45. Horizons nuageux
2 octobre, pensé-je en ouvrant les yeux. Au programme, aller à la banque. II ne manque plus que trente mille francs, l’affaire de quatre représentations. Je coiffe soigneusement mon chignon, maquille légèrement mes yeux, puis enfile ma sous-robe par-dessus mes sous-vêtements. L’œil ferme alors mon nombril en se reculant.
— Désolée, gentil monstre. Je vais aller sur le marché.
La jupe et le corset, serré, running aux pieds, je retrouve mes habitudes. Un détour par le jardin, le temps à mes voisins de palier de tous se retrouver en bas. Jacques me dit :
— Tu as l’air pimpante, la Punaise.
— J’ai discuté un peu avec mon troisième œil, et j’ai eu le droit à une surprise.
— Il lit dans tes pensées ?
— Je pense qu’il me comprend, en effet. Mais surtout, je peux voir ce qu’il voit.
— Ça y est, je suis définitivement jaloux, indique Jésus.
— Pas très utile, vu où il est placé, dit Jacques.
— Je peux voir ce qu’il voit, aussi quand il est dehors.
— Pratique pour épier des gens, commente Christophe.
— Je ne te savais pas ce côté voyeur, dit Jésus à l’adolescent.
Je soulève le couvercle de la cafetière pour la remplir de grains moulus.
— Reste à savoir jusqu’à quelle distance nous pouvons être connectés.
Jacques s’inquiète :
— Et ça t’a pris hier ?
— Je n’en sais rien. Je l’ai remarqué qu’hier, car il faut que je ferme les yeux et que nous communiquions.
— Ça m’inquiète que cette chose et toi communiquiez par l’esprit. Peut-être que ça t’influence.
— Si ça m’influence, pour le moment, ça m’a juste fait baisser mon string devant les clients.
Je verse l’eau chaude sur le café.
— C’est une bonne chose, conclut Jésus.
Une heure plus tard, j’ai déposé à nouveau dix mille francs à la banque. Je n’ai pas eu besoin de l’escorte des jumeaux. Je suis par ailleurs déçue de ne pas avoir plus de leurs nouvelles. Je parcours seule le marché, pour le plaisir d’humer les senteurs du matin. Maintenant qu’il y a eu deux représentations, je ne suis plus l’unique sujet de commérage. Les maraîchers me saluent. Contrairement aux boutiquiers qui m’observent par leur vitrine avec un air pincé.
Ma main baisse la clenche de chez Lenoir. Il se présente droit sur ses jambes et me salue avec un profond respect :
— Bonjour Madame Gaultier. Que puis-je faire pour vous ?
— Et bien, ma fois, je prépare mon départ de Saint-Vaast, et j’aimerais faire une représentation époustouflante. Je ne suis certaine que d’une chose, il faut que ma tenue soit blanche.
— Symbole de pureté ?
— En quelque sorte.
— Et que puis-faire pour vous ?
— Faites appel à votre imagination.
— Vous en avez de bonnes. Je ne suis pas dans votre peau.
— Vous seriez venu à mon spectacle, vous ne me diriez pas ça.
— Je suis très occupé. Cinq filles à nourrir.
— La tenue doit être légère, flottante. Je tourne dans les airs, je dois donner l’impression de voler, d’être un oiseau…
Il prend une chaise, croise une jambe et pose ses mains jointes sur son genou. Ayant son écoute, je reprends la description de mon spectacle et évoque toute l’ambition que je porte à mon final. L’homme, petit à petit, laisse échapper quelques sourires, et sa curiosité semble titillée. Peut-être le convaincs-je d'assister à une représentation. Me rendant compte que je parle à quelqu’un bien plus passionné par la technique que par l’art, j’explique alors pourquoi certaines parties du costume doivent être parfaitement dénudées. Plus le schéma de ma future tenue se précise, plus son attitude se détend.
Lorsque je quitte sa boutique, il n’a pas reçu la visite d’une seule cliente. Le soleil approche de midi et j’erre devant la vitrine de la bijouterie. J’aurais bien drapé mon personnage de colliers, histoire d’embellir celle qu’on prend pour une fille vulgaire, mais les prix sont exorbitants, et je dois garder l’argent pour creuser jusqu’au métro.
