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Prendre en filature quelqu’un, ce n’est vraiment pas mon genre. Je n’arrête pas de zieuter mon téléphone pour éviter d’avoir l’air trop suspecte, mais j’ai l’impression que tout le monde me regarde. Reste calme, Coline. Même si tu es en train de faire une sacrée bêtise.
Une bonne dizaine de mètres plus loin, Flavie bifurque pour emprunter un escalier ; je me lance à sa poursuite. Elle descend jusqu’au rez-de-chaussée puis je la vois, derrière un groupe d’élèves, s’engager dans le couloir des enseignants. Merde. C’est vrai que l’infirmerie est là-bas. Il va me falloir beaucoup d’impro et une bonne dose de chance pour espérer y rester ne serait-ce qu’une minute sans motif. J’attends un peu, adossée contre un mur, puis entre l’air de rien dans le couloir silencieux.
Ça sent le café. À croire que les professeurs carburent à ça.
La porte de l’infirmerie est entrouverte, c’est ma chance. J’invoque la technique du sac à dos : je pose mon Eastpak par terre, puis fouille dedans d’un air très sérieux. La plupart des gens ont tendance à ne pas me remarquer quand je fais ça.
Parmi les effluves de café me parvient tout à coup un parfum de roses.
— Et comment tu te sens, en ce moment ?
La voix de l’infirmière est lointaine. Je suis obligée de me concentrer un maximum, mais j’arrive à l’entendre.
— Mieux, répond Flavie. Bien mieux.
— Plus de crise de panique quand tu le vois ?
Des crises de panique ? Flavie ?
— Je reste un peu stressée, mais ce n’est rien comparé à l’année dernière. Je me sens vraiment… plus forte.
Mais de qui parlent-elles ?
— Ça me fait plaisir de t’entendre dire ça, Flavie. Sincèrement. N’hésite pas à revenir me voir si tu sens que tu rechutes.
— Bien sûr. Merci pour votre écoute.
Des pas se rapprochent. Mince ! Je referme brusquement mon sac, me redresse pour le mettre sur mon épaule, mais voilà que Flavie sort et me percute. La pochette qu’elle a dans les mains s’écrase par terre et des feuilles glissent au sol.
— Désolée ! m’exclamé-je.
Nous nous jetons toutes les deux par terre, confuses, et lorsque j’attrape quelques papiers, je ne peux pas m’empêcher d’y jeter un œil. Entre deux ordonnances d’anxiolytiques, j’aperçois un compte rendu psychologique. La peur plante ses griffes dans mon ventre.
— Coline, tu m’as fichu une de ses frousses ! s’amuse-t-elle en me prenant les feuilles des mains. Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je devais… régler une affaire d’inscription. Je crois que je me suis un peu perdue ensuite. Désolée, Flavie.
— T’inquiètes, c’est pas grave ! Je remonte attendre devant la salle de philo. Tu me suis ?
— Ok.
Comme si de rien n’était, elle m’aide à me relever et m’accompagne dans le hall. Malgré tout, je vois bien que ses mains tremblent. Exactement comme quand elle me tenait mon parapluie à l’enterrement.
Les pensées fusent dans ma tête tandis que nous montons au troisième étage. Dans le couloir, beaucoup d’élèves discutent devant leur salle, ceux qui préfèrent ne pas sortir dans la cour. Ils ont bien raison : les nuages qui s’accumulent dehors n’augurent rien de bon.
Devant notre salle de philo – ce que nous y avons passé du temps, en terminale ! un véritable QG – Amaury s’amuse à agiter sa chevelure noire et bouclée sur quelque morceau de rock. Maureen, assise par terre, suit sa performance en riant.
— Coline ! s’exclame-t-elle en me voyant arriver. T’étais où ? Je suis sortie des toilettes et tu t’étais volatilisée.
— Pardon, lancé-je en m’asseyant à côté d’elle. Des trucs administratifs à régler au plus vite, j’avais oublié.
— Ça doit pas être simple de changer de lycée comme ça, me dit Amaury en baissant le volume de sa musique. Pourquoi t’as déménagé ?
— Ma mère… Elle a été mutée par ici. Elle est infirmière.
— Stylé.
Amaury retourne dans sa transe musicale lorsque le refrain revient, grattant une guitare électrique imaginaire devant un public en délire. Un sacré phénomène, celui-là. Je ne peux pas m’empêcher de rire à mon tour quand il s’agite, mais une boule d’angoisse persiste dans mon ventre. Ce qui s’est passé dans le couloir des professeurs reste gravé dans ma mémoire. Où est passée Flavie, d’ailleurs ?
