48. Plan de contre-attaque
Une grande partie de la soirée, les gloussements de Martine, prélude d’une symphonie de gémissements obscènes, ont traversé les murs en bois de l’étage. Ce nouveau concerto de Jésus m’a fait en partie oublier l’interrogatoire traumatisant, et la fatigue a fini par m’abattre.
L’éreintement des derniers jours est telle que le coq ne m’a pas réveillée. Lorsque je descends les escaliers, juste vêtue de ma chemise de lin vert pistache, la cuisine est déserte. Les voix m’attirent vers la salle de service, où le soleil traverse avec force les vitres de la salle principale. Martine et Jésus sont assis avec les deux jumeaux. Leur présence me vole un sourire, tandis que leurs yeux s’attardent sur mes jambes nues. Martine me charrie :
— Alors, la Belle au Bois Dormant ?
— Dis celle qui a ri toute la nuit, répliqué-je.
Paniquée, elle porte ses doigts à sa bouche
— Je t’ai empêché de dormir ? Je suis désolée. Jésus me faisait rire…
— Pas grave. Depuis le temps que j’en rêvais, de cette grasse matinée.
Je poserai bien un baiser sur la joue imberbe des deux jumeaux, mais je leur en veux de ne pas être passée me voir depuis le spectacle. Je m’assois sur une chaise entre Jésus et Martine, puis observe la carte de France étalée devant eux. Le Royaume de Suisse mange toutes les Alpes françaises et italiennes. La République d’Allemagne englobe la Belgique comme le Luxembourg, et commence à deux cent kilomètres de Paris.
Daniel pointe son doigt sur la baie à l’ouest de Saint-Vaast.
— Sais-tu ce qu’il y a ici ?
— Le Mont-Saint-Michel ?
Ils écarquillent les yeux.
— C’est un peu trop loin de la côte, non ? me dit Martine.
— Il y a la Cité Pieuse, répond Daniel. Et dans sa bibliothèque, tous les secrets de l’Église Êvanique y sont conservés.
— Et ? questionné-je.
— Martine nous a dit que l’évêque De Ribaucourt connaissait l’existence des yeux. Donc tout ce qu’il y a sur les voyages entre les mondes est consigné là-bas. Les croix que nous avons positionnées sont les sites condamnés par l’Église.
Je reconnais l’emplacement de la mine des marais ainsi que celui du village fantôme.
— Il n’y en a que trois, dis-je.
— Nous n’avons mis que ceux que nous connaissons, reprend Daniel. Ça, c’est un endroit que notre père connaît, juste au nord de Port-Briec, ça s’appelle le Rocher. Il y vivait autrefois une sorcière.
— Mais, souligne Urbain, rien ne dit pourquoi il a été fermé. Lutte de pouvoir ou passage vers un autre monde.
— Toutefois, reprend Daniel, au scriptorial, nous pouvons trouver la carte de tous les sites liés aux passages entre les mondes.
Dubitative, Martine demande :
— Et ce scriptorial est accessible à tout le monde ?
— Non, reconnaît Daniel. Mais notre père a travaillé pour l’Armée Êvanique de France. Il a fait partie des protecteurs des remparts, et il nous a dessiné des plans pour y accéder.
— Il faudra dérober les clés pour y accéder, ajoute Urbain. Mais les tours de passe-passe, c’est notre passe-temps. L’idée, c’est d’y entrer comme pèlerins, y passer quelques jours, en commençant par prier pour se fondre dans la masse.
— Sinon, poursuit Daniel, nous pouvons aller directement au Rocher explorer les ruines du château de la sorcière.
— Ça me paraît plus raisonnable, indique Martine.
J’opine de la tête en apercevant une délégation de femme passer devant les vitres. Martine qui les aperçoit conseille :
— Pliez la carte.
Urbain et Daniel unissent leurs gestes pour replier la carte, et les femmes entrent dans la taverne. Dans le lot, se tenant en arrière, la colère dans les yeux, se trouve la femme de l’ébéniste. Leur tête de file, une quinquagénaire élégante avec des boucles anglaises, prend la parole avec une voix douce presque enfantine :
— En tant que Présidente de l’AFSV, je suis venue vous demander solennellement de cesser vos spectacles d’exhibition.
— C’est qui celle- là ? me demande Martine comme si les intruses n’existaient pas.
Je fais signe que je ne connais pas. La femme soupire d’agacement :
— L’Association des Femmes de Saint-Vaast. Nous nous battons tous les jours pour que les femmes accèdent à des statuts identiques aux hommes. Nous sommes des personnes complémentaires, pas inférieures aux hommes.
— Tout à fait d’accord, opine Martine.
— Moi aussi, dis-je.
— Je ne vois pas le rapport avec le spectacle, conteste Martine.
— Votre spectacle dégrade l’image de la Femme.
— Pourquoi ? s’étonne Martine. Il n’y a pas un homme qui saurait faire ce qu’elle fait.
— L’exhibition n’est pas un art. Vous ne vous rendez pas compte de la mauvaise influence que vous avez sur des jeunes maris influençables. — Sa voix se noue de dégoût. — Il y en a qui ont même demandé à leur épouse de raser leur toison.
— Vous vous rasez bien les jambes, riposte Martine. Pourquoi pas le minou ? Et puis vous n’avez qu’à dire à vos hommes d’en faire autant. C’est beau aussi un homme épilé, pas vrai ?
— Ah moi j’adore, confirmé-je.
— Ce n’est pas des grenouilles de bénitiers qui vont nous faire la leçon, poursuit Martine en colère. Si vous êtes l’égal de vos hommes, empêchez-les de venir à son spectacle, et laissez-la en paix.
— Bien évidemment que nos maris n’assistent pas à ces exhibitions malsaines. Notre devoir est de protéger toutes les familles de Saint-Vaast.
