20. La ville portuaire (partie 1/2)

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Je me suis endormie la tête bourdonnant des applaudissements, et j’ai pensé à tout ce que je pourrais faire pour changer le spectacle. Par exemple : le commencer en robe, pour faire durer l’impatience. Toutes lumières éteintes, je glisserais jusqu’à la scène. Lorsque les lumières bleus et roses s’allumeraient, ils me découvriraient. Il est possible de danser en usant de la barre avec une robe fendue. Ils ne pourraient qu’entrapercevoir mes jambes pendant les premières minutes. Cela me ferait gagner du temps sur le spectacle. Peut-être si Jacques acceptait de se transformer en régisseur, pourrions-nous brancher et débrancher des lumières différentes pour ajouter un jeu poétique de couleurs.

Le coq insiste comme s’il se rendait compte que je n’étais plus là. Sans fenêtre, la pièce m’isole un peu. Je pourrais faire ma première grasse-matinée sans problème. Toutefois, l’enthousiasme de retrouver Augustin Lebellier me fait m’asseoir. Les courbatures sont là, les hématomes invisibles aussi, mais ce sont ces sensations qui me font sentir vivante.

Ma robe brune et mes nouvelles chaussures enfilées, je rejoins mes compagnons de cabaret. Mes pas m’emportent directement vers le feu pour préparer mon café.

Jacques grogne :

— Bon ! Comment je fais sans pianiste ?

— Tu fais de la bonne cuisine, les gens ne viennent pas pour m’écouter, réplique Jésus. Et puis demain, au plus tard, nous serons de retour.

— Avec la Punaise ?

— Dieu seul le sait, réponds-je. Avant de partir, je vais te laisser les quatre mille cinq cent francs pour Baptiste Chevalier, et aussi les dix pour le repas d’aujourd’hui.

— Tu auras assez pour Port-Briec ?

— Il me restera mille huit cent quatre-vingt-cinq francs. Si je pars, je les donne à Jésus et Christophe. Jésus Christ’ophe. C’est rigolo.

— Pourquoi ?

— Pour rien.

— Mais du coup, je ne sais pas si j’annonce une nouvelle représentation ? Que fait-on mercredi ?

— Je n’en sais rien. N’écris rien sur le tableau. Et même si je reviens, je veux améliorer le spectacle. Il faudra que je répète et que nous trouvions d’autres thèmes musicaux. Il faut nous renouveler.

Jacques grommèle des mots inintelligibles, m’empêchant de lui répondre.

Rapidement, nous sommes prêts à partir. Jésus a enfilé une chemise grise, Christophe une chemise blanche. Je gage qu’elles s’auréoleront très vite, car porter Jésus ne doit pas être de tout repos. Il est tout en muscle épais malgré sa petite taille. Tous deux ont coiffé de grands chapeaux de cowboy bruns.

Sitôt sortis du Païen, l’aveugle nous dit :

— Je ne me souvenais pas que la rue était si jolie.

— Ça ne te fait pas du bien de sortir ? questionné-je.

— Un flou lumineux ou un flou moins lumineux…

Je suis heureuse de quitter Saint-Vaast. Me rendre ailleurs va m’alléger du poids des regards. Les semelles frappant le pavé, sous un soleil déjà aveuglant, nous cheminons vers le pied de la colline. Dans un panache de vapeur grise, le train arrive depuis le sud, peut-être des Marais Rouges. À la gare, Antoinette, l’adjointe du shérif est présente, son chapeau noir de cowgirl sur la tête, son colt à la ceinture dissimulé par son grand manteau. Elle s’exclame d’un ton amical en me voyant :

— Et bien ma parole ! Tu fais une belle femme, ainsi habillée.

— Merci. C’est grâce à Jacques qui m’a pris sous son aile.

— Enfin, entre nous. En échange, il te fait danser dans une tenue pas très convenable.

— Jacques ? rit Jésus. Il a tout fait pour l’en empêcher.

Christophe dépose à quai notre ami et j’explique à l’adjointe.

— Ce n’est pas ce que vous imaginez. C’est dévêtu, certes, mais c’est… Je ne sais pas comment l’expliquer. Mais c’est mon choix de danser comme ça. Vous devriez venir voir.

