- Tu vas me dire ce qui s'est passé ?

Il a d'abord haussé les épaules, puis j'ai vu ses pommettes se crisper sous la douleur et ses yeux noirs se lever au ciel, comme s'il se traitait d'idiot.

D'un geste rouillé, il a sorti de la poche de son pantalon une feuille de papier pliée en plusieurs fois et me l'a tendue. C'était une lettre explicative. Bien sûr, parler en bouchant un trou dans son poumon n'était pas adapté à de longs monologues, et son état ne permettait pas d'utiliser une langue signée. Calmement, j'ai commencé à lire, à voix haute, pour lui laisser le loisir d'intervenir s'il le souhaitait, et pour déchiffrer sur ses traits les expressions qui accompagnaient son récit.

- « J'aurais dû mieux écouter quand tu m'as parlé de ta rencontre avec Sasori. J'aurais dû prendre au sérieux ta description, au lieu de croire que tu étais facilement impressionnable. Et j'aurais dû comprendre au détail du claquement de doigts, qu'elle était à la solde de Svenhild. Voire carrément à son service. »

Je me suis interrompue pour le regarder, mais Elazar avait fixé son regard dans le vide, d'un air pensif que je ne lui avais jamais vu et que je n'ai jamais revu depuis.

- « Svenhild, ce n'est pas grand chose. J'aurais pu la réduire à néant sans gros efforts. C'est ce que j'avais prévu. La tuer tout simplement. Broyer sa cervelle, et laisser son corps inanimé en pâture aux mouettes. »

Un peu choquée, j'ai marqué un nouveau temps d'arrêt. Inutile de te le cacher plus longtemps : c'est ainsi qu'on tue les nôtres. Privé d'un cerveau en état de marche, le corps ne reçoit plus d'information, il n'est plus qu'une marionnette sans fils. Généralement, les animaux finissent joyeusement le travail et il ne reste plus trace de la créature assassinée. Si nous le faisions pour libérer ou neutraliser des Incontrôlables, jamais il n'avait été question d'éliminer quelqu'un pour ses idées. Mais il n'était pas temps de faire la morale à Elazar. Je savais qu'il était dans une colère noire au moment de sa décision, même si elle ne m'avait pas parue justifiée. Je ne sais rien, ni alors ni maintenant, du passé d'Elazar et de ce qui a affolé son coeur, lui qui d'ordinaire avait toujours l'esprit clair.

- « En arrivant au laboratoire, je ne lui ai pas laissé le temps de me parler. Je suis arrivé bien trop vite pour qu'elle puisse agir, et ma main se refermait sur sa gorge insolente quand je me suis senti violemment tiré en arrière. Le reste est allé très vite. J'ai entendu Svenhild hurler "Tue-le, Sasori ! Tue ce misérable cloporte !" et, bientôt, mon corps a été détruit. Je ne saurais même pas dire quelle partie a été brisée, tranchée ou transpercée en premier. Je me souviens juste de m'être débattu dans le vide, incapable de la sentir ou de l'entendre. Je n'ai rien vu, d'ailleurs, que sa rapide silhouette, insaisissable. J'étais l'ours contre les abeilles. Elle était trop rapide, trop impitoyable, je n'avais aucune chance. Mon esprit a dû fuir la douleur, car j'ai perdu connaissance. Ça ne m'était jamais arrivé. Jamais. Et pourtant, tu dois me croire, j'avais déjà souffert le martyre. Mais comme ça... n'importe quel humain serait mort dès le premier coup qu'elle m'a assené. Chose incroyable, pourtant, mon cerveau est intact. Mon visage était coupé de toutes parts, mais rien n'avait passé la barrière de mon crâne. Je me suis éveillé au pied d'une falaise. Un animal me grignotait la viande. Il a fui avant que je puisse ouvrir les yeux. Je n'ai pas su bouger pendant un moment. Je pense deux bonnes semaines, le temps que les blessures les plus superficielles se referment. Le temps que les artères se réparent. Il a fallu faire appel à toute ma volonté pour me redresser sur une colonne vertébrale en morceau de la nuque au coccyx. Mais il fallait que je remette tous mes os à peu près en place si je ne voulais pas me retrouver définitivement tordu et handicapé. Cette partie-là, je l'avais déjà expérimentée, mais quand chaque partie du corps est à replacer, la douleur semble tout bonnement interminable. J'ai mis au moins deux semaines de plus à me reconstituer un squelette à peu près ressemblant à l'original. Et après ça, il a fallu attendre que les os brisés se ressoudent, que les tendons se reforment. Les parties arrachées n'ont évidemment pas repoussé. Sous ma peau, à droite, j'ai trois moignons de côtes. À cause de ça, l'énorme trou de mon poumon met du temps à se refermer. Aujourd'hui, il est tout petit, mais je pouvais y passer deux poings, et comme rien ne le maintenait, il s'est rouvert plusieurs fois. Quand j'ai pu me resservir de la mécanique, j'ai décampé de cette falaise puante avant que Svenhild n'aie l'idée de venir vérifier le travail des bêtes. »

Une sorte de tentative de raclement de gorge qui ressemblait davantage à un grognement atrophié me fit lever la tête. Elazar avait les sourcils froncés, comme contrarié. Il bouchait son trou au poumon.

- J'ai trop écrit, ça ne sert à rien. Ça suffit.

Respectueusement, je repliais la lettre et la rangeais dans ma poche. Elle m'était adressée, c'était à moi de décider si je lisais la suite ou non. Mais il avait le droit de ne pas vouloir assister à ma lecture.

Le silence s'est de nouveau installé. J'étais ébranlée par son aventure. Le sentiment de malaise face à Sasori était justifié. Mon immobilité m'avait peut-être sauvé la vie, d'ailleurs. Si Elazar avait survécu, bien qu'au prix d'une horrible torture, nul doute que j'aurais succombé et qu'à l'heure actuelle il ne resterait plus rien de mon corps que quelques os flottant sur l'océan.

Plus qu'une femme à la solde de Svenhild, Sasori était une arme. Un missile à tête chercheuse qui, une fois qu'il vous avait dans sa ligne de mire, était sûr de ne pas laisser un gramme de votre peau intact. Avec elle à ses côtés, ce n'était pas étonnant que Svenhild se sente pousser des envies de puissance. Je commençais à réaliser que notre position était extrêmement délicate.

- Que va-t-on faire ?

Le visage penché vers le sol, Elazar m'a répondu sans articuler.

- Je pense que nous ne devons pas la lâcher des yeux.

- Et comment tu comptes faire ? L'espionner est vain, et elle ne sera pas facile à attendrir après que tu as essayé de la tuer.

Silence.

- À moins que tu ravales ta fierté.

Silence.

- À moins que tu lui fasses croire que tu as retenu ta leçon, et que tu ploies le genou devant elle. Qu'on lui jure allégeance, tous les deux. De cette façon, nous aurons toujours un pied dans ses activités. Nous pourrons deviner ses intentions au sujet de Naïl et Lesia, et les retarder, ou les contrecarrer avec un peu de chance.

Silence.

- Qu'est-ce que tu en penses ?

Silence.

- Zar ?

Le geste qui conduit sa paume vers son poumon droit fut extrêmement lent. Me répondre lui arrachait le cœur.

- Je pense que tu as raison.