3.6 Ian - Natanaïl
Avril 2014
Je m'appelle Natanaïl.
C'est le nom que m'ont donné mes parents.
C'est le nom du petit garçon que j'étais quand nous étions heureux. Le nom que je portais quand j'ai rencontré Svenhild, cette femme aux cheveux non pas rouges mais d'un blond pur et aux yeux dépareillés. Ce nom qui m'a suivi jusqu'aux USA, et que les personnes mortes sous mes mains prononçaient en souriant peu avant que ne commencent leurs cris. C'est le nom d'un enfant qui n'aurait pas dû naître et qui n'a pas su faire face à ses gênes anormaux. Un adolescent disfonctionnel. Détraqué.
La semaine dernière, Ierofeï m'a emmené rendre visite à Ezéar. L'Ours. C'est comme ça que Lesia l'appelle, ma mémoire atrophiée ne se trompait pas. L'ascension silencieuse, au coeur de la Montagne Noire, m'a parue interminable. Ierofeï ne fatiguait pas, il ne marquait aucune pause, ne changeait jamais d'allure... J'ai dû redoubler d'effort pour le suivre, mes muscles m'ont fait mal plusieurs jours après.
A l'arrivée, l'homme aux yeux noirs nous a acceuilli à l'entrée d'une caverne vaguement aménagée. Il nous a demandé ce qu'on foutait là. Je l'ignorais, et Ierofeï a répondu par son mutisme.
L'Ours s'est d'abbord montré détestable, me lançant pique sur pique. J'ai voulu ignorer l'agacement qui montait en moi, mais mon corps insistait, comme s'il s'agissait d'une réponse naturelle. Et quand mon visage s'est finalement renfrogné, celui d'Ezéar s'est illuminé sous la victoire. Il m'a donné une grande tape dans le dos en me souhaitant un bon retour dans le monde réel. Et je me suis souvenu de lui.
En scrutant son visage, je me suis souvenu.
Il était là, depuis le début. Il était là tout le temps. Il a même empêché deux de mes méfaits, sauvé quatre de mes victimes.
Je me suis souvenu, comme je le détestais. Et comme je détestais que ce soit lui qui vienne à mon secours. Je le frappais, je pleurais dans ses bras, l'insultais, m'accrochais à lui, hurlais de rage à son visage et couinais quand il m'abandonnait. Je le détestais... Mais c'était mon ancre. Mes tentatives de fuites répondaient à un instinct qui me faisait souffrir. J'allais vers les informations sans en comprendre le sens, comme un chiot qui met le nez dans un nid de guêpe. Et l'Ours me gardait, de son oeil noir calme, tantôt grave, tantôt moqueur. J'attendais secrètement de lui qu'il me guide. Je voulais être lui : une bête dotée d'une maîtrise de soi irréprochable.
De mon propre père, à l'époque, je n'ai que peu de souvenir. Lesia dit que c'est à ce moment qu'il a commencé à s'effacer, jusqu'à devenir l'ombre qu'il est aujourd'hui. Ezéar. Il n'y avait qu'Ezéar. Toujours là. Constant. Persistant. Vers la fin de mon séjour dans le pavillon, je n'avais d'yeux que pour lui. Je connaissais par cœur ses façons de bouger, ses différents rires, ses sourires qui tantôt masquaient ses dents, tantôt les révélaient dans un laisser-aller qui semblait délivrant. Je sentait sa force retenue quand il me giflait pour me faire revenir au réel, et comme l'autorité vibrait en lui quand je dépassais les limites de sa patience.
Il y était presque. Je sais mieux que quiconque à quel point il s'est approché du but. Avec encore un peu d'effort, il aurait réussi à m'enseigner. Mais Svenhild est arrivée... Dans un moment de crise, où n'existaient pour moi que l'infinité de la Nature, elle a stoppé ma course et brisé mon bras en deux, net, comme une brindille sèche. La douleur violente m'a retransformé en jeune garçon normal, qui serrait les dents pour ne pas pleurer. Je n'entendais plus rien autour de moi, la Nature s'était tue. J'ai lutté longtemps, mais l'inconscience a dû s'emparer de moi, puisque je me suis éveillé dans un petit avion, le bras emplâtré et le corps sanglé à mon siège.
Ce qui est arrivé ensuite est encore flou, mais tout ce qui est clair est déjà bien assez difficile à gérer pour mes émotions.
Max passe ses nuits à me calmer dans ses bras. Il ne dit rien, mais son visage me semble chaque jour plus fatigué. Je lui ai dit que je passerai quelque jours seul avec ma famille, pour le libérer. C'est important d'être en forme pour un danseur, n'est-ce pas ?
Je sais que c'est une excuse. A mesure que mes souvenirs reviennent, sa compagnie devient de moins en moins agréable. Il arrive même qu'elle me soit insupportable. Je m'en veux... C'est un peu grâce à lui si mes souvenirs ont refait surface. C'est lui qui a gratté la croûte de cire sous laquelle je les avais enfouis. Mais que faire ?
Je tiens à lui. Ma tendresse ne s'est pas encore éteinte.
Patience, la solution viendra d'elle-même.
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