32. Rapprochement
Un flash illumine la chambre de Jésus. Je redresse la tête pour voir par la fenêtre. Par-dessus les toits, un immense champignon nucléaire grandit. Jésus qui demande :
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Choquée, ne parvenant à comprendre comment c’est possible dans un monde aussi archaïque, je réponds :
— Une explosion nucléaire.
— Un quoi ?
— Une explosion radioactive. Il faut se réfugier dans une cave !
— Hein ?
— Allez, vite !
Nous sortons de la chambre. Les effets commencent déjà à se faire sentir. La radiation me brûle l’épiderme, et me fait l’effet de picotements. Cela s’accentue au niveau du ventre. C’est comme si on me transperçait le nombril avec une aiguille. Mon sang s’écoule par les pores de ma peau.
Je me réveille en sursaut. La lumière de la lune se reflète sur l’œil-serpent. Ses trois tentacules sont plantés dans mon nombril. L’hémoglobine chaude coule abondamment de mon ventre sur les draps. Je hurle de terreur. Jésus sursaute !
— Quoi ?
— Enlève-moi ça ! Jésus ! Enlève-le ! Enlève-le !
— Quoi ? Quoi ?
La douleur est telle que j’en ai du mal à respirer.
— L’œil ! Fuck ! Il me perce le ventre !
Mes bras sont tétanisés de répulsion ! Je suis incapable de toucher la créature tant la douleur me cisaille le ventre. Jésus rampe à toute vitesse hors de son lit. Ses grandes mains tâtonnent puis il tire sur l’œil. Les tentacules ancrés me déchirent la chair, comme si des petites aiguilles venaient en contre-sens. Je crie tant la douleur est insupportable.
— Arrête ! Arrête !
L’œil s’enfonce de quelques millimètres. Jacques et Christophe surgissent par la porte entrouverte. Je hurle toujours de détresse.
— Fuck ! Oh ! Fuck !
Jacques m’écrase les jambes et tire sur l’œil. Mes appels au secours se transforment en cri de douleur.
— Arrête ! Arrête ! Ça fait mal !
L’œil profite d’un moment de relâchement et ses tentacules s’enfoncent entièrement. Ma respiration saccadée ne parvient pas à me calmer.
— Cornegidouille ! Mais il faut t’enlever ça !
Il crochète l’œil entre ses deux doigts et tire de toutes ses forces. Je hurle de douleur. Les tentacules ne bougent pas, et c’est tout mon corps qui se soulève, comme si on le tractait par un nerf mis à vif.
— Christophe ! Va chercher un couteau !
Son fils part en courant. Jacques maintient fermement l’œil entre ses phalanges qui s’enfoncent un peu plus contre ma peau.
— Le bougre, il tire de plus en plus fort !
Mon sang abonde de plus en plus.
— Qu’est-ce que tu fous ? ! aboie Jacques.
Christophe remonte les marches quatre à quatre. Jacques se saisit de la lame et tente de la passer entre ses doigts et ma peau. L’œil tire de plus en plus. Il bouge, tire sur mes chairs, provoquant des élans de douleur vive et faisant jaillir mon sang. Mon corps se tortille en suivant la créature.
— Fanny ! Arrête de bouger !
Profitant d’un relâchement, l’œil se rétracte brutalement. Il disparaît dans mon nombril ensanglanté. Jacques s’exclame :
— Cornegidouille !
Je sens ses tentacules s’étirer sous ma chair. Les lèvres tremblantes, je n’ose plus bouger, ignorant quoi faire. La sensation qu’il s’installe profondément n’est pas un songe. Jacques couteau à la main me demande ?
— Fanny ? J’y vais ?
La vérité, c’est qu’il va devoir m’ouvrir du sternum jusqu’au bassin et fouiller mes tripes. Je secoue la tête puis lui dis en sanglots :
— Il est trop profond.
Chacun reste muet. Même l’intrus ne bouge plus.
Agacé par le silence, Jacques s’énerve injustement après son fils :
— Mais qu’est-ce que tu attends ? Va chercher des linges pour nettoyer le sang.
Christophe nous quitte.
— Bon, il n’y a plus qu’à attendre le shérif.
— On peut peut-être aller trouver le médecin ? suggère Jésus.
