28. La Saint-Vaastaise

15 minutes de lecture

Le moral n’est pas revenu davantage avec le sommeil. Le coup de poing de Jeremiah m’élance encore plus qu’hier. Deux grands cernes violacés aux bords jaunis me font des poches hideuses. Pire qu’hier.

— Tu es prête ? hèle Christophe.

— Non ! hurlé-je.

Leur empressement m’agace. Je ne peux même pas me coiffer en paix. Il est pressé de rejoindre son père, tandis que quelque chose me retient dans cet appartement familier. L’envie de laisser un message à mes parents me taraude, au point que je ne peux partir sans avoir trouvé de solution.

Les cheveux tressés en deux courtes nattes, je m’enferme dans l’appartement et glisse un papier vierge sous la porte, dans l’espoir que de l’autre côté, un autre monde le reçoive. Si ça marche, je leur écris une lettre.

Hélas, lorsque j’ouvre, le papier gît sur le vieux parquet de la station. Rien ne sert donc d’écrire une longue lettre explicative.

— Fanny !

Epuisée, je ferme l’appartement de l’extérieur, puis rejoins mes compagnons déjà en selle. Marmiton est bardé de ma valise. Je monte sur son dos, alors Christophe donne le pas. Quitter la station sans être parvenue à retourner chez moi me brise le cœur. C’est un échec cuisant. Même si l’attitude de Jésus face à la vie est un exemple, il m’est impossible de ne pas ressentir d’amertume. Les moustiques nous regardent partir.

À la fin de la journée, les jambes fourbues par la chevauchée, nous arrivons à Saint-Vaast. J’enfile mon sweat-shirt sur mes épaules, puis nous gravissons les rues. Un couple nous jette un regard sombre, comme un regret de me voir réapparaître, tandis que deux hommes me saluent avec un large sourire :

— Bonsoir Fanny !

L’éclat dans le regard des uns et les nuages noirs dans les yeux des autres, annoncent que l’intégration parmi les Saint-Vaastais va être difficile. Jusqu’ici, mon objectif était de survivre, le temps de rentrer chez moi. Je me fichais de ma réputation de danseuse sulfureuse. Désormais, j’aurai toujours cette étiquette de fille de joie. Les femmes ne me verront pas comme une personne de bonne compagnie. Les hommes ne me considéreront jamais comme un bon parti.

Les sabots de Marmiton cessent de claquer sur le pavé lorsque nous arrivons au Païen. Mes fesses douloureuses fuient la selle, tandis que Jacques surgit à notre rencontre :

— Je ne pensais pas te revoir, la Punaise !

— Moi non plus.

Il m’étreint chaleureusement contre sa chemise puant la sueur.

— Qu’est-il arrivé à ton visage ?

— Une mauvaise chute. Jésus te racontera.

Christophe décroche ma valise, puis annonce :

— Je vais peut-être rendre les chevaux à Tonton.

Jacques opine du menton, alors j’annonce :

— Je vais me coucher.

— Tu ne veux pas manger avant ?

— Non. Je n’ai pas très faim.

Je les abandonne en traînant mes affaires. Une fois seule dans ma chambre, j’allume mon téléphone, puis fais défiler les quelques photos de ma famille. Lorsque je n’aurai plus de batterie, je ne pourrai plus les voir. Je l’éteins puis m’allonge en observant les murs dans la pénombre. Les mansardes me font l’effet d’un goulet, comme l’étroitesse d’une cellule. Au loin, la voix de Jésus raconte notre aventure.

Le lendemain, non sans avoir rêvé qu’un œil sur trois tentacules me surveillait, je me réveille avec un appétit d’ogresse. Je descends les escaliers pieds nus, juste vêtue de mon t-shirt de nuit. Je ne suis pas d’humeur jouasse. Jacques assis à la table du petit-déjeuner grogne :

— Bon ! Remonte te couvrir les jambes.

