Chapitre 2
Argan ouvrit les paupières. Une douleur sourde lui vrillait les tempes ; elle lui donna la nausée. Un goût de bile au bord des lèvres, il essaya de se pencher, mais la corde qui l’entravait l’en empêcha… On l’avait attaché à une chaise !
Les souvenirs de sa journée lui revinrent en mémoire. L’arrêt au hameau avec son mentor. La discussion au comptoir du gîte. Le visage de l’autre côté de la vitre. Son intuition et sa décision de pister l’adolescent à qui il appartenait. La découverte de la grotte. Le dragon. Sa tentative de rentrer prévenir le chasseur qui l’éduquait. Puis son corps à corps et sa défaite…
La panique lui laissa oublier sa souffrance. Il était impératif qu’il rejoigne Baldur ! Lui seul était habilité à tuer l’abomination. Il s’efforça de se dégager, notant au passage que son manteau avait disparu. Hélas, ses liens étaient trop serrés, il n’avait pas la moindre chance de s’échapper. Les sens en alerte, Argan scruta son environnement.
Il se trouvait dans une chambre de petite taille. Devant lui se dressait un lit aux couvertures tendues. Du coin de l’œil, il entrevoyait une commode sur le mur à sa droite, surmontée d’un nécessaire de toilette. La luminosité était faible, signe qu’il était resté inconscient longtemps. Qui plus est, il devinait qu’une fenêtre se situait derrière lui, car les rayons de la lune avaient l’air de partir de cette direction.
Son intuition lui affirma qu’il était de retour à l’auberge. Comme pour le confirmer, la tenancière entra et éclaira la pièce.
— Ah, tu es réveillé ! se réjouit-elle lorsqu’elle avisa qu’il la dévisageait. Je commençais à croire que cela n’arriverait pas. Il me semble que mon fils n’y a pas été de main morte.
Le souffle lui manqua. Il resta muet plusieurs secondes.
— Alors vous savez ce qu’il cache dans la caverne, chuchota-t-il ensuite.
Un rire lui répondit.
— Nous cachions déjà l’existence de la dragonne à la Guilde avant que Wil soit né ! Vous n’étiez simplement pas censé le découvrir. Enfin, mon garçon a eu le bon réflexe, le mal n’est pas irréparable. Mais cessons de parler de lui, parlons plutôt de toi. Comment te sens-tu ?
Il hoqueta.
— Pardon ?
— Mes notions de guérison sont pauvres. Néanmoins, je suis en mesure de te préparer de quoi soulager ta tête.
— Je n’accepterai rien d’une femme qui dissimule un monstre !
Son interlocutrice s’assit sur le matelas en face de lui.
— Je supputais que tu le prendrais ainsi. Vous les chasseurs, vous êtes si bornés ! Ce « monstre », pour te citer, a été un cadeau du ciel. Nos ancêtres ont conclu un accord que nous maintiendrons jusqu’à la fin. Je regrette que tu aies suivi Wil. Nous préférons de loin vous mener en bateau et vous regarder partir l’esprit tranquillisé. Je suppose que, quoi que je te propose, tu n’accepteras pas de taire ce que tu as vu ?
— Il en est hors de question !
La peur première d’Argan laissa place à la colère. Par quel sortilège un village entier consentait-il à héberger une créature du mal ?
— Tu en es convaincu ? Réfléchis. J’attends que tu te montres honnête, aussi bien envers moi qu’envers toi-même. Oublie la Guilde et l’enseignement qu’on t’y a fourni. Si je t’annonce que les habitants et moi sommes sûrs de nous et que nous ne craignons rien, que notre protégée est inoffensive, ne serais-tu vraiment pas capable de fermer les yeux ?