J’entre récupérer des affaires dans la boutique de la lavandière. Devant le comptoir, la femme de l’ébéniste patiente. La belle brune se tourne en entendant la porte s’ouvrir, puis se fige. Mal à l’aise, je lance un bonjour poli. Elle me tourne le dos sans répondre, attendant la lavandière. Ma langue cherche ses mots, puis profitant que nous soyons seules, je lui confie :
— Je suis désolée. Je… Sébastien est bel homme, je n’ai pas su lui résister, alors que je le savais marié… à une belle femme.
Elle ne répond pas. Mes yeux se tournent vers mes pieds. La lavandière apparaît et dépose un panier en osier.
— Et voilà.
— Merci beaucoup.
— Je vais vous chercher ça, Fanny.
La lavandière s’éclipse, tandis que la belle brune me dévisage. Elle soupire et me dit :
— Tout Saint-Vaast ne parle que de vous. Aucun homme qui vous a vu danser ne tarit d’éloge sur vos charmes. Comment mon mari aurait pu vous résister si tous les autres ont cédé ?
— Je vous assure, Sébastien a été le seul. C’était réciproque et je ne voulais pas que cela souille votre réputation. Je n’en ai parlé à personne.
— Parole d’honneur ? sourit-elle.
— Oui.
— Venant d’une femme qui n’en a pas ?
— L’honneur, c’est quelque…
— Vous êtes jolie, m’interrompt-elle. Je ne vous avais jamais imaginé si belle. Si je vous avais connu avant, connaissant votre pouvoir, j’aurais tenu mon mari à l’écart. On ne demande pas au soleil de ne pas briller, ni aux papillons de ne pas aller vers la lumière. Alors restez simplement loin de mon mari, qu’il reste à l’ombre, loin de votre lumière.
La lavandière revient vers nous, alors la brune prend la direction de la porte. Je lui dis :
— Vous êtes plus jolie que moi.
Elle me dévisage en passant la porte. La lavandière me demande :
— Ça sent la rivalité.
— Son mari a sculpté des colonnes au Païen. Et elle a peur que je lui vole son mari. Comme toutes les femmes, ici, je suppose.
— Mon mari assiste à vos spectacles. Je sais juste que lorsqu’il en revient, il faut que j’ouvre les cuisses pour le débarrasser des tensions que vous provoquez. Nous n’avons jamais autant fait l’amour que depuis que vous êtes là.
— C’est plutôt bien, non ?
— Tant qu’il ne prononce pas votre prénom quand il jouit. — Je rougis, elle tapote mes vêtements pliés puis ajoute. — Toutefois, j’aimerais bien connaître votre secret pour les rendre tous aussi fous.
— Venez à mon spectacle.
— Moi ? s’esclaffe-t-elle. Au milieu de tous ces hommes fiévreux ?
— Venez avec un groupe de copines. On fera un coin femmes.
— Vous dîtes ça avec un tel sérieux !
— Pourquoi pas ?
— Vous imaginez ce qu’on dira si moi, je vais voir une autre femme se dénuder ?
— Si vous dîtes que vous y aller pour comprendre votre mari. Vous n’êtes pas curieuse ?
— De vous à moi, je suis une femme excessivement curieuse.
— Je suis certaine que vous n’êtes pas la seule. Jacques a encore une cinquantaine de billets qu’il va vendre ce midi. Je peux vous en garder quelques-uns.
— Je vais y réfléchir.
Sur un sourire, je quitte la lavandière. Les bras chargés, je rejoins le Païen. À l’intérieur, Jacques est en pleine conversation avec trois hommes vêtus de noir. Le plus grand est un quarantenaire avec une écharpe rouge marquée d’une croix êvanique dorée. Sa lèvre inférieure est déformée, son menton est double alors que ses joues sont creuses, son ventre tend sa chemise aux boutons dorés. Il me juge avec un air supérieur. Il articule lentement une odeur de tabac froid :
— La femme qui égare les âmes de Saint-Vaast ?
— Euh, bafouille Jacques. C’est la Pun… je veux dire Fanny, la serveuse.
— La Puterelle de Saint-Vaast. On entend parler de ses exploits jusque dans les villes voisines. Vous pourriez organiser des spectacles itinérants, vous y gagneriez.
