1.2 Azul - C'était le Maroc
Quand j'ai repris conscience, crois-le ou non, je flottais comme une planche au large de la Méditerranée. Même aujourd'hui, je n'ai absolument aucune idée de comment je suis arrivée là, si loin de Burgos.
Par instinct, j'ai nagé, nagé, nagé, sans chercher à savoir si j'allais vers une côte ou non. Je pensais de toute façon finir par mourir à mon tour, et rejoindre bientôt mon enfant.
L'épuisement attendu n'est jamais venu. Je nageais. Encore, et encore. La journée a passé, puis la nuit, et j'ai fini par échouer sur une plage rocailleuse.
C'était le Maroc. Un groupe de femmes a couru vers moi en criant en arabe. Elles m'ont couverte pour cacher ma quasi-nudité et m'ont emmenée avec elles.
Je les ai laissées me soigner, plusieurs jours durant, sans rien dire, encore toute à mon chagrin. Parfois, des larmes coulaient de mes yeux et les femmes joignaient leurs mains et pressaient leurs têtes contre la mienne en signe de compassion. C'était fou, des femmes qui ainsi, sans rien savoir, s'occupaient de moi comme d'un oiseau blessé.
Au fil du temps, je me suis sentie changer. Comme si je sortais d'une peau pour en vêtir une autre, je me suis fondue dans le paysage. Ça n'a pas été difficile : mon apparence se confond aisément avec celle d'une nord-africaine, j'ai d'ailleurs sans doute dans mon sang quelques gouttes de ces rivages musqués. J'ai appris la langue et les coutumes. Je suis même tombée amoureuse. Comment, à quarante ans, pouvais-je avoir l'air assez jeune pour être fille à marier ? À cette époque, je pensais que l'amour m'avait redonné la jeunesse. Et j'ai épousé, sans rien dire de mon passé, un jeune homme aux yeux noisette qui m'a fait vivre de tendres instants.
Mais si mes traits s'étaient lissés, mon corps, lui, n'était plus capable de produire les fruits d'une union maritale. Au bout de trois années, on a autorisé mon époux à prendre une seconde femme, qui l'a comblé de sept enfants. Je m'en suis occupée, mi-jalouse, mi-fière de n'être restée mère que de mon Lope. J'ai pris soin d'eux et de leur mère, de vingt ans ma cadette, jusqu'à ce que les gens du village commencent à jaser.
Les enfants grandissaient, leur mère vieillissait, mon mari grisonnait. Et moi, bien au contraire, je voyais chaque jour mon teint s'adoucir davantage. Disparues, les plissures au coin des yeux et de la bouche ! Raffermie, la peau flasque de mes bras. Et la graisse qui faisait mes rondeurs et que mon alimentation aurait dû entretenir se volatilisait sans raison pour laisser place à une musculature étonnante. Je dois dire, même, terrifiante. Tu en sais quelque chose.
Mes cheveux se sont mis à pousser à une incroyable vitesse. Je les coupais chaque matin pour qu'on ne remarque rien. Mais quand mes ongles et mes dents se sont allongés à leur tour, j'ai fui sans demander mon reste.
Je ne sais toujours pas comment mon sang a changé. Ce qui s'est passé entre la mort de mon fils et mon réveil dans la mer restera à jamais un mystère.
Comme beaucoup, en tout cas, j'ai mal vécu mes modifications corporelles. Je me voyais laide, monstrueuse. L'hyperexaltation de mes sens me torturait. J'ai voulu, sans succès, mettre fin à mes jours. Je me suis mise à errer dans les endroits les plus sauvages possibles, pour ne croiser aucun être humain, jamais, et ne pas avoir à répondre de mon apparence.
Sans le savoir, j'ai dû traverser tous les pays du Maghreb, la péninsule arabique, et remonter ensuite à travers l'Asie centrale, jusqu'au cœur des montagnes du Caucase.
Vêtue d'une simple robe azur volée sur un fil pendant mon voyage, je n'avais ni froid, ni chaud, ni faim, ni jamais mal à mes pieds nus dans les pierres et les épines.
Pour me distraire, je suivais les troupeaux de chevaux, les chèvres et les oiseaux. De temps à autre, un groupe d'humains passait. Leur odeur forte les rendait faciles à détecter, je les évitais donc au maximum, mais lorsque le paysage me permettait de me cacher, il m'arrivait de les observer vivre.
Une nuit, pourtant, sans qu'aucune odeur ne m'alerte, je suis tombée sur un homme, assis sur une pierre, seul, sans feu, sans lumière, sans même un sac. Il était vêtu, bien que peu chaudement. Une barbe masquait en partie ses traits, ses boucles noires retombaient n'importe comment sur ses oreilles et son front. Il avait les jambes écartées et les mains posées sur les genoux, dans une posture confortable, mais son immobilité était trop parfaite.
Etonnée qu'il ne sente ni la sueur ni les fluides humains habituels, je cherchais à m'approcher davantage, persuadée qu'il ne serait pas difficile de passer inaperçue.
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