Le sérieux de sa geôlière le surprit et le doute manqua de s’insinuer en lui, mais il se reprit vite. Aucun dragon n’était inoffensif, son maître le lui avait répété assez souvent. Sa propre bourgade avait été décimée par l’un de ces êtres abjects. Ses parents avaient péri dans les flammes et, sans Baldur, il serait sans foyer à l’heure actuelle.
Argan grimaça. Il lui était impossible de trahir les siens. Il leur devait tout.
— Un monstre est un monstre. Un jour, quand je serai formé, ma tâche sera de les traquer sur le continent. Vous ne m’achèterez pas avec de belles paroles et de vaines promesses. J’ai foi dans les propos que les miens m’ont rapportés.
La tavernière souffla, puis un voile de tristesse passa sur son visage. L’adolescent s’en étonna sans oser lui poser de questions.
— J’aurais essayé… Je suis navrée, mon garçon.
Un poids lui tomba dans l’estomac.
— Que voulez-vous dire ?
— Nous préserverons notre trésor, quel qu’en soit le prix.
Un affreux pressentiment gagna Argan, qui s’agita sur sa chaise.
— Si je disparais, les miens agiront, annonça-t-il.
— En es-tu sûr ?
La mère de son agresseur ne précisa pas le fond de sa pensée. Alarmé par la détermination qu’il percevait dans ses pupilles, il observa la porte, unique échappatoire de la chambre.
— Je n’ai qu’à crier afin que mon mentor vienne m’aider.
— Les murs sont épais et il n’est pas à l’auberge.
Il tiqua.
— Où…
— À ta recherche, pardi ! Imagines-tu donc, un jeune homme fraîchement arrivé, qui ne rentre pas après être parti s’aventurer dans les environs. Certains ont déjà proposé d’organiser une battue demain si tu ne réapparais pas.
— Je me suis perdu, c’est cela votre idée ? Baldur n’y croira jamais.
— Il a des soupçons, il est vrai. Il affirme que tu es débrouillard. Sa méfiance s’envolera quand il découvrira ton corps étendu dans le ravin. La route est traîtresse une fois la nuit tombée. Tu n’as pas eu de chance.
La tenancière prononça ces mots d’une voix forte qui ne trembla pas. Pourtant, Argan perçut le remords sur ses traits et dans ses iris. Il saisit que la situation ne lui plaisait pas, qu’elle agissait sans approuver les événements.
— Vous ne me tuerez pas, affirma-t-il.
— Moi ? Non, en effet. J’ignore qui s’en chargera et je préfère ne pas le savoir. Ton sort se décidera cette nuit, nous procéderons à un vote. Hélas, je devine son issue, chuchota-t-elle. Tu ne nous offres pas le choix. Tu ne pourras pas prétendre que je ne t’ai pas proposé d’échappatoire. Je suis désolée, mon garçon. Sincèrement.
Sans un mot supplémentaire, elle quitta la pièce et verrouilla derrière elle, l’abandonnant.
L’aube ne tarderait pas à se lever et Argan n’avait pas encore fermé l’œil. Sa discussion avec la propriétaire des lieux le tenaillait et son sort l’inquiétait. Au début, il s’était persuadé qu’elle n’était pas sérieuse, qu’elle avait souhaité l’effrayer dans l’optique d’obtenir sa collaboration. Il s’était même juré de ne pas rentrer dans son jeu ! Mais plus les heures avaient passé, plus le doute était venu le titiller. Jusqu’où étaient prêts à aller les habitants de ce hameau pour protéger leur secret de malheur ?
L’apprenti soupira. Il subodorait qu’il ne tarderait pas à le découvrir et une telle perspective ne l’enchantait pas. Il ne comprenait pas par quel tour sa situation avait ainsi dégénéré… Il avait enfin l’opportunité de suivre son maître en mission, de quitter la Guilde et de venger ses parents, et un simple adolescent avait suffi à mettre ses plans en péril ! Voilà qu’il se retrouvait prisonnier et attendait l’instant où ses geôliers décideraient qu’il était temps que son existence s’achève.
