II - La parole de l'Oracle
Un terrible chambardement suivit promptement l'annonce des fiançailles.
Le palais se mit en branle comme à l'aube d'une bataille. Il ne fut plus question que de préparatifs et de bagages à boucler en vue du départ pour Krivoï. Toute la cour westienne devait escorter la princesse jusqu'à sa nouvelle résidence et ne la quitter que bien après le jour de ses noces. Des différents appartements, chambres et logis qu'occupaient les seigneurs, et même des maisons aux abords du palais s'écoulait une file continue de malles, de coffres et de serviteurs pour les porter. C'était un véritable déménagement, le déracinement de toute une nation heureusement rompue à ce genre d'exercice. Les rois westiens aimant parcourir leur royaume, tout était fait pour être défait, plié, rangé et réarrangé ailleurs. Pourtant, c'était la première fois qu'un départ générait une telle effervescence. Pensez ! Un mariage impérial constituait déjà un événement mémorable, et lorsqu'on ajoutait à cela l'honneur d'escorter la jeune épousée, il y avait de quoi alimenter la fièvre générale. Alors on s'agitait, on remuait la bouche autant que les bras, et les plus dignes membres de la cour n'étaient pas les plus avares de paroles. Chez les serviteurs aussi régnait une atmosphère exaltée à la limite de l'impertinence. On en oubliait son rang, et s'il arrivait par mégarde qu'un seigneur ou une dame bouscule l'ordre frénétique des préparatifs, la plus basse des servantes s'égosillait à son aise sans même qu'on s'en offusque. Même les plus tatillons en convenaient : c'étaient après tout des circonstances exceptionnelles.
Cassimara vécut comme dans un rêve au milieu de ce désordre. Il lui semblait que rien de ces cris et de ce bouleversement ne pouvait l'atteindre. C'était pour elle, tout cela, ces meubles éparpillés dans les couloirs et ces mots chuchotés dont elle ne comprenait que l'excitation enfiévrée, et cependant, elle apparaissait tranquille, comme au-dessus de ces rumeurs.
La vérité était qu'il lui semblait ne plus s'appartenir. En se regardant dans la glace, elle se trouvait changée sans pour autant mettre le doigt sur ce qui était différent. Elle n'était plus elle, ou plutôt, elle était plus qu'elle-même, comme si un charme céleste l'auréolait en permanence, une élection divine qui la tirait de sa condition de mortelle. Etait-ce donc cela qu'être fiancée ? La consécration de tout son être à quelque chose de plus haut, plus spirituel ? Et son coeur lui battait lorsqu'elle comptait les jours qui demeuraient avant le départ pour Krivoï.
Déjà, elle s'impatientait. Elle aurait voulu être tout de suite à la capitale, au milieu de la cour krivoïte, régnant sur tous les coeurs aux côtés de son futur époux. De celui-ci, elle ne connaissait rien, ni les traits de son visage, ni le son de sa voix ; et cependant elle l'aimait déjà. Comment ne pas l'aimer, lui qui l'avait élue comme sa compagne, l'appelant auprès de lui alors même qu'ils étaient à des lieues l'un de l'autre ? Comment n'éprouver aucune reconnaissance face à l'honneur qu'il lui faisait ? Ne l'avait-il pas choisie entre toutes ? Et Cassimara se sentait pleine de gratitude et d'amour pour cet homme qu'elle ne connaissait pas. Qu'importaient sa physionomie et son caractère : il serait Lui, simplement, son époux désigné par les hommes et les dieux. Et Cassimara pleurait dans sa félicité.
Comme c'était la coutume, la fiancée devait consulter l'Oracle avant son départ pour assurer sa bonne fortune et une destinée en accord avec les dieux. Naturellement, ce rite obligatoire tenait davantage du préambule aux noces que d'une véritable inquisition, aussi ne doutait-elle pas de prédictions favorables. Pouvait-il seulement en être autrement, au sein d'un Empire si paisible et prospère que celui-ci ? Il fallait toutefois attendre l'alignement des astres pour que l'Oracle se prononce, aussi le temps dont elle disposait ne fut pas sans interrogation. Elle ne subodorait rien, bien sûr, ce n'étaient que des questions bien naturelles et certainements idiotes, que l'Oracle balayerait d'un seul mot.