— Mais il fait chaud !

— Il fait toujours chaud ! Si tu veux rester définitivement avec nous, il va falloir s’accorder sur quelques règles de savoir-vivre. Je ne pense pas que je sois le plus pénible des hôtes, mais il y a une base saine à observer. Robe pour les femmes, pantalon et chemise pour les hommes. D’accord ?

Je laisse les épaules tomber en soupirant de lassitude :

— Même pendant le petit-déjeuner ?

— Même pendant le petit-déjeuner. Même après une représentation.

— Tu fais chier, Jacques.

— Deuxième règle, tu surveilles ton langage, cornegidouille !

— C’est toi qui dis ça ?

— Je suis chez moi. Alors remonte tes jambes de crevettes en haut, et couvre-les !

Ses deux derniers mots sonnent tout à fait comme un ordre, car sa voix ne tolère aucune réponse. Il faudrait que je trouve une habitation en ville. Tout en grimpant les escaliers, je croise Jésus qui, s’il n’était pas aveugle pourrait regarder sous mon vêtement. Tout en choisissant ma robe marron, l’idée de vivre ailleurs me paraît saugrenue. Ici, je n’ai pas à me préoccuper de manger, ni à m’inquiéter des intrus. Ce serait idiot de partir.

Redescendant avec ma robe brune, je retrouve mes trois compères. L’eau pour mon café a été mise à chauffer. Jacques sourit :

— Tu es déjà plus présentable. Les nattes, ça fait un peu petite fille, mais…

— Vous vivez vraiment dans un monde plein de préjugés.

— Souris un peu la Punaise ! Allez, viens t’asseoir. — Mes fesses se placent près de lui. — Bon ! Anticipons les questions. Quand aura lieu le prochain spectacle ? Demain soir ?

— Si tu veux.

Il me dit à voix basse comme un confident, même si les deux autres peuvent nous entendre :

— Hey, je comprends que t’aies le bourdon de ne pas pouvoir retourner d’où tu viens. Mais tu es chez toi, ici. D’accord ?

Sa main se pose sur la mienne. Je la retire en lui octroyant un merci. Il ajoute :

— Bon ! Pour l’histoire de Jeremiah et son cousin, c’est motus et bouche cousue. Il y en a qui les recherchent depuis hier, je doute qu’on les retrouve avant que les charognards en aient fini avec eux. Christophe, tu gardes ce revolver dans une malle.

— Oui, Papa.

— Quant à l’histoire de ce temple, de cet autre monde et de ces serpents-yeux, je préfèrerai que ça ne sorte pas d’entre ces murs. Si c’est l’Église qui a voulu effacer toutes traces, et que votre histoire lui parvient, elle fera tout pour nous envoyer à Sainte-Cécile.

— Cela me semble sage, dis-je.

— Très sage, acquiesce Jésus.

— La Punaise, tu sais ce que tu fais ce matin ?

— Oui. Je vais chez Lenoir, dépenser mes sous.

— Parfait.

Il est temps de devenir une Saint-Vaastaise, une de ces femmes aux nombreuses toilettes, et non plus la pouilleuse qui n’a qu’une robe. De ce fait, je retourne chez Monsieur Lenoir. J’ai six mille cent francs à dépenser. Et si j’ai choisi l’enseigne Lenoir et non son concurrent, c’est pour y jouer la messagère des cœurs.

L’homme redresse ses lunettes sur ses yeux en me reconnaissant. Chez lui, l’argent a plus de valeur que la vertu. Mon dernier achat lui reste en mémoire, donc il adopte un ton plus courtois que les fois précédentes. Déjà les quelques robes sur les mannequins et un boa à plume me donnent des idées.

— Bonjour Madame.

— Je voudrais acheter des robes.

— Avez-vous une idée ?

— J’aimerais l’idée de quelque chose d’assez personnel et d’élégant à la fois, mais je ne suis pas amatrice des gros culs.