— Euh… Fanny, voici Monsieur l’Évêque…
— Thierry De Ribaucourt, et voici l’inquisiteur Jean-Philippe Prévost et son apprenti, Ludovic Blot. Ils enquêtent sur la disparition d’un des leurs.
L’inquisiteur me fait penser à celui que nous avons croisé au nord de Sainte-Martine-du Désert. Il a le visage très fin, des yeux bleus perçants, la peau marquée, et les cheveux blanchis par le soleil. Il a sans doute la cinquantaine, mais son regard est vif, bien plus que celui de son apprenti. Ce dernier à peine la vingtaine semble endormi, le visage mal rasé.
— Comme je le disais, reprend Jacques. Fanny et Jésus étaient en voyage à La Main pour… prospecter un peu sur la tendance des restaurateurs dans les grandes villes. Moi, j’ai croisé votre homme si c’est celui auquel je pense. Un peu comme vous, il s’est arrêté à cause de l’enseigne. Nous ne croyons pas en Dieu, mais nous respectons les idées de chacun.
Les yeux de l’Évêque me transpercent :
— Pourquoi vous ne croyez pas en Dieu ?
Sentant bien le stress de Jacques, j’hésite à répondre et ne trouve aucune explication à inventer. Je m’entends répondre :
— Ben, je ne l’ai jamais rencontré.
Jésus éclate de rire depuis le fond de la salle. Jacques essaie de retenir un sourire et l’Évêque ne cille pas :
— Que la foi de ce pauvre homme soit ébranlée, je peux le concevoir. Je connais également l’histoire de la famille Tardif. Mais vous à qui le Seigneur a fait don de beauté, que lui reprochez-vous ?
Jésus ne parvenant pas à cesser de rire, je pince les lèvres pour en pas rire à mon tour.
— Je ne lui reproche rien, c’est juste que je ne l’ai jamais vu.
L’inquisiteur et son apprenti sont tendus comme des arbalètes, agacés par le fou-rire de l’aveugle. Je peine à me retenir de sourire. L’Évêque insiste :
— A-t-on besoin de voir pour croire ?
— Non, réponds-je, on peut aussi entendre.
— Riez, Madame, mais ne riez pas du Seigneur, il ne vous le rendra pas. Monseigneur Prévost, vous commencerez votre enquête à partir d’ici. Il n’y a nulle coïncidence entre la disparition d’un exorciste et d’un inquisiteur quand les maisons de débauche se multiplient.
Les trois hommes s’en vont sans un mot de plus, alors que les premiers clients entrent.
— Merde ! s’exclame l’un deux. C’est Ribaucourt !
— C’est qui ce type ? demandé-je.
Jacques se racle la gorge puis me dit :
— C’est un des évêques les plus influents de France. Très connu dans toute la région. Il n’y aurait que lui, je ne me méfierais pas, mais celui qui le suit comme son ombre, c’est Prévost.
— L’inquisiteur Prévost ? questionne le client.
— En personne, acquiesce Jacques. Celui qui peut te faire avouer que tu es une femme et que tu t’appelles Albertine. Il va rapidement faire le lien entre la mort de l’exorciste et toi, Fanny. Il n’ira pas s’en prendre au shérif, mais il voudra comprendre ce qui s’est passé. Ce n’est plus qu’une question d’heures.
— Ce n’est pas très rassurant, ta façon de dire ça.
— Nous verrons bien. Tu ne sors pas d’ici cet après-midi.
— Bien.
La foule continue d’arriver, interrompant la discussion.
Durant le déjeuner, l’arrivée de l’Évêque De Ribaucourt est le sujet phare. Une grande majorité est persuadée qu’il est venu fermer Le Païen, dont la réputation commence à s’étendre au canton. Les rumeurs se suffisent à elles-mêmes pour nous construire un alibi. Chacun ignorant la présence de l’œil dans mon ventre, la version populaire veut que l’exorciste pensait que j’étais possédée par un esprit me poussant à l’exhibition. De surcroît, un esprit qui, au travers de la danse, est capable de générer chez les hommes une dévotion maléfique.
Durant le service, j’aperçois la lavandière venir parler à Jacques au comptoir. Je suis certaine qu’elle lui achète des billets, mais son regard ne croise pas le mien une seule fois.
