Le rire de l'enchanteur

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Entouré de ces deux femmes qui l’aimaient, Silence fut bientôt soigné et revêtu ; avec l’homme-loup, les voilà tous cheminant vers Westminster. La route du retour était longue mais Silence se demandait s’il ne la souhaitait pas plus longue encore ; il lui semblait amener lui-même le bâton pour le battre. Merlin devinait ses doutes ; lorsque nul autre ne put l’entendre, il lui murmura :

– Silence, vous êtes un fol et vous le savez bien. Vous vous êtes révélé à moi et vous redoutez qu’à mon tour je ne vous révèle à tous ; vous avez de bonnes raisons de le craindre car vous ne m’avez rien fait qui puisse faire de moi votre ami. Sachez par ailleurs que, aurais-je eu un bandeau sur les yeux à notre rencontre, vous n’auriez pu m’abuser car je vois bien des choses qui sont invisibles à la plupart. Je vois par exemple que vous craignez, si l’on connaît le secret de votre naissance, que vous soyez dépossédé de tout, de votre honneur et de votre fief. Pourtant c’est un choix tout à fait contraire que vous aurez bientôt à faire : garder votre héritage, ou garder votre condition d’homme.

Ces paroles furent tout à fait incompréhensibles à Silence et semèrent la confusion dans son esprit. L’enchanteur se mit à rire, promettant que ça ne serait pas la dernière fois qu’il rirait, et ni menace ni cajolerie ne purent le faire taire.

***

La surprise ne fut pas des moindres lorsque l’étrange équipage parvint enfin à la demeure du roi Ebain. Silence était suffisamment remis de ses blessures pour marcher sans rien laisser paraître d’autre qu’une lenteur qui passait pour de la gravité : il menait un homme hirsute mais dont le regard étincelant perçait tous ceux qu’il croisait. Parfois, sur le chemin qui traversait la ville, il s’esclaffait à gorge déployée en considérant telle ou telle personne, à l’ébahissement général ; le ou la moquée pâlissait et prenait grande offense, tandis que les autres assistants ne pouvaient trouver d’explication à cette apparente démence. Lorsque l’enchanteur et son geôlier parvinrent à la chambre de parement où se trouvait le souverain entouré de ses chevaliers, l’hilarité de Merlin ne connut plus de bornes : il regarda le roi, la reine Euphème, la nonne qui l’accompagnait, enfin Silence ; puis il rit d’un rire d’ogre qui s’apprête à dévorer le monde.

– Quel est cet insultant personnage ? s’insurgea la reine. Il semble saoul, ma foi ! Quelle folle idée vous a traversé, Silence, de nous amener un homme aviné de la sorte ? N’avez-vous point assez de sujets de honte ?

– Ma dame reine, j’obéis aux ordres de mon roi et lui amène l’enchanteur Merlin ; je suis navré que les hommes qui se présentent à vous ne soient pas toujours dans les dispositions que vous désirez.

– Silence, vous parlez trop et vous vous conduisez follement.

– Assez, intervint le roi Ebain. Silence, je vous ai enjoint de ne pas revenir sans Merlin ; j’espère que vous ne cherchez pas à nous tromper. Est-ce Merlin que vous nous amenez là ou un simple dément ? Pourquoi rit-il ainsi ?

Ce fut Merlin lui-même qui répondit, avec non moins de pétulance que si toute la situation n’était qu’une grande farce.

– Oh ! Mon très cher sire, si vous voyiez ce que je vois, vous auriez bien des raisons de rire, vous aussi. Il n’est pas un individu dans cette ville qui ne trompe pas autrui ou dont le sort ne se moque ; mais c’est dans votre cour que je vois les plus grands trompeurs et les plus fortement trompés.