Je m’agace à mon tour :
— Allez d’abord faire du ménage à la Goutte Blanche.
— Nous ne cautionnons pas ce qui se passe à la Goutte Blanche. Mais ces femmes sont exhibées comme des animaux à la foire, uniquement depuis que vous êtes là. Vous avez fait empirer leur condition.
— Moi ? Ce n’est pas moi la patronne de la Goutte Blanche ! C’est Ernest Paul.
— De toute façon, nous ne sommes pas là pour parler de la Goutte Blanche, nous sommes là pour parler du Païen. Je vous annonce solennellement que nous bloquerons l’accès au prochain spectacle.
Je me lève en soupirant.
— D’accord…
Elle détourne le regard et me supplie :
— S’il vous plaît, cachez vos jambes.
Je m’adosse à la table et les croise l’une devant l’autre.
— Je dis d’accord, nous n’allons plus faire de spectacle.
— Quoi ? s’étouffe Jésus.
— Vous dites ça pour me faire plaisir, soupçonne mon interlocutrice en ramenant ses yeux vers moi.
— Non. C’est vous la Présidente des Femmes. Il faut montrer que vous avez du pouvoir sur la ville, c’est important pour les femmes.
Je lui tends la main avec l’air le plus sincère du monde. Elle hésite, puis s’avance pour sceller le pacte. Mal à l’aise, peu habituée à ce qu’on lui cède, elle dit :
— Bien… Mesdames, repartons.
Elles sortent de la taverne muette de perplexité. Je dis à Martine qui me regarde avec des yeux incrédules.
— Quoi ? J’ai assez d’argent. Nous allons au château de la sorcière, il y en a pour quelques jours. Si ça ne nous ramène pas chez nous, nous allons à la Cité Pieuse. Soit nous rentrons chez nous et dans tous les cas, il n’y aura plus de spectacle, soit nous revenons dans assez longtemps pour que les hommes forment une contre-association. Nous allons bien marquer sur l’ardoise que tous les spectacles à venir ont été annulés par leur association.
Martine se lève, ravie :
— Ça je m’en occupe. Où est la craie ?
— Derrière le comptoir.
Martine trotte à travers la pièce.
— Tu pourrais être stratège, me dit Urbain.
— Je rebondis sur une occasion. Même sans ça, si je ne devais pas rentrer chez moi, je continuerais.
— Pourquoi ? demande Daniel.
— Parce que ça fait plaisir aux gens, et que je n’ai pas envie de perdre mes acquis, donc il faut que je continue de pratiquer.
Les jumeaux échangent un regard déçu. Je claque des mains :
— Bon ! On se prépare le petit voyage jusqu’au château hanté ?
— Il est hanté ? demande Jésus.
— Ça t’effraie ? me moqué-je.
— Moi ? Cela fait quelques années que je n’ai plus peur de voir un fantôme.
Les jumeaux pouffent de rire.
— Nous partons avec le prochain train pour Port-Briec. Il faut ensuite prendre les chevaux ?
— C’est ça, acquiesce Urbain.
— Est-ce que vous pouvez m’acheter mon billet, je n’ai pas le droit de sortir sans escorte. Et je demanderai à Jacques de contacter son frère. Je suis trop impatiente de revoir Marmiton.
Christophe et son père rentrent du marché, évidemment surpris par la belle écriture de Martine sur le tableau noir à l’entrée. J’explique à Jacques notre plan, calmer l’association des femmes tout en leur attirant les foudres des hommes, le tout pendant que nous partons à l’aventure. Jacques ronchonne à l’idée que je rentre chez moi. Il s’est habitué à cette idée de vivre comme un riche propriétaire de club de striptease.
Lorsque les clients m’interpellent durant mon service, je leur raconte que la Présidente de l’AFSV m’a convaincue d’aller chercher une autre ville qui accepterait d’ouvrir une taverne de charme, et que si ça ne fonctionnait pas, je suivrais les conseils de l’évêque de Ribaucourt en créant un spectacle itinérant.
La déception est immense, et cela s’entend dans le brouhaha du repas.
Dans l’après-midi, le maire nous rend visite, outré par la nouvelle qui lui est parvenue. Je lui ai répondu que ça faisait trop de monde qui voulait faire fermer le Païen. Il proteste que l’Église n’a pas à se mêler des histoires de sa municipalité et il annonce qu’il convoquera la présidente de l’association des femmes.
Le soir tombe sur Saint-Vaast. Mon paquetage est près. Quitter le confort de la taverne est aussi pénible que l’aventure est attrayante. Assise sur le parquet à côté de Jésus, je cherche mes notes sur la guitare. Martine revient vers nous :
— Mes affaires sont prêtes. — Déconcentrée, je pose ma guitare. — Stressée ?
— Un peu. À part quand je suis partie à Port-Briec, à chaque fois il m’est arrivé des crasses.
— Il n’y a pas de raison que ça se passe mal. Et puis, il y a les jumeaux, ils sont plutôt beaux garçons. — Je hausse les épaules. — Tu ne trouves pas ?
— Ils sont beaux mecs, ils sont même très charmants.
— Mais ? Ils ne sont pas ton genre.
— Si, ça se pourrait. Mais je sens qu’il y a une barrière. Ça vient d’eux.
— C’est une apparence. Si tu veux, je mènerai ma petite enquête.
— Ils ne vont pas se confier à toi, dit Jésus. Moi je saurais les faire parler.
— Ne vous en faites pas, dis-je. Mon but, c’est de rentrer chez moi.
Jacques tourne la clé dans la porte.
— C’est arrangé avec mon frère. Mais il a une génisse qui va vêler dans la nuit, donc on ira les chercher demain matin à la ferme.
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