52. Bain de chaleur

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La nuit a été mauvaise, hantée par les souvenirs de la veille, réveillée trois fois par des maux de ventre qui se sont soldés en une diarrhée brûlante. J’aimerais ne pas avoir rencontré cette femme au visage-miroir. Je ne sais pas quoi penser d’elle, car elle me condamne à une mission qui me paraît impossible tant les informations dont nous disposons sont faibles. Les frères Urbain et Daniel ont l’air confiant d’y réfléchir une fois au pied du mur, mais pas moi. Les braqueurs de haut vol qui réussissent dans les films ont toujours deux coups d’avance sur leurs adversaires.

Le premier œil que j’ouvre est celui de mon ventre. À travers lui, j’observe le ciel exempt de nuage qui commence à s’éclaircir. Je ne sais quoi penser de ce parasite, maintenant que je sais d’où il sort. Je m’assois en ouvrant les paupières et en laissant ma propre perception des choses parvenir à mon cerveau. Jésus, ronfle sur le dos, l’œil droit tuméfié indiquant que ce n’est pas aujourd’hui qu’il pourra voir à quoi je ressemble. Martine qui l’observe avec compassion et inquiétude tourne la tête vers moi. Elle me paraît vieille et déprimée.

— Il va s’en remettre, dis-je.

— Je sais, je sais… Toi ça va ? Tu as dormi ?

Je secoue la tête. Je ne parviens pas à me faire un avis, ni sur ce que j’ai vécu, ni sur ma décision d’aller à la Cité Pieuse. J’ai envie de retourner au Païen, de danser, d’oublier cette parenthèse surréaliste, de rentrer chez moi. Peut-être mon cerveau n’est-il pas conçu pour vivre tout ça. Je confie :

— Je rêve de m’endormir et de me réveiller chez-moi.

Elle me dit :

— J’ai longtemps espéré ça. Me retrouver dans mon lit, réveillée par les cris de mes garçons. Prendre mon petit-déjeuner avec mon mari, savourer un bon thé avec Milène Farmer en fond sonore.

Elle sourit à ce mélange de souvenirs et d’envie.

— Ce n’est pas ma came, confié-je. Ni les enfants, ni le thé, ni Milène Farmer… Mais en l’occurrence, entendre Milène Farmer ça me ferait plaisir. Même entendre du Jul, ça me ferait plaisir.

— Je ne connais pas.

— Tu n’as rien manqué.

— Vous êtes obligées de caqueter si tôt ? grommèle Jésus.

— Désolée mon chéri, s’enflamme Martine.

Elle l’embrasse sur le front, et il sourit à cette douceur. Il se redresse, se frotte les mains et questionne avec enthousiasme :

— Qu’est-ce qu’on mange ?

Martine a un mouvement de surprise, peu habituée aux sursauts de bonne humeur de l’Estropié.

— Ça va mieux, on dirait. Tu n’as plus mal ?

— Si, un mal de chien, mais c’est une douleur enthousiasmante. Ça veut dire que je vais bientôt voir ton visage.

Martine s’attendrit. Je me lève, puis observe les deux jumeaux couchés sur le dos. D’une voix douce, je leur fredonne :

— Debout les gars, réveillez-vous, il va falloir en mettre un coup.

Martine, prend la suite :

— Debout les gars, réveillez-vous, on va au bout du monde.

Les garçons finissent par ouvrir les yeux.

Après un déjeuner frugal, nous avons repris la route, guidés par les jumeaux. J’aurais cru que cette réalité était l’enfer tant le soleil est chaud, mais c’était avant de connaître le monde des yeux-serpents.

La silhouette de Port-Briec se découpe sous le ciel bleu et lumineux. C’est un véritable soulagement de voir cette petite colline couverte de bâtisses. Enfin la civilisation ! C’est comme s’éloigner de la folie. Sitôt que nous descendons la falaise, j’annonce :

— On fait une pause par la plage ! J’ai besoin de me décrasser.

Je tire les rênes de Marmiton qui trotte sans hésiter vers l’eau pour se rafraîchir les pâturons. Ses sabots fendent l’écume, ses oreilles droites de joie. Au diable, les méduses ! Préférant sentir l’iode que la mort, je déchausse mes bottes, les lance à distance de l’eau, puis me jette de la selle. La mer m’enveloppe d’une fraîcheur bienfaitrice.