Le roi se sentit visé par cette dernière appellation, non sans raison ; il s’empourpra de colère et somma l’homme de s’expliquer. Les courtisans s’entre-regardèrent, frémissant d’inquiétude, car ils croyaient bien que devant eux se tenait Merlin le clairvoyant. Chacun lisait dans son cœur et redoutait les révélations de l’enchanteur ; une pénible atmosphère de culpabilité et de soupçon se répandait comme une lourde fumée. Comme Merlin riait sans clarifier ses paroles, à bout de patience, le monarque tira son épée et menaça :

– Parle, si tu veux vivre !

Merlin fit un geste de soumission, sans que son visage perdît de sa joie joueuse.

– Mon roi, puisque vous l’exigez ; sachez cependant que la vérité ne vous fera pas grand honneur. Il est ici certaine personne qui sous ses vêtements est toute différente de ce qu’elle paraît. Ce déguisement vous trompe presque tous mais est destiné à vous leurrer vous, tout particulièrement, Sire.

Merlin disait cela sans considérer personne, sachant bien quel effet ses paroles produirait sur celui qu’elles intéressaient. Un murmure de curiosité s’éleva dans l’assemblée.

– Réellement, si les choses sont telles que tu le dis, je suis le bouffon plus que le roi ; allons, assez de tes paroles sibyllines ! Parle sans détour.

– Sire, je n’y manquerai pas. Voyez la nonne qui accompagne la reine ; dévêtez-la et vous ne la trouverez point tout à fait comme vous vous y attendez.

Interloqué, le roi ordonna qu’il en soit fait comme Merlin l’avait dit. La reine poussa un cri étranglé qu’elle transforma en une protestation scandalisée.

– Sire mon époux, vous ne laisserez pas traiter ainsi une femme dévouée à Dieu !

L’ardeur de la reine à défendre l’intéressée piqua le roi, qui commençait à douter d’elle, aussi persévéra-t-il dans sa volonté. Agrippant la religieuse sans ménagement, les serviteurs du roi lui ôtèrent ses vêtements : ce fut un corps masculin qu’ils mirent à jour. La nonne depuis quelque temps accompagnait la reine partout et jusque dans sa chambre ; le roi comprit qu’il avait été joué et entra dans une grande colère. Il fit saisir fort brutalement l’imposteur et promit à la reine qu’elle n’avait pas encore vu la fin de sa trahison. Merlin rit de nouveau et l’ire du roi fut telle qu’il faillit le faire pourfendre sur le champ.

– Tu ris encore, maudit sorcier ! As-tu encore d’autres amants de ma femme à me faire découvrir parmi l’assemblée ?

– Non, sire, pourtant il est vrai que vos yeux sont encore abusés. De la même façon que la nonne, Silence vous a trompé par sa vêture. C’est un chevalier très fort et très vaillant, je n’en vois point ici qui le valent ; mais si vous le mettez à nu vous le découvrirez pareillement fait à vos délicates dames et damoiselles qui cousent et brodent et ne songent point à jouter.

L’émoi fut grand à cette annonce ; puisque la précédente révélation de Merlin s’était avérée juste, il n’en restait plus guère pour mettre en doute ses paroles. Silence se vit le point de mire de tous les regards et se sentit plus exposé qu’au milieu d’ennemis sur un champ de bataille. Le roi le dévisageait avec une intensité particulière ; il se remémorait le retour du chevalier portant l’épée du comte Conant, habillé d’une cotte féminine qui lui seyait d’une manière troublante.

– Par ma foi, qu’il en soit fait ainsi : dévêtez-le !

– Sire ! protesta Silence. Merlin ne cherche qu’à me nuire car il me porte grand grief de l’avoir capturé ; ne vous laissez pas tromper par ses mensonges.

– Si la vérité n’est pas telle qu’il l’a dite, que craignez-vous, chevalier ? Allons ! fit le roi de plus en plus impatient, qu’il en soit fait comme j’ai dit !

Silence lança un regard éperdu autour de lui ; il ne voyait que des visages hostiles, avides ; il croyait voir, dans les yeux du roi, la même lueur prédatrice qu’il avait aperçue chez la reine. Déjà des mains se tendaient vers lui pour exécuter la volonté royale.

