3.4 Ian - Hiver
Hiver 2014
L'Ours est venu, ce soir. Bien qu'humanoïde, c'était l'Ours. Celui de mes rêves. J'en ai la certitude.
Il était là, en bas de ma rue. Il a toqué à ma porte, sa voix grondante s'est adréssée à moi. Il m'a dit de me souvenir. Il m'a dit qu'il était temps. Et ses yeux noirs presque sans blanc m'ont sondé avec une telle intensité... Mon corps s'est embrasé. Mon esprit a disparu. Il n'est plus resté que l'air sous mes pieds, la terre trop loin dessous, et toute la vie qu'elle habite.
Et un mot. Natanaïl.
Il est temps que tu te souvienne. Natanaïl.
Je me noie, je crois. J'ignore si ce que je vis, ce que je vois au quotidien est réel. J'en viens à me demander si Max lui-même n'est pas le fruit de mon imagination. Seul sa voix, son souffle et son corps me le rendent palpable. Sa conversation et son étreinte sont les seules choses qui me maintiennent à la surface.
Mais je le vois peu, depuis qu'il a été admis au conservatoire pour étudier la danse à temps plein. Et, sans lui, étudier la biologie n'a plus aucun sens. Non pas que ça en avait, avant, mais jusque là la question ne s'était jamais posée. J'ai cessé de me rendre en cours. Ian ne fonctionne plus, il n'avance plus tout seul. Quelqu'un doit remonter son mécanisme.
Mais personne ne le fait.
A la place, il y a Max qui pose des questions, qui rit, qui s'inquiète.
Il y a la petite femme aux yeux chocolat, qui me sourit quand je la croise dans la rue.
Il y a l'Ours, qui a frappé à ma porte.
Il est temps que tu te souvienne.
Natanaïl. Est-ce un prénom ? Ou un mot dans une langue qui m'échappe ?
Natanaïl. L'écrire m'effraie, le prononcer me dégoute. Pourtant il sonnait si doux dans la bouche de l'Ours, tout à l'heure.
Ma peau fourmille encore au souvenir. Je pense que c'était réel. Je pense qu'il était bien là. L'odeur de sous-bois qu'il dégageait embaume encore le pas de ma porte. Il était là. C'était un homme de stature moyenne, large d'épaule, barbu et chevelu , vêtu trop légèrement pour l'hiver. Il était là. Bien réel. Où est-il maintenant ? Pourquoi me laisser ?
Je me sens triste, je crois. La coque autour de mes souvenirs craquelle sous la pression. J'ai peur. Je suis pétri de chagrin sans comprendre d'où il vient.
Encouragé par Max, j'ai rendu visite à ma famille, mais ça n'a rien changé. J'étais toujours Ian. Elena ne m'a pas regardé. Elle ne me regarde jamais. Lesia a butiné de sujet en sujet sans me poser de question. Ierofeï s'est contenté de me sourire sans un mot. Mon subconscient le fait rire et chanter, mais la réalité le montre triste, calme et muet.
Tout était donc comme à l'habitude. Exactement comme Ian décrirait sa famille : un silence, et peut-être un vague haussement d'épaule.
Je me demande si je lui ressemble, à mon père. Si je lui ressemblais le jour où Max est venu s'asseoir sur le même banc que moi. Mais je crois que j'étais bien pire. Ierofeï, lui, sourit encore, a des gestes doux envers Elena ou Lesia, ses expressions changent au fil des lignes quand il lit un livre, et les critiques qu'il écrit ne sont pas vides d'émotion. Seulement il ne produit pas un son, pas un. Même pas un soupir. On dirait qu'il ne respire pas. Et son regard est toujours absent. Lesia dirait vide mais, vide, c'était moi avant Max. L'inexistance à l'état pur. Je suppose qu'aucune expression ne pouvait se lire sur mon visage puisque je ne ressentais rien.
Qu'est-il arrivé ? Qu'est-il arrivé ?
Pourquoi m'avoir laissé, l'Ours ? J'avais tant de questions.
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