Du haut de leurs chevaux, les jumeaux me regardent avec circonspection.

— Vous ne savez pas nager ? leur demandé-je.

— Ce n’est pas recommandé pour nos revolvers, répond Urbain.

— Vous avez peur d’être attaqués ?

Je défais ma chemise, puis la tord pour en extraire l’aura de la femme-miroir. Martine à vingt mètres de nous, aide Jésus à descendre de Mirabelle. Je provoque mes deux gardes du corps.

— Le premier qui descend a le droit à un câlin. — Mes mains dégrafent mon soutien-gorge. — Vraiment pas envie ?

Les deux frères s’observent, partagés entre appétit et fraternité. Finalement, ils ne bougent pas. J’essore mes vêtements un à un, plonge mes cheveux pour changer leur odeur, puis renfile ma lingerie avant de quitter l’eau, en captivant l’œil des jumeaux. J’étale ma chemise et mon pantalon sur le sable chaud.

— Je vais sécher un peu avant de me rhabiller.

— Nous allons chercher des billets de trains et un hôtel, déclare Daniel.

Leurs montures les éloignent de nous. Tandis que je me place face au soleil pour faire évaporer l’eau sur ma peau, Martine et Jésus me rejoignent. La quinquagénaire me confie :

— D’un sens, je suis contente que Jésus ne voie pas encore. Je suis extrêmement jalouse.

— Flattée.

Martine s’extirpe de sa robe et l’étend sur le sable avant de tourner ses seins lourds et pâles vers le soleil. Nous nous asseyons côte à côte, et elle me confie :

— Il y a longtemps que je n’ai pas pris de telle liberté.

— De quoi ? Bronzer ?

— Les gens ici se choquent si facilement. J’espère que le shérif de Port-Briec ne nous apercevra pas.

— Au pire, je lui paierai l’amende… avec mes billets mouillés.

Elle me mate quelques longues secondes avant de dire :

— C’est curieux que les garçons soient partis acheter des billets au lieu de rester à profiter de ton charme. Il n’y a pas urgence à acheter les billets de trains.

— Ils sont mal à l’aise.

— Je pense qu’ils sont homosexuels. — Je pouffe de rire. — Je suis sérieuse.

— Non. Je leur plais, je le sais car j’ai surpris une de leur conversation. Mais cela les dérange que je sois une danseuse. Ma réputation est plus forte que leur désir. Du coup, ils ont des vues sur une certaine Charline… apparemment aussi jolie que respectable.

— Je sens que ça te chagrine.

Je hausse les épaules.

— Je ne suis pas amoureuse, et de toute manière, je veux retourner dans notre monde.

Elle a un sourire moqueur :

— Tu ne me feras pas croire que tu t’en moques. Même moi je suis sous leur charme.

— Pardon ? s’exclame Jésus.

— Ils en ont moins que toi, mon chéri.

— Ils sont mignons, reconnais-je, plus ouverts que la normale de ce monde. Mais c’est tout.

— Mais ça te chagrine qu’ils préfèrent cette Charline à toi.

— Pourquoi ça me chagrinerait ?

Elle rit :

— Tous les hommes de Saint-Vaast bavent à l’évocation de ton nom, et les deux plus mignons te résistent. Comment ton égo de princesse pourrait l’accepter ?

— Mon égo de princesse ? Je n’ai pas un égo de princesse.

— Si, tu es belle et tu le sais, et tu en joues tout le temps, ça se voit.

— Je sais que je suis belle, tout le monde me le dit. Ce n’est pas pour ça que j’ai un égo de princesse.

Jésus met son grain de sel :

— Moi je suis d’accord.

— Merci Jésus, soupiré-je.

Martine rit.

— Ce n’est pas péjoratif. C’est juste que je sais que tu es vexée que les jumeaux ne te regardent pas.

Un peu énervée d’être jugée de fille superficielle, je réplique d’un ton un peu acerbe :

— Petit un, les jumeaux me regardent et mon égo s’en satisfait bien. C’est juste qu’ils ne veulent pas aller plus loin, et ça, ça va bien à la princesse qui veut retourner dans le monde où elle n’est qu’une fille parmi les autres. Oui, je suis très cérébrale, comme fille. Et Petit deux, peut-on parler d’égo de princesse à une fille qui survit à la limite de la prostitution ?