– Arrière ! cria-t-il en repoussant ces mains avec violence.

Puis faisant volte-face, il se rua hors de la salle, bousculant sans ménagement tous ceux qui se trouvaient sur son chemin.

– Chevalier, revenez ! s’exclama Ebain, mais l’interpellé avait déjà disparu.

Les exécutants du roi voulurent le poursuivre, mais une silhouette s’interposa : un chevalier au cheveu noir inconnu de la cour, dont les yeux brillants et le sourire carnassier firent hésiter les poursuivants. Aux côtés de Bisclavret, Florie apparut et harangua le roi :

– Sire ! Ne laissez pas poursuivre mon frère comme s’il était un malfaiteur, lui qui vous a rendu tant de services. Vous n’avez nul besoin de l’humilier de la sorte, car je puis, moi, vous dire toute la vérité.

Le roi Ebain lui accorda la parole et Florie entama son récit.

– Sire, je vous raconterai tout sans rien vous cacher. Silence est né fille, cela est vrai. Nos parents ne voulurent pas que leur fief soit perdu pour leur descendance ; ils redoutaient de n’avoir pas d’autre enfant. Aussi décidèrent-ils de le déclarer et de l’élever comme un garçon, afin que nul ne lui conteste son héritage. Au rebours de leurs craintes, je m’annonçai à mon tour. Mes parents en conçurent de grandes espérances, et pour moi et pour Silence qui était encore assez jeune pour être rendu à la condition féminine si je me révélai mâle ; mais il n’en fut pas ainsi, aussi Silence resta-t-il le fils héritier. Nous partagions trop de jeux pour que le secret de mon frère pût me rester caché ; quand je fus en âge de raison, nos parents m’expliquèrent la situation. Quant à Silence, il grandit en force et en vigueur sans que personne ne soupçonne la vérité et est devenu le chevalier que vous connaissez.

Le monarque glissa un regard terrible vers Euphème.

– Je ne puis concevoir une femme tentant d’en forcer une autre ; il m’apparaît bien clairement que vous m’avez menti, dame mon épouse. Pourquoi avoir prétendu par deux fois que Silence avait attenté à votre honneur ?

La reine était au bord de la pâmoison et ne put rien répondre ; Florie le fit à sa place.

– Lorsque vous prîtes Silence à votre cour, la reine en tomba aussitôt amoureuse ; elle voulut l’obliger à lui rendre ses faveurs et conçut un grand ressentiment de son refus. Aussi le calomnia-t-elle, espérant sa mort pour se venger et éviter qu’il ne parle.

Un grand silence s’abattit sur l’assemblée, que nul n’osa troubler avant que le roi ne reprit la parole.

– Damoiselle Florie, merci pour votre récit. Bien qu’elle ait trompé son monde toute sa vie, votre sœur aînée s’est montrée plus honnête que ma propre épouse ; je regrette le tort qui lui a été fait, à elle et à toutes les femmes que j’ai condamnées par mon décret injuste. Silence m’a rendu de nombreux services et je ne serai pas plus longtemps un ingrat. Allez la retrouver et réconfortez-la : dites-lui qu’elle ne sera pas dépossédée de son fief, que je lève mon décret et que les femmes recouvrent leur droit d’héritage. Quant à elle, si elle est femme elle doit vivre comme une femme, mais sa place n’en sera pas moins honorable, son prestige plus grand encore : assurez-lui cela.

Cette dernière parole parut obscure à tous, sauf à Merlin. Le roi, en effet, songeait déjà à se débarrasser de son épouse et songeait que sa gloire ne serait pas déparée avec Silence à son côté. « Car si elle est femme, quelle femme est-ce là ! N’est-il pas deux fois roi, celui qui pourra la posséder ! » L’enchanteur devina ses pensées et eut un nouveau rire.