— Les robes à tournure ne sont plus à la mode à la capitale. Donc, cela ne pourra que vous plaire. Celle-ci est ma dernière création. Ce sont les rayures qui dominent et qui soutiennent l’effet du corset. Je pense la vendre aujourd’hui sinon demain. Elle peut se porter aussi bien avec que sans crinoline.

Il me montre sur un mannequin une robe en deux parties couleur crème rayée rouge. Le chemisier est un faux, ses pans sont cousus sur une sous-chemise rouge sang soyeux. Des faux boutons longent les deux pans et donnent la sensation que c’est la poitrine du mannequin qui l’ouvre. Le col droit se resserre autour du cou. L’extrémité des manches rayées est doublée par le tissu rouge. La jupe un peu bouffante est également en deux parties, comme si la jupe rayée reposait sur la jupe rouge qui va jusqu’aux pieds. Le prix va avec la confection personnelle, et connaissant le goût des commères de la ville, je dirais que c’est une robe de grande dame, peut-être trop classe pour moi.

— Il faudrait que je l’essaie.

— Valérie !

Je le suis dans l’arrière-pièce d’essayage. Lorsque l’adolescente pointe son nez, il me dit en faisant rouler le mannequin sur le parquet :

— Je vous laisse entre de bonnes mains. N’hésitez pas à faire appel à moi.

La clochette l’appelle, ce qui va l’occuper pendant que je discute avec Valérie. Je me défais de ma robe brune, et demande tout en me mirant dans la psyché :

— Qu’as-tu pensé de la lettre de Christophe ? — Elle rougit. — Je te rassure, je ne l’ai pas lue. Je ne suis que la messagère.

Elle déshabille le mannequin et me confie :

— J’ai été émue par sa lettre. J’ignorais ce qu’il ressentait pour moi, j’ignorais que la première était de lui, mais j’ai reconnu l’écriture.

— Comptes-tu lui répondre ?

— Ma lettre est prête, mais je ne sais pas si je le suis.

— Pourquoi donc ?

— Et bien, il y a longtemps que nous nous sommes parlés, et il a décrit l’idée d’un premier baiser avec tant de verve, que j’ignore si je serai à la hauteur de ses espérances.

— Un premier baiser, c’est rarement réussi. Mais faut se rattraper sur les suivants. L’important c’est de savoir si tu as des sentiments pour lui ou non.

— Avant sa lettre, je n’aurais su le dire. Mais savoir les sentiments qu’il me porte me touche beaucoup. Il a une sensibilité… J’aimerais beaucoup le revoir et le découvrir sous ce nouveau jour. Peut-être alors aurais-je les mêmes sentiments.

La robe enfilée, je constate avec dépit qu’elle ne me va pas aussi bien que sur le mannequin et sa petite crinoline.

— Je fais plate, là-dedans.

— C’est parce que vos hanches sont informes, et que vous ne portez pas de tournure. À défaut, si vous portiez un corset, cela vous aiderait.

— On peut essayer. Un qui se lasse par devant.

— Certes.

Elle s’éclipse. Moi ? Des hanches informes ?

Elle revient avec différents corsages et une enveloppe cachetée qu’elle pose sous ma robe brune.

— Pour Christophe.

— Ça marche.

Nous essayons les corsets. Contrairement aux robes où le corsage fait partie intégrante, et que je pouvais ajuster à ma guise, celui-ci est blanc et moche. L’adolescente le serre avec une force insoupçonnée.

— Fuck ! Mollo ! Faut que je respire.

— Il faut aussi vous dessiner la taille. Ressayez la robe.

Elle pince la couture au niveau du ventre et me dit :

— Vous voyez, si on rajoute un pli ou deux, ça cintre vraiment bien. Du coup, même si vous ne portez aucune tournure, vous faites plus femme. En revanche, entendez qu’une autre coiffure serait plus appropriée.