Alors que nous servons les desserts, Christophe se fige, paralysé par l’entrée de sa dulcinée. Elle rougit timidement puis s’adresse à Jacques. Les hommes à la table s’exclament :
— Va embrasser ta future fiancée !
Intimidé, Christophe s’avance vers elle. Une soixantaine de paires d’yeux le suivent en silence, plombant encore plus le courage de Christophe. Il lui fait la bise et un cri de déception s’élève des tables. Les deux adolescents pivoines regardent leurs pieds. Jésus qui a saisi l’ambiance joue des notes espacées de suspens.
— L’Estropié ! Joue-nous quelque chose de romantique ! s’exclame une voix.
Le pianiste s’exécute, mais les deux tourtereaux ne se donnent pas en public. Lorsqu’elle quitte la taverne, un nouveau cri de déception s’élève de tables. Poursuivant mon service, Christophe m’explique :
— Elle est venue chercher des places pour le spectacle, pour elle, sa mère et son père.
— Fuck ! Je n’y crois pas !
Je sens une certaine pression dans ce changement de public. Les Lenoir ne seront pas les plus faciles à convaincre, et il est hors de question que je change mon spectacle. Le côté rassurant, c’est que la présence des trois hommes d’église ne les a pas réfrénés. Ou bien peut-être se disent-ils qu’il s’agit de la dernière représentation et que ça aurait été dommage de ne pas me voir une fois.
La foule quitte la table assez vite, la messe étant animée par Monseigneur De Ribaucourt, tous ont envie d’y assister. Même les moins croyants de nos clients veulent entendre la voix du célèbre évêque.
— C’est une personnalité, m’explique Jacques.
— T’as vendu toutes les places ?
— Oui.
— Combien de places a pris la lavandière ?
— Deux places. Gilles Gros a également pris un ticket, ainsi qu’Ernest Paul.
— Quoi ? Je lui fais encore de l’ombre ?
— Je pense que c’est plus personnel. La femme d’Orvain a entendu dire qu’il serait assez nerveux depuis qu’on lui fait de l’ombre.
La silhouette du shérif passe le portillon, puis il ferme la porte vitrée par-dessus pour isoler notre conversation de la rue. Il tousse et sa voix poussiéreuse nous salue :
— Bonjour.
— Comme va le Shérif ? demande Jacques
— Devine.
Jésus répond depuis son piano :
— Comme un loup qui a senti l’odeur d’un autre mâle sur son territoire.
— On peut dire ça comme ça. Je voulais profiter de la messe pour que nous nous entendions sur nos versions. Jean-Philippe Prévost voudra vous interroger une fois qu’il sera passé à mon bureau. Tout le monde sait ce que l’exorciste a voulu faire. Par chance, il n’a pas décrit le démon à ses acolytes.
Je propose :
— Nous pouvons dire qu’il pensait que j’étais sexuellement possédée, c’est ce que tout le monde raconte.
Le shérif me donne raison en me désignant de la main, et conclut :
— Le reste, ça s’est passé exactement comme ça s’est passé.
— Pour La Main, indique Jacques, j’ai dit que la Punaise et l’Estropié étaient parties voir la restauration des grandes villes.
— Le mensonge ne tiendra qu’un temps. Vous n’avez pas dû être beaucoup vu à La Main.
— Non, et nous étions accompagnés par tes fils, rappelle Jésus. Ça fait louche.
— Pas après une agression par un exorciste fou.
— Ah oui.
— Je ne comprends pas, avoué-je. Je croyais que c’était vous qui représentiez la loi, pas des hommes d’église.
— Je représente la loi de la République. Ils représentent les affaires de l’Église Êvanique. Sitôt qu’une affaire implique l’un des leurs, c’est à eux d’enquêter.
— En attendant, un petit whisky ? propose Jacques.
L’après-midi passe sans que le fameux inquisiteur ne pointe son nez. Le seul qui s’amène une heure après le départ du shérif, c’est le maire, pour nous assurer que quoi qu’il arrive, la fermeture du Païen n’aura pas lieu. Nous terminons la soirée par une belote, sans être interrompus. Tout en jouant, je me demande si je n’aurais pas moyen de tricher en utilisant l’œil.
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