— J’ai entendu dire que c’était à voir une fois. En tout cas, ça fait beaucoup parler.

— Surtout les bonnes femmes qui ne l’ont pas vue, glisse Jésus. Moi, franchement, de mon avis personnel, c’est magnifique !

La femme shérif rit :

— On ne te changera pas, Jésus !

— Ça non, je ne peux plus changer. Le matin dans le miroir, je vois toujours le même. Pas une ride !

— Tu es sot, Jésus !

— Ma mère le disait.

— Et ça fait une paye que je ne t’ai pas vu sortir du Païen. Où allez-vous tous les trois ?

— Nous partons à Port-Briec, indique Christophe. Nous espérons trouver quelqu’un qui vient du même endroit que Fanny et qui pourrait l’aider à repartir.

— Ça va faire un grand nombre de déçus si tu nous quittes, me confie Antoinette.

— Ça va faire aussi un grand nombre d’heureux et d’heureuses.

— Ce n’est pas faux. — Le chef de gare hurle de monter en voiture. — Bon vent à tous les trois.

— Pourquoi bon vent ? Les trains ont des voiles, maintenant ? plaisante Jésus.

Nous sourions sans rebondir, puis nous nous dirigeons vers la voiture.

— Et le billet de Jésus ? demandé-je.

— Pas besoin, je rentre dans le porte-bagage.

Nous nous présentons au contrôleur de la voiture de seconde classe pour qu’il poinçonne nos billets. Jésus impatient, lui demande :

— Dois-je vous montrer ma carte d’invalidité ?

— Donne ta main, répond Christophe.

Il l’aide à se hisser à bord. Je m’installe sur le banc en bois.

— Pas très confortable.

— C’est la seconde classe, répond Christophe. La première est réservée pour les longs trajets.

— Et c’est toujours mieux que de rester accroché derrière une échelle, fait remarquer Jésus.

Je ne peux que lui accorder cette vérité.

Le train nous emmène directement vers Port-Briec à une vitesse confortable. Je ne me tromperais pas si je pariais sur un petit cent kilomètres heure, une fois la ligne droite atteinte. Le paysage des grèves verdoyantes où paissent les moutons fait place à des petites collines sèches, des champs d’arbres fruitiers aux feuilles brunies par la chaleur, ainsi qu’à quelques prés de terre, saupoudrés d’herbe rase. Les petits chevaux du pays cherchent la verdure rare entre deux coins d’ombre.

— La France est un beau pays, commente Christophe.

Il semble qu’il ne soit pas souvent sorti de Saint-Vaast, et ce paysage de terres brûlées le change de l’embouchure sur lesquelles la colline donne vue. Pour ma part, je n’ai nul souvenir que la France ait eu un soleil aussi ardent.

Le train ralentit à mi-chemin pour grimper la colline qui sépare les villes. Des grandes fermes sont regroupées au sommet, tandis que les rails s’en écartent pour longer les falaises. À ma droite, la roche et les rares arbres secs aux feuilles épaisses. À ma gauche, la mer qui scintille. Ce serait fantastique de piquer une tête. À la vitesse à laquelle le soleil me fera sécher, je peux bien y plonger en sous-vêtements.

— Comment vous faites pour vous baigner ? Il existe un maillot intégral ?

— Pour nous baigner ? répète Jésus en clignant des paupières.

— Aller à la plage !

— Ah ! Pour pêcher ?

— Non, pour nager, juste pour le plaisir.

Jésus rit :

— Parce que toi, tu nages pour le plaisir ?

— D’où je viens, à la belle saison, tous les gens se retrouvent sur les plages. Ils s’allongent sur le sable pour se laisser bronzer, ou ils vont nager pour se détendre. Les femmes portent juste une tenue comme celle que je porte quand je danse, mais sans dentelle. Et les hommes : pareil, juste de quoi cacher leurs fesses et leur queue.

— Ah ! Une orgie ? se moque Jésus.

— Il n’y a aucune arrière-pensée. Enfants, jeunes, vieux, tout le monde se retrouve en famille. Les enfants construisent des châteaux de sable, d’autres prennent une planche et s’amusent dans les vagues, d’autres encore font voler des cerfs-volants.