— Je l’entends bien.

Le tailleur frappe à la porte.

— Valérie, tu as fini ?

— Oui père, vous pouvez entrer.

Il passe la porte et j’entraperçois la commère avec laquelle je me suis prise de bec chez la lavandière.

— Excusez-moi, une autre personne aimerait l’essayer.

— Je la prends, indiqué-je. Avec le corset.

— Dans ce cas. Valérie, mesure et note les ajustements.

Il s’éclipse et referme la porte. Je jubile d’avoir mis la main sur la robe avant l’autre pouffiasse. Il ne reste plus qu’à choisir un chapeau de paille à la mode.

Pour le service, Valérie me conseille des sous-robes blanches avec un veston et une jupe par-dessus. Ils en ont plusieurs en prêt à porter. Le tissu blanc des sous-robes est en lin très léger.

Lorsque je regagne la boutique, le tailleur se redresse d’étonnement :

— Et bien. Les retouches seront nombreuses ?

— Non, je vous ai pris trois sous-robes, trois jupes et trois corsets assortis pour les jours ordinaires. — Ses yeux pétillent. — Valérie est en train de les plier. Et, évidemment, nous avons dû trouver un chapeau assorti qui soit à ma taille. J’ignorais que vous faisiez la chapellerie.

— Le chapelier est un cousin de ma femme.

— En tout cas, c’est parfait. Néanmoins, avant de partir, j’aimerais vous passer commande pour demain. J’ignore si vous saurez relever le défi…

— Nous sommes une famille passionnée par le défi.

— Mais le délai est court, c’est pour mon prochain spectacle.

— Plus le délai est court, plus les prix montent.

Soit, je le prends avec humour. Après une longue discussion avec le tailleur pour ma prochaine représentation, je repars délestée de trois mille trois cent francs.

À midi, la taverne est bondée. Je n’ai pas le temps de remettre la lettre à Christophe. J’ai enfilé une sous robe légère, un veston et une jupe noirs. Mes yeux marqués par mes cernes jaunes et bleutées soulèvent les questions. Je narre cette aventure dans la mine en disant avoir trébuché dans l’obscurité. Suivant les conseils de Jacques, je n’évoque ni l’histoire d’un autre monde, ni l’histoire des serpents. Nous n’avons rien trouvé, ni plus ni moins qu’un cul de sac.

Je remets la lettre à Christophe pendant que nous faisons la vaisselle, et il s’éclipse pour la lire.

L’après-midi, j’accorde ma danse avec Jésus, à qui je demande de faire dans la mélancolie, pour coller à mon humeur du moment. Je lui décris mon spectacle, cela l’enchante. Comme il me dit, nous renouveler à chaque spectacle nous assure de garder le public. Ce qu’il y a d’agréable à répéter, au-delà du plaisir de danser, c’est que Jacques ne peut me reprocher d’être en sous-vêtements.

Lorsqu’en fin d’après-midi, il rouvre le bar, j’ai remis ma tenue de serveuse. Valérie vient m’apporter ma robe retouchée et récupère en retour une lettre de Christophe.

Le lendemain, je défile dans les rues, coiffée de mon chapeau, mes cheveux tenus en un chignon adulte, et habillée de ma belle robe rouge. Jacques m’a demandé d’assurer les courses avec Christophe. J’entre chez la boulangère et aperçois son mari par la porte donnant sur le fournil. Il ne dit rien, déçu que nous ne nous voyions plus comme à mon arrivée. Sa femme m’apostrophe devant les autres clients.

— Et bien, elle est bien habillée, Madame Fanny.

— Merci. J’essaie d’adopter la mode Saint-Vaastaise.

— J’ai oui dire par la femme du tailleur que ça rapporte bien de remuer son cul.

Je reste courtoise malgré la moutarde qui me monte au nez.

— Si ça ne rapportait pas, pourquoi le ferai-je ?