– Roi Ebain, vous comprenez bien mal votre chevalier ! Celui qui veut trop étreindre se retrouve à n’embrasser que le vent. Comme je m’amuse ! Vous serez bientôt tous plus désolés que moi. »

***

Malgré tous ses efforts, Florie ne put trouver Silence ; il semblait s’être volatilisé. Perdant toute mesure, le roi fit chercher le chevalier partout ; l’idée d’en faire sa reine tournait à l’obsession.

Mélisande avait retrouvé ses anciens quartiers à l’apothicairerie du château et s’y était réfugiée après la pénible scène devant le roi, à laquelle elle avait assisté impuissante. Au milieu des outils et substances familières, elle cherchait à dompter son désespoir et à retrouver empire sur elle-même, quand un soldat se présenta à elle et voulut savoir si Silence était avec elle. La jeune femme fit un geste de dénégation et assura, la voix éteinte, qu’elle n’avait pas la moindre idée de l’endroit où se trouvait le fugitif. L’homme d’armes fouilla rapidement les lieux pour vérifier ses paroles, puis avant de partir posa une petite bourse sur un pupitre en assénant ces mots :

– Le roi veut croire que vous ignoriez la vérité quand vous vous êtes fiancée à Silence ; néanmoins il vous enjoint à ne pas rester plus longtemps en ce pays. Cet argent vous permettra de traverser la mer pour retourner chez vous ; ne tardez pas.

Après son départ, Mélisande resta sous le choc de longues minutes, puis commença avec lenteur à rassembler les quelques affaires auxquelles elle tenait. S’arrêtant soudain au milieu de la pièce, elle éclata en sanglots. Il y eut un bruissement dans son dos et une voix douce s’éleva.

– Mélisande, ma douce amie, pleures-tu à cause de moi ?

La jeune femme étouffa un cri. Elle ne chercha pas à savoir comment Silence était venu et comment il s’était caché des investigations dont il était l’objet ; elle lui tomba dans les bras.

– Silence, Silence, fit Mélisande quand elle retrouva l’usage de la parole, je pensais que tu m’avais encore abandonnée.

– J’ai rompu ma parole une première fois contre ma volonté, mais je veux la tenir aujourd’hui. Mais c’est toi cette fois, Mélisande, qui t’apprêtes à partir : me laisseras-tu derrière toi ?

– Silence, tu peux encore tout récupérer ici, si tu le souhaites : le roi rend aux femmes leur héritage.

– J’en suis heureux pour Florie ; quant à moi, peu m’importe le comté si je dois perdre ce que j’ai si durement conquis, l’honneur, la liberté – et toi.

– Le roi Ebain veut t’honorer au contraire : on dit partout qu’Euphème est condamnée à mort et que le roi veut faire de toi sa nouvelle épouse.

Silence tressaillit comme si elle l’avait piqué d’un aiguillon.

– C’est toi, Mélisande, qui me rapporte cela ? Est-ce ce que tu souhaites pour moi ?

– Silence, tu sais la vérité ! Mais puis-je faire concurrence à un roi ?

– Jamais je ne serai la femme de personne, jamais je n’y consentirai. Le roi Ebain et moi sommes proches par le sang et cela seul aurait dû suffire à l’arrêter. Mais toi, ne veux-tu plus de moi ? Il est vrai qu’aujourd’hui je renonce à tout titre et à toute fortune ; je ne serai pas mieux qu’un vagabond désormais.

– Nous serons mieux accordés ainsi, dit Mélisande en riant. Je n’ai pas l’étoffe d’une noble dame et aurais fait une piètre comtesse. Viens, mon vagabond ! Je serai ta vagabonde.

– Mélisande !…

Silence se pencha vers ce visage rieur et y appuya le sien. Il se faisait l’effet d’un marin qui voit le soleil éclairer une île enchantée après une noire tempête.

– Où veux-tu aller ? souffla-t-il. En France ?

– Le monde est vaste. Allons où nos pas nous portent, où on ne nous connaît pas, où nous pourrons nous aimer librement.

Silence était grisé ; il prit la main de son amie comme s’il était déterminé à ne plus jamais la lâcher.

– J’irai où tu voudras.

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