La boussole et le goujon

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— Je m’étais endormie…

— Pepite, enfin, en plein désert !

Elle haussa les épaules et poussa un soupir.

— Je sais, mais ma boussole Veydal ne voulait plus rien savoir

— Quoi ? Une Veydal n’est jamais en panne ! Ce n’est pas possible. Une Veydal…

— Pourtant, elle ne répondait plus. J’en suis sûre. Et comment vouliez-vous que je me repère ? Essayer une direction ou une autre, c’était me condamner à tourner en rond. Alors je suis restée sur place, à tenter de débloquer ce truc. J’ai plein de fonctionnalités dans ma prothèse que je ne connais encore pas bien, j’ai donc commencé par revisualiser le mode d’emploi. C’est soporifique comme lecture. Même si j’entrecoupais de courtes tentatives destinées à relancer les circuits de la boussole. Je me suis endormie.

— Et c’est à ton réveil que tu as vu la gosse ?

— Non, c’est la gamine qui m’a réveillée.

— Et elle t’a dit qu’avec un goujon, ta boussole allait de nouveau fonctionner ?

— Non, c’est pas comme ça que ça s’est passé. Je dormais quand j’ai entendu une voix demander : « S’il te plaît, dessine-moi un goujon ». Au moins deux fois, elle a répété : « S’il te plaît, dessine-moi un goujon ». Et dans mon demi-sommeil, je percevais comme une incongruité. Pourquoi le dessiner ? Ça n’apporte rien de dessiner un goujon. On fait ça à l’école primaire, dans les premiers cours de techno. Et ce n’est pas ça qui concrétise la pièce ; faudrait une imp3D. La demande m’a paru tellement idiote que je me suis réveillée. Et là, je l’ai vue, la gamine. Pas plus haute que la table, elle était à ma hauteur quand j’étais assise par terre. Et des yeux d’un bleu ! Incroyable. Je croyais qu’il n’y avait pratiquement plus d’épice sur Arakis, mais ses yeux…

Il s’assit, l’air songeur.

— Il n’y a plus d’épice exploitable sur la planète, mais il y a toujours des vers. Mais pas dans le secteur où tu t’es perdue ! J’ai l’impression que tu as fait un rêve éveillé.

— Mais Monsieur To, comment j’aurais fabriqué le goujon ? Je n’avais rien sur moi pour créer une pièce de précision, avec un pas de 0.02 mm, en plus, c’est de l’ultra fin. Je n’avais pas un seul outil capable de tailler un morceau de métal pour arriver à un tel résultat !

— Et ta prothèse ?

— Elle ne fait pas tout. D’accord, ça me donne une main gauche capable d’une grande précision, mais ce n’est qu’un robot suisse. C’est mieux qu’une main bionique, avec plein d’options, sauf celle qui permettrait de fabriquer quoi que ce soit à partir de rien. Quant à extraire la silice du sable, ce n’est pas prévu. J’ai vérifié.

— Admettons. La gosse te demande de dessiner le goujon, tu le fais sur le sable ?

Elle se renversa en souriant.

— Non. Sur le coup, je lui ai répondu : « Ce qu’il me faudrait, c’est plutôt un aimant ! »

Elle redevint sérieuse.

— Elle a juste répété « S’il te plait, dessine-moi un goujon ». Je l’ai regardée sans trop savoir où était la blague. Et là, oui, j’ai fait un vague dessin de goujon sur le sable, sans mettre les cotes. la gamine ne disait pas un mot. Elle ne s’est même pas intéressée au dessin. J’avoue que ça m’a démoralisée.

Elle s’interrompit, revoyant la scène, le sable, les dunes, l’immensité, et cette enfant sortie de nulle part qui lui demandait un dessin, tout en donnant l’impression que ce n’était pas cela qu’elle attendait.

— J’ai tapoté le sable pour l'inviter à s’asseoir. Elle s’est assise à côté de moi, sans me regarder. Elle attendait. Je lui ai demandé comment elle s’appelait, d’où elle venait, si elle savait où je pourrais trouver un moyen de rentrer chez moi, le genre de questions qu’on pose quand on est perdu. Elle n’a pas dit un mot. C’était comme si elle ne comprenait pas. Ou n’entendait pas. Je me suis relevée. Je l’ai touchée en me relevant ; elle était bien réelle. J’ai fait les cent pas devant en réfléchissant tout haut : « dessiner un goujon, il doit bien y avoir une raison, une gamine qui veut un goujon pour son anniversaire, à quoi sert un goujon, que faire sur Arakis avec un goujon, et un goujon, pas un boulon ou une vis, un goujon, c’est précis, etc. » Et je lui ai demandé en me postant face à elle, restée assise en tailleur : « Tu veux quoi comme goujon ? Quelle longueur, diamètre ? Quelle sorte de goujon ? Un goujon d’ancrage, riveté, à souder ? Pour quel usage ? Avec une tête particulière ? » Elle a haussé les épaules en me fixant de son regard dérangeant, toujours muet. Le pire est qu’elle avait compris, j’en aurais mis ma main valide en jeu. Mais ça ne m’avançait pas beaucoup ; elle ne m’aidait pas.

