1.9 Mahe - Lesia
Nous entrons d'abord dans une cours, où une multitude de chats viennent nous accueillir. Elle leur parle en riant, agréables compagnons de vie. A l'intérieur de la maison, deux autres chats ; des jeunes, vers qui elle se penche pour les caresser. Elle me les présente. Je sens que c'est important pour elle, et je la comprend. Les animaux, c'est différent. J'ai prévu dans un coin de ma tête qu'une partie de mon éternité servirait à mieux les connaître. Je n'ai pas assez pris le temps, jusque là.
- Tu veux une tisane ?
Ça ne devrait pas, mais la question me surprend. Depuis quand n'ai-je rien avalé du tout ? Boire, ça signifie pisser... Bon, mais c'est aussi un plaisir ? Et refuser créerait une distance entre Lesia et moi. Alors soit, j'accepte.
Toute cette réflexion pour une simple tisane. Je crois que j'exagère un peu.
Je me sens un peu mal à ma place, quand je m'assied sur la chaise qu'elle m'offre autour de sa table. C'est une maison qui sent l'humanité. Mais je dois l'avouer, une humanité saine. Il y a un panier de fruit à ma droite. Un bouquet d'herbes séchées dans la cuisine. L'odeur et la vapeur de l'eau qui bout, et qui se verse sur les feuilles de verveine. Dans un bac de sable, elle a plongé des carottes, des poivrons, des courgettes et d'autres légumes de saison. Il n'y a aucun son parasite. Les fenêtres bouchent parfaitement les bruits de la ville environnante. Il n'y a pas de réfrigérateur, même de nouvelle génération supposément silencieux. Pas de télévision à l'écran statique, pas de carillon soit-disant agréable à l'oreille. Pas d'horloge, même numérique. Rien. Juste des chats qui passent et repassent dans la chatière, marchent à pas de velours sur le carrelage brut et ronronnent en se frottant l'un contre l'autre.
Lesia pose délicatement la tasse de verveine devant moi, et passe sa main sur mon épaule en guise d'affection. Je l'entend prendre place sur sa chaise à elle. Elle est habile, mais sa dextérité a tout de même nettement diminué depuis les trente dernières années.
- Alors, qu'est-ce qui t'amène dans mon quartier.
- Rien de spécial.
- Ah ? Tu n'es pas sur une piste ?
- Non...
- On dit qu'une femelle asiatique te cherche partout dans la rue.
Evidemment, elle n'est pas dupe, tout le monde sait bien que Sasori ne me chercherait pas. Elle me trouverait, simplement. Si elle voulait.
- Elle s'appelle Audrey. C'est une jeune hybride qu'Ysha m'a mise entre les pattes.
- Ah ? Pourquoi ?
Je hausse les épaules. A quoi bon répondre ? Ses raisons ne me semblent de toutes façon pas valables.
- Qu'est-ce que tu comptes faire ?
- A propos de quoi ?
Elle rit doucement.
- Je ne sais pas. De ta vie. Tu semble à un tournant.
Ah bon ? Je ne sais pas...
- Mahe, arrête de répondre dans ta tête, je ne suis pas télépathe.
- Je ne réponds pas. Je n'ai pas de réponse.
Silence.
- J'attends qu'Audrey me retrouve.
- Et après ?
- Je l'aiderais.
- A quoi ?
- Je lui apprendrais à être un hybride. Il paraît que c'est ce que font les vieux. Ils aident les jeunes.
- Tu te considère comme vieux ?
- Non. Loin de là. Mais que veux-tu que j'y fasse ? Me voilà passé d'élève à professeur.
Silence.
- Tu penses avoir fini ton apprentissage ?
Mes dents se serrent. Non, évidement, je n'ai pas fini. Je ne l'ai pas retrouvée !
- Je n'abandonne pas. Je prends du recul.
Décidément, les nuances me rassurent. Elles évitent la confusion dans mon esprit frustré. La justesse des choses, c'est important. En tout cas pour ma santé mentale.
- Certain disent qu'enseigner est une bonne façon de mieux comprendre les choses sois-même. Je suis sur le point d'expérimenter cette théorie.
La vieille main de Lesia glisse sur la table pour rencontrer la mienne. C'est injuste, dans un sens, qu'elle soit née avec la molécule et qu'elle vieillisse quand même. Tandis que moi... ou pire, Audrey !
- Tu as des nouvelles de Ian ?
La question est sortie de ma bouche. Lesia me rend trop locace.
Elle soupire, et éloigne sa main.
- Oui... je vais le rejoindre bientôt.
Mon cœur se soulève. Si elle quitte la ville pour la campagne, ça veut dire qu'elle sent réellement la fin approcher.
Entre nous, un silence triste règne pendant quelques minutes.
- Tu...
- Deux-cent-dix-neuf ans, Mahe. C'est quand même pas mal.
Je sais. Ce n'est pas mourir qui est malheureux. C'est perdre. Te perdre. Savoir que nous n'entendrons plus ton rire, que nous ne sentirons plus ta peau, que nous ne partagerons plus rien avec toi.
- Ne pleure-pas Mahe, c'est idiot.
Bien sûr que c'est idiot. Mais c'est plus triste pour moi que pour toi. Toi, tu vas t'envoler, te dissoudre dans toutes choses. Et moi, je vais rester encore jusqu'à ce qu'on m'ouvre le crâne pour en retirer le cerveau. Moi, et Ysha, et Ierofeï, et Ezéar... et Ian.
- Comment-va-t-il ?
- ... Ian ? Il va bien. Il est beau, il est fort, comme papa. Son renouvellement cellulaire est totalement achevé. On pense qu'il ne vieillira jamais.
- Alors pourquoi toi ?
- Parce que je suis un spécimen raté.
Je grimace à outrance en reconnaissant la formulation utilisée par Svenhild pour la désigner.
- Je ne vais pas me plaindre, Mahe, j'ai vécu deux siècles sans jamais tomber malade une seule fois. J'ai pu vous voir évoluer. J'ai été amoureuse, et j'ai été aimée. Et puis, je sais ce que c'est que d'avoir des besoins, que de vieillir et de savoir qu'un jour, je mourrais.
- Nous avons toustes eu ça un jour.
- Mais vous l'avez complètement oublié.
C'est vrai.
- Je perçois les choses très différemment de vous. C'est peut-être pour ça que vous venez me parler et m'écouter. Certains des plus anciens me trouvent même plus sages qu'eux.
Ou peut-être que c'est parce-que c'est toi. Peut-être que nous t'aimons tout simplement.
- Donc, tu vas en Norvège... quand ?
- Pas en Norvège. Ian a dit que c'était trop froid pour moi, qu'il aurait fallu m'y habituer avant. Nous retournons en Grèce.
En Grèce. Là où repose Azul. Là où Sasori m'a conduit. Où j'ai rencontré tout le monde. Alors c'est là que le cycle prendra fin ?
Quel sentiment étrange. On ignore si ça sera dans une année ou dix, mais imaginer un monde sans Lesia...
- Tu viendras ?
- Toutes les trois lunes. Je te le promets.
- C'est trop, tu perdras ton temps.
- Je n'ai que ça, du temps.
- Mais si tu es au milieu d'une piste...
- J'appellerais. Et s'il le faut, j'abandonnerais, j'accourrais.
Silence. Elle est émue. Elle a hésité un instant, comme si elle ne me croyait pas. Comme si elle pensait qu'il n'y avait rien de plus important pour moi qu'une personne qui me fuit. Mais je sais qu'elle sait, au fond, que je ne la négligerais pas.
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