On lui annonça un matin que l'Oracle serait prêt à la recevoir dans l'après-midi. Ce fut une effervescence autour d'elle : elle ne pouvait recevoir la parole des dieux souillée de sa condition de mortelle. Elle fut lavée à grande eau et récurée tant et si bien que sa peau se trouva rougie par le crin de la brosse. Puis elle revêtit une tunique de soie claire et se voila de gaze, avant de passer la matinée en jeûne et en prière. On la laissa méditer seule, et ce ne fut que lorsque midi fut largement passée qu'on lui annonça qu'un palanquin l'attendait dans la cour. Le trajet qu'elle accomplit jusqu'au temple se fit rideaux baissées, et pas un bruit ne lui parvint de l'extérieur. Sans doute les gardes avaient-ils ordre de maintenir la populace loin de la princesse ; rien de bas et de terrestre ne pouvait la toucher avant sa rencontre avec l'Oracle. Elle arrivait pure, et sortirait éclairée de la parole céleste.
Les prêtres et prêtresses de la Dame l'attendaient aux portes du temple. Ils l'accueillirent non pas comme une princesse, mais comme une soeur, une autre fidèle venue adorer ses créateurs. Elle les suivit dans le vestibule et les portes se fermèrent derrière elle alors que d'autres s'ouvraient à son arrivée.
Le temple de la Dame était rond, bâti en marbre clair et garni de fresques lumineuses. On y brûlait en permanence des herbes odorantes et le sol était garni de fleurs. Tout y rappelait la vie, depuis la clarté chaleureuse qui régnait du sol au plafond jusqu'aux scènes peintes sur les murs : des printemps et des étés, des moissons abondantes, des naissances heureuses et des veillées en famille. Tout était fait pour rappeler au croyant que le souffle vigoureux de la Dame régnait dans les moindres recoins de l'existence. Tout était vie, et par conséquent, tout était divin.
Ce n'était pas dans la nef que Cassimara devait rencontrer l'Oracle, mais dans une petite salle à l'arrière, dont la porte était dissimulée en trompe-l'oeil. Ce fut là que la laissèrent les prêtres et prêtresses, car elle seule devait connaître la parole de l'Oracle. Devant la porte, un vertige la saisit, et elle dut se reprendre avant d'oser ouvrir la porte. C'était la première fois qu'un dieu allait s'adresser à elle. Grandie dans la foi et la piété, elle avait cependant un sentiment de solitude lorsqu'elle priait, comme si ses voeux s'éparpillaient dans le vide au lieu d'atteindre l'oreille de leur destinataire. Souvent, elle s'était demandé si les dieux l'écoutaient, et bien qu'elle se reprochât ce manque de foi, force lui était d'avouer ses incertitudes.
A présent, elle ne doutait plus.
Elle poussa la porte, la referma derrière elle. L'obscurité de la pièce fut ce qui la frappa en premier, tant elle contrastait avec la blancheur de la nef. Une fois ses yeux habitués, elle constata qu'il ne faisait pas noir, pas tout à fait : le jour filtrait à travers une petite fenêtre à croisillons, et un feu brûlait au milieu de la pièce. De fait, elle pouvait distinguer les murs, ainsi que la plupart des meubles et des tentures. Mais le plus impressionnant était sans doute la chaise haute sous la fenêtre, et sur la chaise, une silhouette longue, couverte de voiles amples. Cassimara reconnut l'Oracle et s'agenouilla.
- Qui es-tu, toi qui demandes une audience aux Divins ? demanda l'Oracle aussitôt qu'elle fut à genoux.
Cassimara frissonna. La voix de l'Oracle était claire, haute, définitivement féminine. Et cependant quelque chose d'impérieux émanait d'elle, comme si elle lui énonçait un ordre plutôt que de l'interroger. La jeune fille répondit d'un ton le plus assuré possible et se présenta.
- Quelle est ta requête, Cassimara, fille de Gauvain ? demanda à nouveau la silhouette drapée. Quelle faveur demandes-tu ?
- Je ne demande qu'une faveur, ô Oracle sapientissime ! Ma condition de mortelle me laisse ignorante, et je supplie humblement les dieux de me faire don de leur clairvoyance.
- Que veux-tu savoir ? Choisis bien, mortelle, car les dieux ne répondront qu'à une question, et leur réponse dépendra de la façon dont tu demandes.
Cassimara hésita un instant. Durant sa matinée de prière, elle avait eu le temps de réfléchir à la question qu'elle poserait aux dieux. Il fallait la formuler soigneusement pour que la réponse soit aussi précise que possible. Un seul mot pouvait être interprété de mille façons, et elle dut trouver les termes les moins ambigus possibles. Finalement, après avoir remué le problème dans sa tête, elle parla :
- Je veux connaître mon destin d'épouse, de reine et de femme.
