le chevalier se remit en route ; il ne jouait plus de son luth mais fredonnait doucement le lai qu’il avait entendu. Il pénétra ainsi jusqu’au cœur de la forêt ; celle-ci, tout à coup, se fit absolument quiète. Ce calme anormal interpella immédiatement Silence qui eut un mouvement pour atteindre son épée ; à peine eut-il esquissé ce geste que son cheval se cabra avec un hennissement de frayeur. Le cavalier eut la plus grande peine à l’apaiser, lorsque la vision de deux yeux étincelants gela son cœur. Un loup énorme venait d’apparaître sans que le moindre bruit eût trahi sa venue. La bête gronda et montra des dents, puis se ramassa sur elle-même comme pour se préparer à bondir.
– Arrête ! lui cria Silence. Je sais que tu me comprends. Tu n’es pas une bête, tu es un homme ; je ne suis pas venu pour t’affronter, je veux te venir en aide.
Le grondement s’apaisa un peu, les oreilles du loup se redressèrent. Sans tout à fait quitter sa posture défiante, il regarda le chevalier mettre pied à terre, se défaire de sa cape, puis de tous ses vêtements un par un, et les poser devant lui. Après quoi le jeune homme recula en tirant son cheval pour laisser le loup s’approcher. Celui-ci posa une patte sur le tas de vêtements puis releva les yeux vers Silence en grondant ; non sans un effort supplémentaire de courage, le chevalier détourna les yeux. Au bout de quelques minutes qui lui parurent fort longues, une voix s’éleva dans son dos :
– Belle dame, soyez remerciée.
Silence se retourna : devant lui désormais un homme lui faisait face, vêtu de ses effets. Seuls ses cheveux épais et noirs et ses yeux luisants rappelaient la créature dont il avait l’apparence un moment plus tôt.
– Je ne suis pas une dame, quoique vos yeux puissent voir, rétorqua Silence. Rendez-moi ma cape pour le moins, car j’ai froid.
Ce loup qui était un homme ne s’étonna pas outre mesure de l’affirmation ; quant à l’ordre, il fut exécuté avec assez de grâce.
– Vous avez raison, dit Bisclavret, nos yeux trompent notre esprit : rappelez-vous cela quand vous serez face à Merlin.
– Est-ce lui qui vous a jeté ce sort ?
– Peut-être bien.
– Ne voulez-vous pas en tirer vengeance ? Vous avez une dette envers moi : aidez-moi à le capturer.
– Il est vain de vouloir affronter Merlin : je n’essaierai pas de vous en empêcher, mais n’espérez pas vous accompagner dans votre déraison. Donnez-moi votre nom : je suis chevalier, moi aussi, j’irai, pour vous, me mettre au service de votre famille et ainsi je paierai ma dette.
– Quel service ma famille peut-elle espérer d’un couard ?
– Chevalier, si je ne vous devais pas beaucoup et que vous ne courriez pas déjà à la mort, je vous ferai rendre compte de vos paroles.
– Pourquoi me conseiller si vous pensez nulles mes chances de vaincre Merlin ?
– Les conseils ne coûtent pas cher, mais si vous étiez sage, vous suivriez celui-ci : renoncez à Merlin, votre vaillance peut être mieux employée. Accompagnez-moi, aidez-moi à récupérer mon fief qui a dû être usurpé le temps de mon absence ; vous serez grandement honoré et vous verrez que je ne suis pas si ingrat que je vous semble l’être.
Cette proposition n’intéressait pas Silence ; sans plus rien ajouter, il se détourna et s’apprêta à reprendre son chemin. Bisclavret voulut le retenir et insista pour connaître son nom, mais il ne put rien tirer de lui et le regarda disparaître.
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