2.5 Lesia - Incontrôlable
Je ne verrais pas Natanaïl, ce soir là. Papa me reconduis à la maison, en le laissant aux soins d'Ezéar.
Je ne sais pas quoi penser. Je suis perdue. La réaction de maman m'a choquée. Tant qu'on n'avait pas mis de mots sur ces crimes... Maintenant, ils résonnent dans ma tête comme un écho, c'est la porte ouverte aux cauchemars et aux crises d'imagination les plus terribles.
Les jours passent. Natanaïl reste toujours enfermé dans le pavillon, avec l'Ours. Grany ne sait rien de la présence d'Ezéar mais elle est de plus en plus nerveuse. Je la surprend tantôt à faire les cent pas dans la cours, tantôt à scruter ma mère des yeux comme si elle pouvait en tirer des conclusions. Par chance, ni Evan ni Mark ne décident de faire une apparition surprise.
A force de demander, j'ai obtenu de voir mon frère une fois par jour. Je lui apporte de la nourriture, mais il ne me regarde pas et refuse de décrocher un mot. Il reste assis par terre dans un coin de la pièce, le regard vers le sol ou vers le mur. Parfois, il fusille du regard un Ezéar rieur qui lui lance des piques d'une légèreté inappropriée. Le feu que je vois dans ses yeux verts me fait généralement écourter mon séjour. J'ai du mal à reconnaître, dans cette créature sauvage et muette, mon éternel compagnon de rire et de jeu.
Papa avoue qu'il ne sait pas vraiment ce qui se passe. A l'exception de cette absence de contrôle et de l'aspect étrangement aiguisé de ses dents, Naïl ne présente aucun symptôme de développement de sa condition. Pas de baisse de la température, pas d'hyperexaltation des sens notable, ni de développement musculaire spontané ; c'est toujours un jeune garçon un peu sec, pas plus fort que n'importe lequel de ses camarades, aveugle dans l'obscurité et sourd aux murmures éloignés. Et pourtant ce sont en général les premiers changements, bien avant la mise à l'épreuve du contrôle des pulsions.
Une fois, je surprend une conversation brutale entre maman et Ezéar. Elle ne met jamais les pieds dans le pavillon et ne s'en approche que rarement mais, ce jour là, agitée et fébrile, elle s'est aventurée jusqu'à la porte pour essayer de tirer les vers du nez à l'Ours gardien. Elle lui dit qu'elle sait qu'il force la nature. Elle lui demande ce qu'il fait, habituellement, quand il est confronté à un semblable dangereux et hors de contrôle. Au début, Ezéar le prend à la rigolade, et se moque de son air échevelé. Je comprends peu à peu que le rire est un outil pour lui. Un outil pour contourner les drames. Mais maman insiste, et à force d'être titillé, des grognements de contrariété s'échappent de la gorge de l'Ours. Bien qu'imprévisible, je sais aujourd'hui qu'Ezéar a un self-control impressionnant, compte tenu de son degré d'émotivité, et que la grande majorité de ses accès sont des coups de théâtre. Mais à cet instant, il me fait encore peur, et je crains que ma mère ne le pousse un peu loin. Pourtant, il conserve un ton parfaitement calme, quand il finit par lui avouer la vérité :
- On les tue.
Silence. Mon cœur s'est arrêté.
- D'abord, on essaye de les aider, mais la plupart du temps ils sont irrécupérables. Alors on les élimine, purement et simplement.
Silence.
Le visage grave de ma mère n'a pas cillé. Je m'enfuis, en la voyant ouvrir la bouche, terrifiée à l'idée de ce qu'elle pourrait répondre à ça.
Deux horribles semaines plus tard, je trouve Natanaïl dans le pavillon en train de faire les cent pas, en nage, les yeux rougis et luisants, comme un fou. Quand il lève les yeux vers moi, pour la première fois depuis tout ce temps, ce n'est que pour remarquer l'entrebâillement de la porte dans lequel je me trouve, figée dans mes mouvements. Je m'efforce de lui sourire, espérant que peut-être, ce contact visuel aura sur lui un effet bénéfique. Une lueur indéchiffrable passe dans son iris vert. Mais une seconde plus tard, il se précipite vers moi, me passe à côté et pousse brutalement la porte pour s'enfuir au dehors. Je retiens un cri, en m'écartant pour ne pas risquer d'être bousculée. Mais un hurlement le remplace. Celui de Natanaïl, très vite couvert par un éclat de rire puissant. Un rire féminin.
Affolée, je lâche mon sac de provision et me jette dehors. Le spectacle qui s'offre alors à moi m'horrifie : mon frère est à genoux au sol, l'avant bras brisé en deux comme un bâton, formant un angle droit parfait. Sa main inerte est tenue avec beaucoup de douceur par une femme immense, presque aussi grande que mon père. Elle se dresse de toute sa hauteur devant Natanaïl, affichant un sourire maternel malgré son apparente supériorité teintée de mépris. La longue tresse blonde rabattue sur l'avant de son épaule et qui descend jusqu'au ventre fait frissonner ma mémoire d'une force glaçante. Lorsque son regard quitte mon frère pour venir se poser sur moi, je redeviens l'espace d'une seconde la petite fille fascinée par cet œil bleu et cet œil brun qui ne disaient pas la même chose.
- S... Svenhild.
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