L'Oracle ne répondit pas. Il se leva de sa chaise haute et gagna le sol. Les voiles qu'il portait donnaient l'impression qu'il flotta plus qu'il ne marcha jusqu'au feux qui crépitait dans le brasero. A la lueur des flammes, Cassimara crut qu'elle pourrait distinguer son visage, mais hélas, L'Oracle portait un masque peint qui le dissimulait entièrement. Même debout, à sa hauteur, il lui était impossible de déterminer précisément sa taille ou sa stature, tant il était enveloppé de voiles. L'Oracle étendit la main et jeta une poignée de quelque chose dans le feu, ce qui eut pour effet de créer tant de fumée que Cassimara eut la gorge irritée. Mais l'Oracle inspira profondément à plusieurs reprises, puis parla à nouveau, la voix cette fois changée en un chant monocorde.
Voici la fidèle qui s'avance vers vous,
Mortelle, basse et vaine, ignorante de tout.
Son désir de connaître un destin tout tracé
Par les soins de ses dieux, créateurs adorés,
La pousse à demander de très humble façon
La parole céleste, et le verbe et le nom.
Ce fut tout. A genoux, Cassimara attendait, n'osant rien dire, pouvant à peine respirer au milieu de la fumée entêtante. Elle devina pourtant qu'il valait mieux s'abstenir de tousser, et suffoqua le plus discrètement possible sous son voile. De longs moments de silences entrecoupés de psalmodies incompréhensibles s'écoulèrent. Puis, alors que la jeune fille sentait à quel point ses genoux, sur le marbre froid, lui faisaient mal, l'Oracle s'approcha d'elle et lui saisit le visage.
- Te voilà prête à recevoir la parole des dieux, dit-il, et Cassimara vit alors que le masque avait deux trous qui lui permettaient de voir les yeux.
Le destin d'une femme a souvent trois volets :
Une épouse, une mère, une dame attachée
Au destin d'un mari, d'un père et d'un seigneur :
D'un homme auquel elle se soumet à toute heure.
Mais ce n'est pas ce fil que suit cette princesse
Dont la trame se rompt, se divise sans cesse.
Où va sa soumission ? Nul ne saurait le dire
Si ce n'est à son coeur, à son âme et son ire.
La colère t'anime, amertume te mène,
C'est à la vengeance que sera ton hymen.
Par deux fois tu diras les sacrements nuptiaux
Par deux fois de ta main s'échappera l'anneau
Par deux fois tu rompras les liens par toi noués
Et ta bouche dira où va ta loyauté.
Les mains tièdes et moites lâchèrent son visage. L'Oracle recula, la laissant esbaudie sur le marbre. Il revint à sa chaise haute sans une parole ni un seul regard pour elle.
- Quoi ? C'est tout ? articula-t-elle.
- Les dieux ont parlé. Tu as demandé et voilà leur réponse.
- Mais je ne sais rien ! Les dieux ne m'ont rien dit, sauf des choses insensées qui n'avaient rien à voir avec ma question !
- Détrompe-toi, Cassimara, fille de Gauvain. Ce fut un présage très révélateur.
- Je ne sais même pas si les dieux approuvent ce mariage.
- Les dieux ont parlé d'hymen. Ils en ont même évoqué deux.
Elle allait protester, mais l'Oracle l'interrompit.
- Je n'ai plus rien à te dire; va-t-en.
Elle hésita, se redressa et quitta la pièce. Une clarté lancinante l'éblouit aussitôt, et les fils et filles consacrés de la Dame l'entourèrent. Elle traversa la nef d'un pas vif, remonta sur le palanquin et s'apprêta à tirer les rideaux pour se garantir de la lumière, lorsqu'un serviteur essoufflé accourut à elle.
- Madame ! s'exclama-t-il après s'être arrêté net pour la saluer. Que doit-on annoncer ?
Cassimara hésita un instant. Que pouvait-elle dire, après tout, de ce que l'Oracle venait de lui révéler ? En fait de réponse, ce n'était qu'une énigme supplémentaire. Il fallait pourtant annoncer quelque chose. Elle prit le parti de révéler la seule chose dont elle était à peu près certaine et, s'efforçant de donner une assurance à sa voix, se redressa tant qu'elle put.
- Dis à la cour que les dieux ont prédit mon prochain mariage, déclara-t-elle, et qu'il faut hâter les préparatifs immédiatement !
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