— Je ne sais pas ! Ça n’a pas l’air de lui déplaire !

Les gens sourient sans oser s’immiscer dans la conversation. Détestant les gens qui parlent à la troisième personne, je lui en mets une couche.

— Ça n’a pas l’air de déplaire à qui ? À votre mari ?

— Mon mari ne va pas à ces spectacles de débauche.

— Il devrait, ça le ferait bander. Il ne doit plus avoir l’habitude avec une bonne femme telle que vous.

— Moi, j’ai le respect de moi-même, et exerce un métier honnête, et difficile ! On gagne durement notre argent !

— En effet, laide comme vous êtes, vous ne pourriez pas faire ce que je fais !

Elle me lance une miche. Mes bras ont juste le temps de protéger mon visage. Heureuse d’avoir eu le dernier mot, mes lèvres ne parviennent à se défaire d’un sourire.

— Mesdames ! Calmez-vous, intervient un client.

— Sors de ma boutique, catin !

Préférant obéir, je descends la rue pour retrouver Christophe. À la place, je tombe sur son père, vêtu d’une chemise neuve, d’un pantalon gris et d’une veste assortie. Les boutons de manchette lui donnent un air de bourgeois aisé. Il tend le bras vers moi en parlant à une de ses connaissances :

— Ma fierté ! — Cela fait plaisir à entendre après l’altercation de la boulangerie. — Tu n’as pas de pain ?

— Elle n’a pas voulu me servir. Elle est jalouse de ma robe.

— Je vais m’arranger avec son mari.

Imaginer Jacques faire dodeliner son gros ventre dans la ruelle pour avoir du pain gratuit me fait rire. Jacques qui devine ce qui m’est passé par la tête rétorque :

— Je n’ai pas les mêmes méthodes. Je m’en occupe après être passé chez le coiffeur.

— Il y a un évènement spécial ?

— Non, mais les affaires marchent bien depuis que tu es là. Va faire les emplettes au lieu de me brocarder.

Je m’éloigne et il reprend la conversation avec son ami.

Lorsque le soir tombe sur la ville, la foule s’est amassée aux portes du Païen. Depuis ma chambre, j’observe la foule et écoute le brouhaha. Il y a une dizaine de femmes de tous âges qui s’installe au premier rang. Le trac monte d’un cran. Est-ce l’altercation chez la boulangère qui a amené les femmes à vouloir juger par elles-mêmes ? Si je commence à avoir un public mixte, il va falloir faire attention à ne jamais franchir la barrière entre érotisme torride et vulgarité. Un corset de dentelle noire doublée de tissus magenta, enveloppe mon buste. Une jupe courte devant, en queue de pie sur l’arrière masque mon string. Mes yeux enlaidis par les hématomes sont cachés derrière un loup noir.

Les lumières blanches s’éteignent, le silence se fait. Mes cuisses enserrent le mat. La mélodie légère et emportée commence, la lumière rose illumine la barre, alors je tourne avec légèreté. La foule prend son inspiration et leurs yeux s’immobilisent d’émerveillement.

Pendant cinq minutes, je reprends les figures de mon dernier spectacle, jouant avec mes jambes tendues qui imitent les aiguilles d’une montre. Lorsque je détache la jupe, je tourne autour du mat, bras tendus, et la laisse s’envoler sur la foule qui s’exclame. Quelques hommes chahutent pour humer la soie. Mes pieds trouvent la table, je chaloupe sous la lumière rose, sous le regard captivé des femmes. Je fais un tour, rien que pour revoir leurs yeux ébaubis. Deux d’entre elles ont la bouche entrouverte, une a les lèvres pincées sur sa langue. Si ce monde a ses défauts, il m’offre en contrepartie un réel superpouvoir de séduction.

Je remonte sur ma barre, joue à des positions sensuelles, puis disparais lorsque les lumières s’éteignent.