— Ici, les gens avec des planches dans les vagues, ce sont des naufragés, indique Jésus.

Christophe reste sérieux et me demande :

— Mais comment il ne peut y avoir aucune arrière-pensée si les femmes sont habillées comme toi ?

— Comme tout le monde est habillé pareil, ça ne choque pas.

— Je pense, indique Jésus, que les hommes de ton pays n’ont pas le même cerveau que les hommes d’ici... Et ils sont asexués.

— Je ne dis pas qu’il n’y en a pas qui matent, mais… Et puis fuck !

Je pose mon menton dans ma paume et regarde le paysage en me demandant pourquoi je raconte tout ça. Jésus garde un sourire bienheureux, Christophe est divisé entre le besoin de me comprendre et l’envie de partager l’humour de l’aveugle. Je pense au dernier homme que j’ai rencontré, qui me trouvait sans doute jolie en short sans avoir envie de me violer : Alexandre. Je continue à croire que c’est un garçon maladroit avec les femmes et à qui il a fallu du courage pour venir me voir. Je regrette tant qu’il ne soit pas là pour partager ma mésaventure.

— T’as vu ? Il y a un bateau, indique Jésus.

— Où ça ? demandé-je en me tournant côté mer.

— Je n’en sais rien.

Les deux compères éclatent de rire. Je retourne à ma vitre, fâchée de m’être fait avoir.

Le train finit par ralentir, considérablement en avance, tandis qu’il entre à Port-Briec. À l’instar de Saint-Vaast, la ville est bâtie sur le rocher. La gare voyageur se situe légèrement en hauteur par rapport à la gare de marchandise, et nous offre un panorama sur les quais chargés de fret, et les deux magnifiques voiliers à quai.

La France d’ici étant déjà très différente de celle que je connais, je me demande à quoi ressemblent les destinations de ces nefs. Peut-être l’Amazonie est-elle enneigée et peuplée de mammouth laineux. Peut-être l’Afrique est-elle totalement aride et inhabitée tant il y fait chaud.

Nous descendons du train, et l’odeur iodée qui transparaît à travers la chaleur semble bercer Jésus de souvenir. Il a en tout cas arrêté de parler.

— C’est par où, la Longue Rue ?

— Il suffit de demander, suggère Christophe.

Il interpelle le chef de gare.

— Bonjour Monsieur.

— Bonjour jeunes gens.

— Nous cherchons la Longue Rue.

— C’est très simple.

Tout en faisant de grands gestes du bras, l’homme en tunique bleue nous donne les orientations. Jésus remonte sur les épaules de Christophe, et nous nous mettons en route jusqu’à la Longue Rue. Le soleil continue à monter en température et à rétrécir les ombres.

La Longue Rue est une artère pavée permettant à peine le passage de deux calèches. Elle traverse Port-Briec en entier, en parallèle des voies de chemin de fer. Il nous faut marcher quelques minutes avant de trouver un panneau nous confirmant son nom, puis repartir en arrière en nous rendant compte que nous sommes au numéro 200 et que les numéros croissent.

— Evidemment ça monte, soupire Christophe.

— C’est pour mieux redescendre, le rassure Jésus.

Moi-même je maudis de ne pas avoir pris mes runnings, tant nous marchons. Le vent dans les ruelles perpendiculaires, nous amène régulièrement un mix d’urine humaine et le crottin fermentant dans les caniveaux. Certains coins semblent moins nettoyés que Saint-Vaast. En effet, l’artère finit par descendre. Après un quart d’heure, nous parvenons à la sortie de Port-Briec. La limite de la ville est nette puisque la rue débouche directement sur une route en bordure de mer, qui remonte abruptement au-dessus de la prochaine falaise. La plage de sable et l’oyat grillant sous le soleil attire toute mon âme ruisselante de sueur.

— Fuck ! Je veux bien payer cent francs d’amende pour atteinte à la pudeur.

— En tout cas, nous aurons parcouru toute la rue, commente Christophe en nage.

Mes yeux se lève vers les façades.

— Numéro 3 ! Nous avons raté le numéro 5.