Elle pose sa main sur la mienne :

— Désolée. Je voulais juste te titiller, pas t’énerver. Pour moi tu as plus le caractère d’une aventurière. Franchement, la journée d’hier, tu as montré combien tu avais des couilles, et je t’admire.

— Merci.

Sa main se retire et nous fermons les yeux pour nous laisser pénétrer par le soleil et le chant de l’océan.

Après un tour sur le marché, nous remontons tôt à un hôtel près de la gare. Les garçons ont réservé trois chambres. Une pour le couple quinquagénaire, une pour eux, et une pour moi. Assise dans le hall, j’attends seule que la mienne soit préparée avec l’exigence d’un bac d’eau chaude. Je tue le temps en faisant une patience avec les cartes de Jésus. La petite femme de chambre aux yeux cernés vient vers moi :

— Madame, votre bain est prêt.

Mes doigts ramassent les cartes, puis mes pas emboîtent les siens dans l’escalier de pierre menant au premier étage. Elle pousse la porte et désigne le paravent de la main.

— Pour cinquante francs, je peux laver vos cheveux et les peigner.

— C’est cool, ça. Avec un petit massage des épaules ?

Elle acquiesce d’une inclination de la tête. Je sors trois billets de ma poche et les lui tends. Elle me laisse me déshabiller derrière le paravent, à côté du bac d’eau tapissé d’un drap blanc et immaculé. Sitôt qu’elle entend ma jambe fendre l’eau tiède, elle me rejoint. Sa main délicate m’invite à me pencher en avant, le temps de verser l’eau sur ma tête. Puis, elle écrase une pierre de savon entre ses paumes, jusqu’à les faire mousser. Ses doigts s’enfoncent dans mon cuir chevelu. Le front posé sur mes genoux, je me laisse totalement aller. Ses doigts glissent de ma nuque au milieu de mon dos, écrasant les nœuds de stress laissés par la mésaventure. C’est divin ! Les émotions ressurgissent, humidifient mes yeux que je laisse couler secrètement. Le monde de la Forge et sa pestilence s’éloigne enfin, comme si la douceur venait le chasser. Seulement lorsque je somnole sous sa douceur, la femme peigne mes cheveux encore noués de savon. Il me faudrait un massage comme ceci toutes les semaines.

Elle termine après avoir rincé et repeigné mes cheveux. Elle se redresse, puis s’éclipse après.

— Bonne toilette. Vous pourrez m’appeler quand vous aurez fini.

Seule, immobile, incapable de bouger, je me dis que j’aurais mieux fait de faire ma toilette avant d’être ainsi détendue. Ma main glisse dans le gant, puis je commence par mes pieds. Lorsque je termine, que l’eau est devenue grise, j’enjambe le bord du bac. Mon œil ombilical m’observe dans la grande psyché. Je m’adresse à la femme-miroir.

— Je suppose que vous m’espionnez. Nous sommes à Port-Briec. Notre train part demain pour Saint-Vaast. Le temps de trouver un plan, de nous reposer un peu, de laver les fringues, et nous repartirons pour la Cité Pieuse. Les jumeaux sont persuadés de réussir.

Je tourne le dos au miroir avant de m’enrouler dans la serviette blanche. De me savoir matée par la martyre pondeuse d’yeux me rend pudique. Lorsque je me tourne vers mon reflet avec ma trousse de maquillage, l’œil ne peut plus lui renvoyer mon image. Le mascara épaissit discrètement mes cils et fait ressortir le bleu de mes yeux. On frappe à la porte, et la voix d’un des jumeaux lance :

— C’est nous.

— Je ne connais personne qui s’appelle Nous.

— Urbain et Daniel.

J’ouvre la porte en souriant autant de ma blague que d’imaginer à l’avance leur regards ébaubis se poser sur mes épaules nues. Leurs yeux bleus se figent et aucun mot ne sort de leur bouche.

— Vous voulez entrer ?

— Nous allions prendre un verre avant le dîner, déglutit Daniel.

— Entrez, je vais m’habiller.