Epuisée, je bois une gorgée d’eau et observe depuis le haut, une des femmes qui croise nerveusement les cuisses. Quoi qu’elle en dira demain sur le marché, elle ne pourra nier à elle-même l’effet que mon spectacle lui a procuré.

Je défais le corset, puis enfile le second. Il est très court, échancré sur le nombril, et il porte à hauteur de mes omoplates deux grandes ailes de plumes noires. Il est moins beau que ce que je l’espérais, un peu dépouillé, mais ça fera l’affaire.

L’entracte touche à sa fin, et je me glisse la tête la première sur la barre avant que le néon bleu ne s’allume, sur des notes délicates de mélancolies. Plus question de rose sulfureux. Cette fois-ci, on termine par la poésie, la souplesse et la délicatesse.

Mes mains caressent mon corps suspendu le long de la barre, flattent ma peau et me rassurent. Mes propres gestes viennent du fond de mon âme, comme si une voix intérieure voulait me rassurer, me consoler. Je la laisse parler, oublie la centaine de spectateurs. Je poursuis la chorégraphie en quête de ressentir à nouveau cette sensation d’être bercée. Lorsque mes pieds touchent la scène, je reste lovée contre la barre que je caresse, ma joue posée contre elle. Je m’allonge sur le bois, comme un ange déchu qui roule sur lui-même, exorcisant son chagrin. En appui sur les épaules, les cuisses écartées aux yeux du groupe de femmes, mes doigts viennent caresser l’entrejambe de mon sous-vêtement. Malaise chez certaine, ardeur chez d’autre. Mon corps se recroqueville, redéployant les ailes. Alors je tourne autour de la barre et m’envole, retrouve ma liberté légère. Je me stoppe, le corps arqué et plante mes yeux dans celui de la femme qui étreint discrètement sa robe entre ses cuisses. L’émotion fige sa bouche. La lumière bleue s’efface, et je disparais, comme un rêve fugace.

D’en haut, je me berce des applaudissements et des sifflets. Les femmes se lèvent puis quittent dignement la salle sans un mot. J’espère leur avoir laissé une excellente impression, cela aiderait ma réputation.

Comme après chaque représentation, je cède au rappel du ban, pour saluer mes admirateurs.

La foule finit par se dissiper. Christophe verrouille la porte, tandis que Jacques s’installe à table pour compter les billets. Assise sur ma scène pour ne pas que Jacques me dise d’aller me changer, je lui dis :

— Il y avait des femmes, ce soir.

— Hmm… Des catins de la Goutte Blanche. C’est toujours sept cent francs de pris.

— Tu crois que c’est Ernest Paul qui les envoie ?

— Tu crois qu’il est le genre d’homme à apprécier qu’une danseuse ait plus de succès que ses employées ? Chevalier m’a dit qu’il a aménagé deux barres dans deux angles de son salon. Il leur a sûrement demandé de venir te voir pour te copier.

— Je ne suis pas inquiète. Il faut des années pour arriver à mon niveau.

— Crois-tu que les hommes viennent pour admirer la prouesse d’une gymnaste ? Il va falloir s’attendre à ce que les rentes baissent.

— Pourquoi ? Les gens viennent aussi pour moi. Qu’est-ce qu’ils auront de plus là-bas qu’ici ?

— Peut-être une danseuse plus jolie, plus charnue. Là-bas, ils pourront sauter la danseuse.

Il m’a cloué le bec.

Jésus lance depuis son piano :

— Il va faire l’entrée moins cher, pour attirer plus de monde, et comme les mecs seront excités, ils ne résisteront pas à payer pour une nuit avec la danseuse, il augmentera son chiffre d’affaire.

— Si elles ont cent visiteurs, il va falloir qu’elles assurent, ris-je.

— Bon, grogne Jacques. Descends de là, la Punaise, et va t’habiller pour le dîner.

— Oui, Papa, soupiré-je.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire petitglouton ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0