Nous faisons demi-tour puis longeons l’immense bâtiment aux fenêtres barrées par de lourdes grilles. Le numéro n’est pas inscrit sur la porte, mais celle-ci semble avoir été vandalisée. Au-dessus, je lis à voix haute :

— Sanatorium Sainte-Cécile.

— Sainte-Cécile ? répète Jésus.

— C’est où on soigne les malades mentaux ? demande Christophe.

— C’est où on les garde jusqu’à la fin de leur vie, rectifie Jésus.

— Augustin Lebellier aurait été considéré comme fou ? deviné-je.

— S’il racontait partout la même histoire que toi, ça se peut, confirme Jésus.

— Tu crois qu’il y est encore ?

— Quand on rentre à Sainte-Cécile, on n’en sort pas. Avant la Révolution, c’est là où l’Eglise envoyait ses détracteurs les plus influents, en les diagnostiquant possédés.

— C’était quand, la Révolution ?

— En 1137. Il n’y a plus grand monde qui l’ait vécue qui soit là pour en parler, rassure-toi.

— Ce n’est pas la date de fermeture de la mine ? demandé-je à Christophe.

— Je n’ai pas la mémoire des chiffres, mais je ne pense pas, parce que Célestin a connu quand il était petit.

Un petit calcul me fait revenir en mémoire la bonne date :

— Non, c’est 1187, la fermeture des mines.

Christophe hausse les épaules, tandis que je suis certaine de moi. Ma main impatiente secoue la cloche pour qu’on vienne nous ouvrir. Une très jeune nonne d’environ douze ans nous ouvre la porte.

— Bonjour. Que puis-je pour vous ?

Le choc de voir une fille de son âge dans les ordres me fait hésiter dans mes mots.

— Bonjour. Je m’appelle Fanny Lebellier. Je suis à la recherche d’un de mes aïeuls, Augustin Lebellier. Il travaillait aux chemins de fer, et en 1187, il aurait reçu du courrier à cette adresse. Je voulais savoir s’il était encore parmi vous ou s’il était reparti.

— Vous savez, je n’étais pas encore née en 1187.

— Peut-être quelqu’un chez vous se rappellerait-il de lui.

— Les visites ne sont pas autorisées le matin. Je suis désolée.

— Mais quelqu’un pourra nous recevoir ? J’aimerais tellement retrouver mon grand-père. Je ne l’ai jamais connu.

— Oui, à partir de deux heures de l’après-midi, je vais prévenir de votre visite.

— Merci beaucoup.

La jeune fille referme la porte. Décidée à prendre un bain, je m’éloigne vers la plage tandis que Christophe s’étonne :

— Pourquoi as-tu menti sur ton identité ?

— Pour être certaine qu’on me laissera le rencontrer s’il est encore là, ou qu’on me renseignera. Ça s’appelle obtenir la légitimité, règle de négociation numéro douze.

Nous arrivons sur le sable fin, alors je nous éloigne de la route pour franchir la petite dune plantée d’oyat qui la sépare de la mer. Personne ne se promène sur la plage, pas même un peintre en recherche d’inspiration. Il n’y a que quelques silhouettes humaines très lointaines, du côté de la ville, tandis qu’ici, le terrain est occupé par les mouettes.

— Vous vous baignez ? demandé-je.

— Je ne sais pas nager, me répond Christophe.

— Juste les pieds !

Je déchausse mes chaussures, dénoue mon corsage dos à lui. Christophe fige son regard sur mes épaules musclés, suit l’échancrure de mes reins lorsque la robe les dévoile, puis bave devant mes cuisses juste avant qu’elles ne s’élancent en courant. L’écume tiède se fend au contact de mes jambes, puis se disperse lorsque tout mon corps s’y jette. La température délicieuse invite à nager. Comment peut-on ne pas prendre plaisir à nager dans un pays où le soleil est aussi méchant ? Mes doigts font glisser ma culotte, pour me permettre de soulager ma vessie. J’agite mon sous-vêtement en direction des deux compères qui m’observent de loin… enfin surtout un qui m’observe. L’aveugle reste assis sur le sable, impassible. Mais il est certain que Christophe lui raconte ce qu’il voit.