Elle se tut un moment. Monsieur To attendait la suite, attentif. Elle reprit.

— Je me suis rassise, et comme je ne savais trop quoi faire, je suis revenue à ma boussole. En l’examinant de près, j’ai vu un petit trou, dans le boitier. Je n’y avais jamais fait attention. Puis j’ai pensé que si je ne l’avais pas remarqué auparavant, c’était peut-être parce qu’il n’y était pas. Cela ressemblait aux trous qu’ont parfois certains dispositifs pour qu’on les remette à zéro. J’ai enfoncé dedans l’aiguille de ma prothèse, mais ça n’a rien donné. Le trou m’intriguait. Je jetais de temps à autre un œil à la gamine. Elle paraissait très concentrée sur ce que je faisais. J’ai eu un moment… Déboussolée. L’esprit vide. Je sentais que je frôlais quelque chose d’important, insaisissable. C’est alors, comme ça, sans réfléchir, que je me suis tournée vers elle : « Tu n’aurais pas une imp3D magique, par hasard ? ». Je sais, c’était comme un coup dans l’eau, mais c’est remonté d’une sorte d’instinct. Je ne peux pas expliquer. Elle a sorti une petite boîte carrée de sous sa cape et me l’a tendue. Elle ne pesait guère plus qu’un œuf, comme vide, à peine dix centimètres de côté. Elle était d’un jaune sale, usé. Je ne savais pas quoi faire de cet objet, cela ne ressemblait pas du tout à une imp3D. Aucune entrée, aucune sortie. Juste un cube tout simple. Elle s’est penchée et a appuyé sur un angle. Un écran est apparu, type choix multiple. J’ai sélectionné les formes, et petit à petit j’ai eu le dessin d’un goujon. J’étais assez contente de moi. Je l’ai montré à la gamine en lui disant : « T’as vu ? Tiens, le voilà ton goujon ! » Elle a hoché de la tête, pour approuver, sans plus d'enthousiasme. J’ai continué de jouer avec la boite et j’ai fini par trouver comment jouer sur les dimensions. Puis j’ai pensé… J’ai dit à la gamine : « Je voudrais un goujon du diamètre de ce trou », en lui montrant le trou que j’avais découvert sur la boussole. Elle s’est saisie de la boite, a promené son doigt entre les symboles, un rayon est sorti qu’elle a braqué sur le trou. Elle a continué à passer d'une icône à une autre, puis m’a rendu la boite. J’ai regardé. Les chiffres ne m’étaient pas familiers, probablement dans une unité inconnue, mais ça ressemblait bien à ce que j’attendais. J’ai modifié l’embout pour que ma prothèse ait une prise et j’ai à nouveau montré le dessin à la gamine : « OK, c’est ça que je veux, lui ai-je dit, mais maintenant, comment je fais pour l’obtenir ? » Elle a repris la boite, s'est à nouveau baladée entre la multitude de choix, et une fente s’est ouverte. Elle a pris une poignée de sable et a rempli la fente, puis a attendu, la boite posée sur sa main. Au bout d’un moment, la fente a expulsé ce qui ressemblait à un goujon au milieu d'un tas de cendres fines. Elle me l’a donné et a gardé la boite. C’était vraiment petit. Transparent. Cela me semblait aussi fragile que du verre. De plus, j’étais incapable de savoir si les dimensions étaient bonnes. Sans compter que le filetage avait été défini par la boite. Quelle était son degré d’intelligence, je n’en savais rien. J’ai inséré le soi-disant goujon entre les trois doigts de ma prothèse et l’ai guidée jusqu’à la boussole. Elle a enfoncé le goujon en le faisant tourner petit à petit, très lentement. Durant l’opération, je surveillais à la fois le cadran éteint de la boussole et l’écran de guidage. Comme un miracle, le cadran s’est illuminé. J’ai tout de suite stoppé la prothèse.

— Et la boussole était fonctionnelle ?

— Et la boussole était fonctionnelle. J’étais la première étonnée. J’ai pris la gamine dans mes bras pour la remercier. Elle s’est laissé faire. Je crois que les démonstrations de reconnaissance ne font pas partie de ses habitudes. Je n’arrêtais pas de dire « Merci merci merci ». Elle s’est reculée et est partie. Je l’ai suivie en lui demandant où elle allait, est-ce que je pouvais venir avec elle. Elle ne répondait pas. J’avais laissé mon sac sur le sable. Je suis repartie en courant le chercher. Quand je me suis retournée pour la rejoindre, elle avait disparu.

— Comment ça, disparu ?

— Volatilisée. Ses traces s’effaçaient plus loin. Il n’y avait rien derrière quoi se cacher. Je n’ai pas compris.

— Un enfant ne disparait pas de la sorte. Enfin, en quelques secondes !

— Elle, si. C’était vraiment bizarre… Vous avez déjà entendu parler de cas similaires ?

Il se rassit en se frottant le menton.

— Il y a longtemps… Sur une autre planète… Un petit prince…

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