2.3 Lesia - Fuite

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J'ai gardé l'habitude d'aller réveiller mon frère. Mais s'est ajoutée celle de prendre une grande inspiration avant d'ouvrir la porte, la boule au ventre, pour regarder directement le lit, espérant de toutes mes forces que l'ouverture des rideaux ne dévoilera pas un nouvel horrible mystère.

Mais souvent, on a beau espérer... Quelques mois passent, et l'horreur revient. Je le trouve cette fois, en larmes, assis, les genoux relevés dans ses draps rougis. Sa lampe de chevet éclaire la scène quand j'entre dans la chambre, et je me garde bien d'y apporter plus de lumière.

Un long moment, je reste immobile, en me demandant si j'aurais la force de recommencer. Ou même la force de bouger. Je ne sais pas s'il m'a vue. Il continue de sangloter tout seul, le poing gauche serré sur quelque chose que je ne vois pas. Enfin, mes muscles tendus s'actionnent, et je m'approche d'un pas raidit par la terreur. Quand j'atteins le baldaquin, ma main se porte a ma bouche pour empêcher un son d'en sortir, sans grand succès : dans ses doigts aux articulations blanchies, une mèche de cheveux noirs poissés de sang.

Mes dents se plantent violemment dans mes lèvres pour retenir mon mouvement de recul. Sèchement, j'attrape le bras de mon frère et l'oblige à ouvrir les doigts. Je lui arrache la mèche de cheveux et la jette loin de nous d'un geste horrifié.

Ses lèvres bougent, il bafouille des mots désordonnés. J'essaie de ne pas entendre, mais je comprend qu'il ne voulait pas lui faire de mal. Il dit tantôt "il", tantôt "elle". Il dit tantôt "l'enfant" tantôt "la vieille". Il mélange les langues. Il dit qu'il y avait trop d'informations. Trop d'un coup. Qu'il n'arrivait pas à penser. On lui parlait, mais il entendait sans compendre. On criait. On lui disait d'arrêter. Et on s'agitait. On s'agitait trop. Alors, pour que ça cesse... A ces derniers mots, mes paumes se plaquent contre mes oreilles et mes paupières se ferment très fort.

Je ne sais pas combien de temps je reste ainsi, mais quand je rouvre les écoutilles, je remarque que Naïl a du sang sur le menton. Alors, d'une main tremblante, je tend les doigts vers sa lèvre supérieure. Il ne dit rien. Il me regarde avec un air d'une insupportable et sincère innocence. Quand je les dévoile, ses dents me semblent normales. Les canines sont juste un tout petit peu plus longues, mais pas davantage que chez certains humains. Par contre, elles sont très pointues. Comme celles d'un chat, ou d'un chiot. Et ses incisives sont très tranchantes.

- Tu as mordu ?

Ma phrase s'est soufflée presque malgré moi. Un long moment, il continue de me regarder en silence, l'air complètement égaré. Et puis, il entrouvre les lèvres pour formuler une réponse.

- Je ne sais pas.

Mais les mots se noient dans un flot de larmes brûlantes.

Après l'avoir aidé à dissimuler une seconde fois sa nuit sanglante, je conviens avec lui que le problème est peut-être dû à la condition héréditaire que papa nous a refilé. Du coup, je prend mon courage à deux mains et me risque à en parler. Et papa, grave mais calme, me prend dans ses bras, émus par ces expériences qu'aucune fillette ne devrait vivre. Les mois suivants, je me sens soulagée. L'angoisse est toujours là, mais le poids sur mes épaules s'est allégé. J'ai toute confiance en mon père, il réparera Natanaïl, c'est certain.

Le matin, désormais, je ne suis plus seule pour rendre visite à ce frère qui n'a plus rien de joyeux. Papa s'efforce d'apporter un peu de gaieté, tout sourire, lorsqu'il nous enlace pour que nous nous réjouissions que rien ne soit arrivé. Le plus souvent possible, il l'accompagne au lycée, allez et retour. Mais parfois, son travail l'en empêche, et je suis frustrée de ne pouvoir le remplacer, parce que mon école est bien trop loin pour le rejoindre à temps.

Mais, de cette façon, près d'un an passe sans que Naïl ne perde le contrôle.

Le temps pourtant ne change rien à l'affaire. Notre garde est baissée au moment où il rechute, et je ne soupçonne rien quand Naïl ne rentre pas tout de suite du lycée. C'est la fin de l'année, c'est normal qu'il traîne un peu avec ses amis, et comme ses amis ne soupçonnent rien, c'est qu'il n'a jamais été violent ni avec, ni devant eux. Sauf que, quand il rentre enfin, deux heures plus tard, ses pas lents traînent comme ceux d'un homme ivre dans l'allée. Son regard est éteint, et il titube, il trébuche à chaque pas. Papa est encore au travail. Moi, je fais mes devoirs dans le jardin, avec Grany qui se met aussitôt à hurler.

- ELENA ! ELENA !

Maman accourt et se fige, comme statufiée, en haut des escaliers qui descendent à la cour. Son visage se décompose au spectacle de son fils s'effondrant au sol, la bouche et les doigts rouges d'un sang encore frais, les cheveux trempés de sueur et haletant comme un chien.

Je voudrais me précipiter vers lui, mais Grany me retiens par l'épaule et me serre contre elle, comme si j'avais besoin d'être protégée de ce spectacle. Si elle savait ! Si elle savait comme j'ai vu pire ! Je m'arrache à son étreinte.

- Il a besoin de moi.

- Lesia !

Ma mère me suit de près. Nous nous penchons toutes les deux sur Naïl, qui se met à retrousser les lèvres et à grogner, comme un chien sur la défensive. Sans hésitation, je le gifle. Il se redresse, menaçant, je le gifle encore, et encore une fois, de toutes mes petites forces.

- Lesia !

Ma mère retient mon poignet, horrifiée. Mais Naïl secoue la tête sous la troisième gifle, et ses paupières papillonnent. Il semble nous voir de nouveau. Et à chaque seconde, ses yeux s'écarquillent un peu plus. Il bondit sur ses pieds, regarde maman en ouvrant la bouche, le visage tordu d'horreur. Deux secondes passent seulement, figée dans ma mémoire, avant qu'il tourne les talons et s'enfuie à toute vitesse. Ni maman ni moi ne sommes assez rapide pour le poursuivre.

Je suis trop inquiète pour pleurer ou parler à maman. Dans cet état, Naïl a toujours été à ramasser à la petite cuiller, et voilà qu'il s'est échappé. Qu'il est quelque part, tout seul, on ne sait où.

Quand papa rentre du travail, maman m'envoie dans ma chambre pour qu'ils puissent parler. Je comprend qu'il a gardé tout ça secret. Jusque là, je n'en était pas sûre, et je trouvais qu'elle masquait remarquablement bien son angoisse. Je pensais que, peut-être, ne pas en parler était une sorte de stratégie éucative... Je ne pensais pas que Papa était capable de cacher des choses à Maman, surtout d'une telle importance. Mais après tout, je ne pensais pas en être capable non plus.

Ce temps passé dans ma chambre ne dure sans doute pas plus d'une heure, mais il me paraît terriblement long. Et il se répète le lendemain, et le surlendemain, sans aucune nouvelle de mon frère. Crispée par l'appréhension, je guette par la fenêtre, en priant pour qu'il ne soit pas parti pour toujours.

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