— Eh, Léo-Paul !
Un frisson me remonte l’échine. Roland vient de faire son apparition dans le couloir, accompagné par sa clique, et se jette sur le dos de notre camarade. Léo-Paul manque de chavirer. Flavie, que je retrouve un peu plus loin, fixe froidement des yeux le nouvel arrivant.
Il y a un truc louche entre eux deux. Beaucoup trop louche. Je n’aime pas ça.
— Qu’est-ce que vous faites là, les S ? s’offusque gentiment Léo-Paul. On est entre personnes de culture, là.
— Entre meufs, tu veux dire ? s’amuse Roland.
Mes dents se serrent. Il y a peut-être plus de filles que de garçons dans la classe, mais ce n’est pas une raison pour dénigrer nos camarades masculins. Et puis ça veut dire quoi, sa remarque ? Amaury fronce du nez et s’éloigne sensiblement, branchant ses écouteurs pour s’isoler.
— T’es juste jaloux, tente de se défendre Léo-Paul.
— Évidemment ! Il n’y a que des laiderons en filière scientifique.
Oh… toi… Comment ai-je pu laisser Maureen sortir avec un tel charo ?
Adossé contre un mur, Éric le toxico nous lance un curieux regard et donne des coups de coude à Roland. Le voilà qui s’intéresse à nous, maintenant. Enfin, à Maureen plutôt.
— Tu vois ? Que des meufs canons et hyper intelligentes, souffle Roland. Salut, Maureen. Ça va ?
Oh, là. Je me rends compte que je suis en train d’enfoncer mes ongles dans mon poing. Je suis beaucoup trop tendue. Ça va finir par exploser.
Le souvenir de l’enterrement titille ma colère. Est-ce que je me sentirais aussi euphorique après lui avoir collé mon poing dans sa mâchoire ?
— Salut, Roland, répond-t-elle avec un sourire timide. Ça va. Et toi ?
— Super. Tu sais, je ne mens jamais quand je fais des compliments.
Il se gratte la tête d’un air minable, puis reprend :
— Je ne sais pas si ça te branche, mais dans deux semaines, il y a Thor : Ragnarok qui sort au ciné. Ça te dirait te venir le voir avec nous ? Je crois bien que Marilou et Chaïma viennent aussi.
Il faut que j’intervienne. C’est comme ça que tout a commencé.
— Euh, hésite Maureen, je ne sais pas trop…
— C’est pas grave, s’empresse de répondre Roland. Tu as le temps d’y réfléchir. Donne-moi ton numéro, tu me diras si tu viens ou pas !
Maureen se mord la lèvre, puis hoche la tête.
— Laisse-la tranquille, Roland. Tu vois bien qu’elle n’a pas envie.
La voix de Flavie agit comme un électrochoc : je me lève d’un bond. Pour moi c’est sûr désormais. Roland a merdé. Je ne sais pas quand, je ne sais pas où, je ne sais pas pourquoi, mais il a merdé.
Tout le petit groupe me regarde étrangement.
Je ne le laisserai pas avoir son numéro.
— Coline ? s’étonne Maureen.
Il faut que je parle. Que j’arrête de le regarder dans les yeux comme une folle. Je ne sais pas si c’est de la colère, mais il y a quelque chose qui tape dans mon crâne. Mon nez me pique.
— Arrête, chuchoté-je.
Roland est médusé. Je me rapproche lentement de lui, l’air grave. Il ne doit rien comprendre.
— T’es qui ? parvient-il à dire.
— Dégage, continué-je tout bas. T’approche pas d’elle.
Je le pousse fébrilement en arrière, puis un flash de lumière et de douleur m’aveugle. Comme si un camion m’avait percutée de plein fouet. Je suis projetée contre un mur et je m’écroule par terre. Est-ce qu’il vient de… me mettre une droite ?
— Coline !
— Eh !
— Qu’est-ce qui lui arrive ?
Le monde siffle autour de moi. En me redressant, j’aperçois Roland qui essaie de me relever, complètement paniqué. Maureen me tend un mouchoir.
— Bordel, elle pisse le sang ! s’affole Léo-Paul.
Ahurie, je passe ma main sur mes lèvres ; un liquide poisseux coule partout sur mes doigts, sur mon jean, sur le sol. J’ai à peine le temps de me demander ce qui se passe que je me sens partir dans les bras de Roland.
Black-out.
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