Je défais mon soutien-gorge, pour le plaisir de sentir l’eau salée porter ma poitrine et la rafraîchir des longues heures emprisonnée dans la sueur. Nager offre une sensation de liberté agréable. Il ne me semble pas avoir senti de température aussi douce depuis des mois.

Un ballon en caoutchouc vient rebondir sur ma cuisse. Il me faut deux secondes avant de réaliser qu’une méduse rose flotte contre moi. Sans un mouvement brusque, je m’éloigne doucement dans la crainte d’être effleuré par un tentacule.

À contrecœur, inquiété par l’idée qu’elle ne soit pas seule, je remets ma culotte et mon soutien-gorge avant de quitter l’eau. Un frisson agite mon épiderme lorsque le soleil vient transpercer les goulettes d’eau. J’avance sereinement, heureuse de ce bain improvisé jusqu’à mes compagnons de voyages. Les boutons de pantalons de Christophe tendent dans ma direction, néanmoins je tais tout commentaire.

— Je sèche un peu, et je vous invite au restaurant ? questionné-je.

— Dans ce cas, c’est moi qui paie, indique Jésus.

— Mais non, je vous invite, ça veut dire que je paie.

— Une femme ne paie jamais au restaurant.

Vérité ou parade, aucune idée, mais je me résous à l’accepter. Ma robe enfilée par-dessus mes sous-vêtements humides, chaussures à la main, nous remontons une artère avec vue sur la mer pour trouver un restaurant gastronomique.

En parcourant les rues, c’est finalement l’odeur d’une crêperie qui nous arrête. Malgré la chaleur étouffante, mon estomac hulule d’appétit, et me force à passer le portillon de la terrasse en bois. Un préadolescent d’à peine treize ans, habillé en pingouin se présente :

— Bonjour Madame, Messieurs. Une table pour trois ?

— Deux et demi, plaisante Jésus.

Le garçon n’ose pas rire, joue avec ses doigts en joignant ses mains puis nous invite à lui suivre en balbutiant de malaise. Il nous installe en terrasse, sous une pergola, à une table drapée. Cela change de la taverne brute de Jacques. Mieux, le garçon revient en nous proposant une carte.

— Désirez-vous boire quelque chose ?

Les deux hommes choisissent une bière, sans surprise.

— Un jus d’orange briéchoise.

— Bien Madame.

Il s’éloigne, alors je questionne :

— Il y a des orangers ici ?

— À Saint-Vaast aussi, répond Jésus. C’est toujours la querelle de savoir qui de Saint-Vaast ou de Port-Briec a les meilleures oranges.

Le vent marin chauffe, agite les nappes. Il est fort à parier que les éoliennes s’arrêtent moins souvent de tourner ici qu’à Saint-Vaast. Assis à l’ombre, nous apprécions son humidité légère.

Lorsque le garçon revient, je confie ma déception :

— Dommage que Jacques ne soit pas là pour trinquer avec nous.

— Il ne va pas laisser tomber des clients, répond Christophe.

— Ça fait du bien de faire une pause

— Mais où iraient manger les clients ?

— Chez Gilles Gros. Juste pour une journée. Et puis une autre fois, ce sont les clients de Gilles Gros qui viennent quand il aura envie à son tour de vacances.

Les yeux ébaubis de Christophe indiquent que c’est une mentalité qui ne colle pas à leurs us. Nous levons nos verres sans les heurter. Le jus d’orange est fraîchement pressé, rien à voir avec ce qu’on sert dans mon monde. Peut-être est-ce parce que la piste Lebellier est sur le point de se résoudre, je suis heureuse. Mon corps commence à apprivoiser la chaleur de ce monde, comme si j’en faisais un peu plus partie qu’avant. La compagnie de Christophe et Jésus m’apparaît comme une rencontre formidable. L’Estropié, comme il se laisse vulgairement surnommer, est d’une gentillesse, d’un humour extraordinaire. Partager sa chambre et quelques conversations me manque, car sa façon d’apprécier la moindre chose simple est un miracle. C’est aussi le premier jour dans ce monde où je n’ai pas à me poser la question de comment je vais survivre ou gagner de l’argent.

Je savoure donc ce repas en leur compagnie avec une crêpe au crabe, mon premier nutriment marin depuis mon arrivée.

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