14. Le dessus du piano
Je prends le soin de descendre bien après Jésus et de traîner un peu avec les poules. Lorsque j’entre dans la cuisine avec mon air malade, Jacques s’inquiète :
— Ça va, la Punaise ?
— Oui. Ce sont mes règles qui s’annoncent.
— Tes quoi ?
— Mes menstruations.
— Ah… — Il a l’air embêté tandis que Christophe ne comprend visiblement rien. — Tu devrais prendre de l’élixir de lune.
— De quoi ?
— L’élixir de lune, ça stoppe les menstrues. C’est utilisé par les nonnes et les… et les catins. Mais c’est valable pour n’importe qui.
— Et je peux trouver ça où ?
— À l’officine religieuse. Elle est juste à côté de la Goutte Blanche.
— J’irai cet après-midi si ça va mieux. Je vais rester avec Jésus ce matin.
— C’est une bonne idée. Ça fera de la compagnie à l’Estropié.
Jésus agite les sourcils en souriant.
Je m’assois à côté de mon hôte puis me sers une tranche de pain. Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour ma cafetière ? Je serais capable de danser nue pour un café.
Jacques finit de manger, passe son petit quart d’heure à lire le journal sur le trône, ce qui nous laisse le temps de demander de l’aide à Christophe pour mon projet de spectacle. Lorsque lui et son père nous quittent pour le marché, je retrouve Jésus à son piano.
— Prêt ?
— Oui.
— Il faut un truc rythmé.
Jésus et moi nous accordons sur une petite musique sympathique. Jésus ayant l’oreille et l’imagination libre, il trouve sans mal quelque chose de moderne et frais qui colle au thème.
Lorsque Jacques revient, je l’aide en cuisine, jette les épluchures aux poules, puis entame le service avec Christophe. Les assiettes se vident petit à petit, chacun est bien servi. Alors je me hisse sur le piano. Jésus entame la petite musique, et je danse avec le sourire. Les regards se tournent tous vers moi. Mes muscles amoureux de la danse se réveillent doucement, comme s’ils avaient été confinés depuis des jours. Jésus beugle :
— Messieurs, messieurs, et messieurs ! Spécialement pour vous ! Ce midi, et uniquement ce midi ! Pour cent francs, Fanny ici présente, vous propose de montrer ses épaules. Cinquante francs par épaule ! Allez messieurs ! C’est offert ! Christophe va passer avec une obole !
Pas un mot, tandis que mes hanches continuent à onduler au rythme des touches du piano. Jacques me regarde avec dépit et pourtant un sourire amusé accroché au menton.
— Allez ! Personne n’aime les jolies filles ? !
Une voix hèle Christophe, puis une autre. Le fils du tavernier lance :
— Le compte est bon !
Tout en dansant, je me tourne dos à eux. Comme un papillon sortant de son cocon, une épaule après l’autre, je dévoile mes omoplates, fendues par les bretelles de mon soutien-gorge. Le menton rentré dans l’épaule, je m’assure d’un œil de mon pouvoir de captation. Même les mouches se sont arrêtées de voler.
— Messieurs, messieurs et messieurs ! Pour cent francs supplémentaires ! Pour seulement cent francs, Fanny se retourne et laisse descendre la robe jusqu’aux hanches.
Christophe est hélé de partout. Il hurle par-dessus les exclamations :
— Le compte est bon !
Mes hanches balancent, mes épaules ondoient, tandis que je leurs fais face. Le bras qui maintient la robe la laisse descendre jusque sous le nombril. Les balancements de mon soutien-gorge hypnotisent chacun. Les bouches sont entrouvertes, les yeux pétillent. La musique est enivrante et les effets de ma beauté remplissent mon égo de joie. Jacques semble apaisé, tout aussi captivé.
— Messieurs ! Pour deux cent francs ! Je dis bien deux cent francs supplémentaires ! Pour seulement deux cent francs, la robe tombe.
Christophe passe de table en table. Lorsque le compte s’avère juste, ce qui ne tarde pas, la robe glisse sur le piano le long des mes jambes. Mes mains glissent sur mes cuisses en remontant en caresse sur mes flancs, jusqu’à ce que mes bras se lèvent vers le plafond pour mettre en valeur mes aisselles douces. Mon nombril dessine des cercles avec mes hanches qui bercent ma culotte de droite à gauche.
Un homme à la table la plus proche de nous se lève.
— Combien pour le reste ?
De l’index je fais signe que non, mais continue à danser pour les autres. Soudain, il essaie d’attraper ma cheville. Je me recroqueville contre le mur en criant. Le bras de Jésus balaie l’air et heurte celui de l’homme. Sitôt en contact, il l’amène violemment à lui et lui mord le visage. Un des acolytes de mon agresseur frappe Jésus à la mâchoire, un homme d’une autre table vient le ceinturer. Tout le monde se précipite vers le piano.
Le coup de feu qui retentit fait sursauter tout le monde. La carabine fumante, Jacques articule d’une voix forte :
— Je n’hésiterai pas à tirer dans le tas ! Le spectacle est fini alors vous vous rasseyez ! La Punaise, tu vas en cuisine !
Les hommes se rassoient et me regardent descendre du piano. Je ramasse la robe, puis abandonne mes admirateurs. Dommage, ça aurait pu bien se finir.
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