Je m’attends à un refus, mais Urbain s’avance, et ils ferment la porte derrière eux. Je m’agenouille sur mon paquetage pour choisir un string et une culotte. Me tournant vers eux, je demande :

— Vous préférez laquelle ? Celle-ci ? Ou celle-ci ?

Ils haussent les épaules simultanément. Leur regard se portant d’avantage sur le string, je l’enfile dos à eux avant d’enlever la serviette. C’est amusant de faire un striptease déchronologique. J’enfile ma chemise sans mettre de soutien-gorge, et la boutonne qu’à mi-hauteur avant de leur faire à nouveau face. Je glisse mes doigts dans mes cheveux détachés, savoure leur état captif, puis me penche pour ramasser mon pantalon.

— Voilà, je suis prête.

— Tu devrais attacher tes cheveux, suggère Urbain.

Sans les lâcher du regard, je noue un chignon rapide, puis je passe mes bras autour de leur cou respectif.

— Et là ? Je suis présentable ? — Daniel hasarde un regard par le col de ma chemise. — Ou est-ce que j’ai l’air d’une catin ?

Ils rougissent, et Urbain balbutie :

— Tu es toujours présentable.

— Je vous aime bien, les garçons. Vous allez me manquer quand je serai rentrée chez moi. J’espère juste avant que nous nous séparions, que vous me voyez comme une fille et que vous mettiez de côté la danseuse. — Je pose ma bouche sur celle d’Urbain, puis sur celle de Daniel. — On y va ?

Mes bras se dénouent de leurs épaules, et ouvrent la porte. Mes lèvres se pincent de malice pour chercher le goût des deux baisers trop courts. Je me demande lequel des deux fera le prochain pas vers moi. Je parierais sur Urbain.

Le repas avec Jésus et Martine se termine. Il règne une certaine bonne humeur, car nous décompressons complètement. Martine et moi rions facilement, nos yeux se soulignent de cernes. Alors que nous avons mis sur la table le sujet de l’équité entre les sexes, Jésus vient d’expliquer qu’il ne voudrait pour rien au monde retrouver l’usage de ses jambes, car ainsi son amante ne pourrait jamais lui reprocher de ne pas l’aider dans les tâches ménagères. Les larmes de rire ruisselant sur ses joues, Martine déclare forfait :

— Pfiou ! Sur-ce, je vais me coucher, je suis fatiguée.

Urbain me dévorant des yeux, je laisse le couple s’en aller pour rester seule avec les jumeaux. Je les titille avec le sourire :

— Alors ? La théorie de l’équité entre les sexes ?

— Le respect mutuel, c’est important, reconnaît Daniel. Et si en effet les femmes parviennent à faire des tâches d’hommes, les hommes doivent pouvoir faire des tâches de femmes, puisqu’elles sont plus faciles.

— Mais élever les enfants, c’est quand même, d’instinct naturel, plus un truc de femme, ajoute Urbain.

— Vous ne valez pas mieux l’un que l’autre, dis-je.

Urbain a l’air déçu de m’avoir blessée. Je me lève de table et leur demande :

— Vous m’accompagnez jusqu’à ma chambre ?

Ils se lèvent de concert et m’emboîtent le pas dans les escaliers. Tout en gravissant les marches, je déboutonne un bouton de ma chemise. Lorsque j’arrive à ma chambre, je me tourne vers eux. Urbain me plaque soudainement dos à la porte et m’embrasse. La surprise de cette ardeur passée, ma langue investit sa bouche, provoquant un mouvement de surprise de deux secondes.

— Urbain ! proteste son frère. C’est une…

— Une quoi ? demandé-je. Si tu n’es pas d’accord, tu peux fermer les yeux. À moins que tu ne sois jaloux.

Urbain se pousse pour lui laisser la place en me désignant de la main. Je suis surprise du partage naturel qu’il propose. Le baiser a ouvert ma chemise et dévoile un de mes seins. Daniel danse d’une jambe sur l’autre avant de me prendre les hanches entre les mains. Sa bouche accueille ma langue avide de réconfort. Lorsque nos visages s’écartent, il conclut :

— Nous en reparlerons à Saint-Vaast.

Ses yeux se posent automatiquement sur ma poitrine, puis il s’éloigne. Urbain me vole un baiser avant de suivre son frère. Un sourire de victoire fend mon visage avant que je m’enferme dans ma chambre. Pari gagné !

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