— T’as vu comment il a soigné tes jambes ? Non. Cette chose est surnaturelle, ce n’est pas un médecin qu’il faut.
— Un exorciste ?
— Il est rentré, il doit pouvoir ressortir de la même manière. Ce qu’il faut savoir, c’est pourquoi ?
— On s’en fout de pourquoi ! proteste Jésus. C’est un parasite. Il va soit pondre des œufs, soit la bouffer de l’intérieur.
— C’est un œil, Jésus, pas un parasite animal. Et si on comprend pourquoi il a choisi Fanny, on peut peut-être le faire migrer vers une autre victime.
Christophe revient et s’agenouille pour éponger mon ventre. Je suis incapable de dire un mot et je n’ose pas bouger. L’œil observe l’adolescent par l’espace de mon nombril qui se resserre. Moi, je perds connaissance.
Après quelques heures, je me réveille, couverte d’un drap blanc et léger jusqu’aux épaules. La transpiration lui fait épouser le moindre pli de mon corps. Mon crâne martèle de fièvre. Le soleil cogne sur le carreau. La grosse voix de Jacques monte les escaliers.
— … et dans la cuisine, le bocal était brisé au sol. Je vais m’assurer qu’elle est couverte, ensuite je te fais rentrer.
Sa phrase se répète au fond de ma tête avec une voix nasillarde et aigue. Il pénètre dans la chambre. Mes yeux inexpressifs se posent sur sa silhouette. Il s’adresse à moi avec une voix douce :
— Tu es réveillée, la Punaise ?
— Il est quelle heure ?
— Le milieu de matinée. Le shérif est arrivé. Tu peux cacher ça ?
Il ramasse mon gilet posé sur la chaise et le pose sur ma poitrine. Il baisse lui-même le drap jusqu’à mes hanches, puis retourne ouvrir la porte au colosse au foulard rouge. Ma vision trouble et assombrie par la fièvre, je ne vois que son étoile dorée qui approche jusqu’à moi. Jacques commente lorsque la silhouette floue se penche au-dessus de moi :
— Il n’est presque plus visible. Tu le vois ?
Le shérif grommèle un acquiescement, puis s’en va, le pas emboîté par le tavernier. Pour entendre ce qu’ils se disent, je me lève. Ma tête tourne, mon pas chancèle. Un haut le cœur comprime mon estomac. J’ai juste le temps de m’accrocher au secrétaire. Dans un hoquet douloureux, ma bouche déverse de la bile. Le filet acide collé au menton, ne sentant plus l’estomac se contracter, je me laisse tomber au sol.
Je ne me souviens pas m’être endormie sur le parquet. Je suis à nouveau sur mon lit. Lorsque mes paupières s’ouvrent, un gros monsieur à moitié-chauve tout de noir vêtu, brandit une croix êvanique au-dessus de moi en psalmodiant. Je ne vois que ses dents noircies et les gouttes grasses qui ruissellent sur son visage. Il baisse les bras et dit à mes hôtes :
— La créature n’a pas pris possession de son âme, ni de son esprit semble-t-il. L’exorciser est inutile. La seule chose à faire est de la retirer à la main.
— Elle a ouvert les yeux, indique Christophe ;
— Qu’est-ce qu’il te ferait plaisir, la Punaise ? questionne Jacques.
— De l’aspirine.
— Pardon ?
— De l’eau. Beaucoup d’eau.
Ils sortent tous. Christophe revient avec un pichet d’eau et m’apprend :
— L’œil n’est plus visible, ton ventre s’est refermé.
— J’ai l’impression d’avoir fait vingt-quatre heures d’affilée de Zumba.
— On ne comprend rien à ce que tu dis, tu as de la fièvre.
Je m’assois, en maintenant la veste contre mes seins, puis bois cul sec le pichet.
— T’as pas un truc à manger ?
— Tu as faim ?
— Non, mais il faut que je prenne des forces. Un bout de pain.
Christophe est un garçon bien élevé. Il m’apporte du pain, puis me laisse en paix. Même le silence me paraît bruyant, comme un fredonnement continu. Qu’est-ce que l’œil est en train de me faire ? Contre quel poison mon corps lutte ?
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