V - Nous fûmes heureux

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 De ma séparation jusqu'en avril 1999, je voyageai énormément entre Montréal, Paris et Tokyo. Le marché nord-américain s’avérait un franc succès et la succursale japonaise produisait, à elle seule, la moitié de nos bénéfices. Par conséquent, il était mon devoir de tenter des coups marketing transcontinentaux.

 Mon idée de base, en toute honnêteté, consistait à retrouver Ryouma afin de faire payer à Denis la souffrance qu’il m’avait léguée. La fortune fut de mon côté, car mon ex-fiancé avait ouvert sa propre entreprise et ne travaillait plus pour Burakku Dayamondo. Une chance, parce que je l’aurais tourmenté inutilement, bien qu'il fût peu probable qu'il acceptât de me revoir.

 Les contrats signés, les publicitaires engagés et les différents directeurs de secteurs motivés, je me retrouvai avec quatorze jours de congé, prête à tirer parti du printemps nippon.

 Je pouvais humer le vent d'avril. L'idée de grimper le Takao-san s'imposa pareille à une évidence. Je pris la ligne Keio jusqu'à Takaosanguchi. J’empruntai ensuite le sentier de randonnée qui longeait la cascade Biwa. De nombreux couples de lycéens, les premiers dimanches après leur rentrée scolaire, se prenaient en photo vison-visu près du torrent et s’enlaçaient en profitant des couleurs de shigatsu.

 Comme l'aurait dit mon époux, je n'avais pas le temps de niaiser. Je voulais réaliser un de mes rêves : voir le temple de Yakuoin. La divinité Izuna Daigongen, vénérée ici, jouissait de la réputation de conférer prospérité et protection ; cela me serait-il favorable ? Objectivement, mon dessein était d'admirer l'architecture et le panorama, qui se révélaient tout bonnement à couper le souffle.

 Au sommet, je me conformai aux traditions de purification, d'offrande d'une pièce de monnaie, d'inclinaisons, d'applaudissements et d'une révérence finale, puis achetai une amulette en souvenir.

 « Votre japonais est surprenant, affirma le moine en bénissant mon achat.

 — J'ai vécu quelques années à Akasaka.

 — Puis-je vous demander l'autorisation de vous parler plus longuement ?

 — Avec plaisir.

 — Je songeais, un jour, voyager en dehors du pays. D'où venez-vous ? Sange mon, je suis curieux, namu amida butsu, pria-t-il, se repentant.

 — Je suis française, mon mari est canadien. Enfin, bientôt ex-mari.

 — Le mal et le bien se trouvent chez tout un chacun. Je prierai dans l'espoir que vous trouviez le courage de l’indulgence.

 — L’adultère est complexe à absoudre.

 — Complexité ne signifie pas impossibilité. Regardez, face à la statue de Hachiko, depuis une décade, un homme attend la rédemption. Un gaijin, souvent moqué, qui force le respect. »

Ça ne peut pas être lui ? pensai-je. Il est complètement fou.

 Instinctivement, mes jambes me portèrent au loin, ignorant le sourire du souryo. Je bouillais d'impatience, de rage, d'espoir, d'émotions contradictoires à l’arrière du train. Devant le gardien de bronze de Shibuya, je découvris Denis, les paupières cernées, les joues creusées et la barbe hirsute. Il portait un immense bouquet de roses fraîches. Les badauds le dévisageaient.

 « J'le rêvais qu'un jour tu r'viendrais. J'étais prêt à passer l'reste d'ma vie à t'attendre ici. T'es pas obligée d'me grâcier, d'annuler ta demande d'divorce. J'mérite c'qui m'arrive. Sache que, malgré ma trahison, j't'ai toujours aimée. J't'aimerai sans relâche ! »

 Les mots du prêtre résonnèrent-ils en moi ? Mon amour était-il vraiment plus fort que tout ? Difficile à dire, seulement, je pris la plus grande décision de toute mon existence : sans un mot, je lui sautai au cou et l'embrassai.