Oh, il avait bien appelé à l’aide : il s’était époumoné en vain une bonne partie de la nuit. On ne lui avait pas menti, personne ne réussirait à l’entendre là où il était. Il maudit le village et la curiosité qui l’avait poussé à pister le fils du tavernier.
Un bruit attira soudain son attention. Quelqu’un marchait dans le couloir ! Argan inspira profondément, conscient que l’instant était venu. Il espéra que Baldur découvrirait la vérité, puis se composa une expression digne. Il était hors de question qu’il manifeste son appréhension à ses bourreaux !
L’huis s’entrouvrit, et son assaillant de la veille lui apparut. L’étonnement le gagna. Avait-on désigné un individu à peine sorti de l’enfance afin d’accomplir le sale boulot ?
Wil – il se souvenait que sa mère l’avait appelé ainsi – s’approcha sans un mot. Il tenait à la main une corde en crin, qu’il s’empressa d’utiliser pour lui attacher les poings.
— Je pensais être déjà assez entravé, souffla Argan, agacé.
Seul un reniflement lui répondit. Puis, à sa grande surprise, son visiteur matinal dénoua les liens qui le retenaient sur sa chaise.
— Que…
— Nous n’avons pas beaucoup de temps. Suis-moi et ne tente rien dans le but de t’échapper ou je jure que je t’assommerai plus fort que la première fois. Si on se fait prendre par ta faute, tu le regretteras, crois-moi.
Perdu, Argan acquiesça.
— Nul ne sait que tu es là ? demanda-t-il tandis que Wil le tirait par la corde vers la porte.
— Non. Tais-toi.
— Pou-pourquoi m’aides-tu ?
— J’ai promis de veiller sur mon amie et de la protéger des gens comme toi. Cependant, je ne suis pas un meurtrier, et je ne laisserai pas les miens le devenir non plus !
Argan allait reprendre la parole quand il en fut empêché.
— Silence.
Il obéit. Son « sauveur » l’emmena à pas de loup au rez-de-chaussée, dans ce qu’il devina être la cuisine. Il préférait probablement qu’ils sortent par l’entrée arrière, loin des regards indiscrets. Argan déglutit et pria pour que nul voisin n’ait envie d’effectuer une promenade matinale – il ne donnait pas cher de leur peau si on les surprenait !
Un vent vif lui fouetta le visage et lui rappela qu’on l’avait délesté de son manteau. Il frissonna, mais n’émit aucune protestation. Tout au long de leur fuite au travers des habitations, il retint son souffle, imaginant une présence dans chaque ombre qu’ils croisaient ; même lorsqu’ils s’éloignèrent du hameau, il n’osa se détendre, anxieux quant à son avenir proche.
— Où m’emmènes-tu ? interrogea-t-il son guide.
— Dans la grotte.
Il se figea.
— Qu’y a-t-il ? siffla Wil après avoir manqué trébucher.
— J’étais convaincu que ma mort t’ennuyait. En vérité, tu as peur de te salir les mains. Tu ne désires pas que les tiens ou toi vous transformiez en meurtriers, donc tu choisis de me livrer au dragon. Tu n’es qu’un lâche !
Wil leva les yeux au ciel et tira sur la corde afin de le forcer à avancer.
— Ne dis pas n’importe quoi. Brindille ne te blessera pas et son antre est le dernier endroit où on te traquera.
— Brindille ?
— Ton « monstre ».
Argan perçut le reproche et n’insista pas. Tant qu’il était entravé, mieux valait qu’il surveille ses propos. Si le fils du tavernier était sincère, s’il n’avait pas à cœur de l’éliminer, alors il avait intérêt à ne pas le mettre en colère.
— Avance. J’aimerais qu’on arrive avant que l’aube ne se lève. Aucune âme ne doit nous apercevoir.
Sans un mot, il obtempéra. Quel autre choix avait-il ?
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