 Les trimestres suivants furent délicats. Je craignais continuellement qu'il ne tentât une aventure en compagnie d’un autre insecte. Le pardon ne fut pas immédiat. Cependant, les saisons apportèrent la guérison. Je me servais parfois de sa faiblesse en vue de remporter nos disputes, mais je l'aimais.

 Au fil des ans, le jardin familial s'était agrandi. Le coquelicot et la marguerite avaient donné naissance à un lys gracieux et à la plus innocente des jonquilles. Nos enfants, tels des boutons de rose, s'épanouirent sous notre regard attendri. Ils avaient grandi et à l'aube de nos quatre-vingt-quatre ans, ils avaient, à leur tour, semé de magnifiques graines.

 Nous étions retraités, fatigués, ridés. En revanche, nous étions unis comme jamais. Un matin, notre aîné nous rendit visite chez nous, sur les rives du Saint-Laurent. Il nous offrit un cadeau : des billets aller-retour en direction de Tokyo. Il nous confia qu'il était convaincu que nous n'y serions pas revenus autrement. Il n'avait pas tort. Il n'avait prévu aucun logement, préférant nous laisser le choix. À croire que c'est le digne fils de son père, pour me connaître aussi bien, m'amusai-je intérieurement.

 Deux mois plus tard, nous arrivâmes dans une ville qui avait évolué autant que nous. Les néons brillaient plus intensément, les rues étaient survolées de drones et pourtant, l'essence de la Capitale de l'Est restait identique. Nous décidâmes de redécouvrir cette métropole à travers nos souvenirs.

 Chaque journée était un réveil mémoriel. Nous fréquentâmes les jardins de Shinjuku Gyoen, main dans la main, admirant les cerisiers bourgeonnants. Nous visitâmes le sanctuaire Meiji, où nous nous octroyâmes un moment pour soumettre une obole visant le bonheur de notre lignée.

 Ce soir, nous revînmes à Shibuya, visiter le vieil Hachiko. Ma moitié tenait une gerbe de fleurs, un geste symbolique qui rappelait notre première rencontre et notre réconciliation.

 « J't'ai attendu longtemps cette fois-là. J'espérais qu'tu reviendrais. Aujourd'hui, j'sais que nous avons traversé l'pire et que nous pouvons tout surmonter ensemble. J't'ai fait assez souffrir, alors, pars pas après moi. J'veux pas qu'ça soit toi la veuve. »

 Je lui caressai le visage, effleurant, de mon index, sa sublime mâchoire carrée. Mes yeux humides s'accrochèrent aux vagues tranquilles de ses prunelles océan.

 « Je t'aime », lui murmurai-je.

 Nous avions choisi une chambre modeste d’un ryokan traditionnel à la place d'un hôtel de luxe, profitant du confort simple et de l'hospitalité chaleureuse afin de nous reconnecter. Ainsi, nous célébrâmes notre ultime nuit dans nos futons. Ce que certains auraient nommé vacarme citadin chantait au fond de mes oreilles une douce mélodie, un murmure romantique. Je tendis ma paume vers la sienne. Il ne dormait pas. Donc, à l’instar d’une jeune étudiante, je m'introduisis dans sa couche, dont l'étroitesse peinait à contenir nos deux vieux corps flétris.

 Il faisait sombre, je ne le voyais pas. Toutefois, je devinai sa réaction, sa moue surprise lorsque je grimpai sur lui. Nous nous aimâmes encore une fois avec une intensité sacrée. La douceur de nos étreintes, la chaleur de nos baisers, tout semblait conduire à ce moment parfait. Nous trouvâmes la paix. Finalement, nos cœurs s'arrêtèrent. Ils firent leur premier battement au même instant, le dernier continuerait éternellement.

 Nous fûmes heureux.

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