54. La traversée (partie 1/2)

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Les jumeaux patientent, les mains jointes sur le pommeau de leur selle. Marmiton et Mirabelle sont harnachés. Martine caresse le visage de son amant sur le départ. L’aube pâlichonne effleure la cime des arbres. Mes bras enveloppent la tête grise de ma monture câline. Tout en zyeutant la cambrure de mes reins, le frère de Jacques a un rictus :

— Tu l’aimes bien.

— C’est réciproque.

— Si tu veux, je te l’offre.

— Il n’y a pas de pâtures où je vais.

— On peut arriver à un accord.

Sachant très bien la lubricité que cache son esprit, je réponds poliment :

— C’est gentil, mais il sera plus utile à quelqu’un d’autre.

Martine laissant enfin Jésus se hisser en selle, je mets pieds à l’étrier. L’âne ne bouge pas d’un millimètre.

— Il t’a bien adoptée.

— C’est un mâle. Comme tous les mâles, il aime être chevauché. Il préfère à cru, quand je le chevauche nue.

Emmanuel se retrouve scotché par son imaginaire, et moi, je talonne mon hongre gris. Les jumeaux font tourner leurs chevaux vers l’Ouest encore noir. Quetsche, prévue pour la femme-miroir, nous suit sans cavalier. Jésus me dit :

— Tu ne devrais pas le provoquer. Emmanuel pourrait être violent.

— C’est la dernière fois que je le vois. Si ça ne fonctionne pas à la Cité Pieuse, je n’aurais aucune raison de lui emprunter Marmiton.

— Oui.

— Et toi ? Ton œil est ouvert.

— Oui, mais je n’ai toujours pas l’image.

— Dommage. Tu n’auras pas vu Martine avant de partir.

— Je ne suis pas à quelques jours près. Je la verrai au retour. On dira que j’ai retrouvé la vue grâce à un miracle à la Cité Pieuse. Une bonne affiche pour l’Église, non ?

— Certes.

Tout le long de cette discussion positive et pleine d’ironie, le ciel se colore, et l’air se réchauffe déjà. Les chevaux des jumeaux nous conduisent avec sérénité jusqu’à la grève, où un octogénaire aux cheveux longs et au visage abimé par le sel nous attend. Il est plutôt petit et reste sur le haut de son cheval. Urbain dit :

— Nous vous présentons Albert, le plus vieux passeur de pèlerins.

— Salut Albert, répond Jésus.

— Salut Jésus. Je suis surpris de te voir. Tu n’es pas le plus fervent êvanique que je connaisse.

— Des rumeurs disent qu’un miracle pourrait me faire retrouver la vue. Cela pourrait changer ma façon de voir Dieu.

— Et c’est la catin de Jacques qui t’accompagne ?

— J’espère bien racheter mes pêchés, mens-je.

— Bien, allons-y, suivons la marée qui se retire.

— Nous vous payons les mille cinq cent francs ? demandé-je

— Ça attendra d’être arrivés, il ne faut pas perdre de temps.

Bien que confiant dans l’idée d’être payé, il me dévisage avec mépris. Son cheval noir se tourne vers l’étendue de sable humide que la marée dévoile. Avec le soleil qui se lève dans notre dos, les flaques prennent des reflets rougeoyants magnifiques.

Un peu en retrait des trois autres cavaliers, je dis à Jésus :

— Je voudrais trop que tu vois ça, tellement c’est beau.

— Je te crois.

— Tu sais, je n’ai pas vu avec l’œil de manière naturelle. Il a fallu que je fasse appel à lui, que je lui demande ce qu’il regardait.

Jésus fronce les sourcils, puis articule à voix haute :

— Que vois-tu, œil ? Est-ce que c’est aussi beau que le dit la Punaise ? Cornegidouille ! !

Les deux jumeaux devant nous se retournent sur leur selle.

— C’est rien, c’est rien, leur dit Jésus.

Les jumeaux regardent à nouveau devant eux. Mais si Jésus les a vus se retourner, c’est que l’œil et lui sont connectés. Je murmure :

— Tu vois, je t’avais dit que c’était beau.

Il tourne le visage vers moi.

— Fichtre !

— Je prends ça pour un compliment.

Jésus s’exclame de joie. Le guide et les jumeaux se retournent une seconde fois. Je hausse les épaules pour faire celle qui ne comprend pas. Il ne faudrait pas que le guide comprenne que Jésus recouvre la vue avant d’être passé par la Cité Pieuse.

Pendant les heures qui suivent, Jésus observe tout en silence, de l’horizon jusqu’au crin de son cheval. Midi arrive, et le guide propose une courte halte.

— Il faut faire vite. La marée va remonter petit à petit, il faut atteindre le refuge d’ici quelques heures.

La pause est en effet courte. Nous reprenons la chevauchée alors que la mer remonte à vive allure par vaguelettes. Les traces des sabots se remplissent d’eau par capillarité, jusqu’à ce que finalement, les fines lames d’écumes viennent couvrir le sable. Lorsque nous parvenons au rocher sur laquelle une petite chapelle a été dressée, il fait encore jour, et l’eau arrive presque aux pâturons. Les sabots claquent sur la roche grise, et nos chevaux nous laissent descendre en cherchant de quoi se mettre sous les incisives. Je constate à voix haute.

— Ça monte sacrément vite.

— Cela nous laisse le temps de régler nos comptes, indique le vieil homme.

— Mille cinq cent francs, c’est ça ?

— Il y a toujours moyen de réduire le prix.

Devinant où il veut en venir, je demande :

— C’est-à-dire ?

— À votre avis ?

— Je ne lis pas dans les pensées.

— Si vous enlevez ces vêtements et me laissez jouir de votre croupe…

— Non, mais vous m’avez pris pour une pute ? ! À votre âge ! — Je lui tends son argent. — Ça, c’est ce qui a été convenu avec les jumeaux. Et gare à vous si vous ne tenez pas parole.

Je laisse les billets tomber au sol et m’éloigne tandis qu’il a l’air complètement affolé.

— Excusez-moi ! Excusez-moi ! Je croyais que vous étiez une fille de joie.

— Vous êtes insultant ! répliqué-je.

Je m’éloigne de la chapelle vers la mer. C’est un monde qui me déplaît. Ici les vieux me manipulent ou veulent me payer pour que je couche avec eux. Les jeunes, pensent aller en enfer s’ils me cèdent. Je préfèrerais que ce soit l’inverse.

Les heures font tomber le soleil sur l’eau qui arrive désormais à mes pieds. J’entends le vieux demander si je vais tirer la tronche longtemps. Jésus s’avance sur les mains et me dit :

— Celui qui a créé l’univers est un artiste.

— Oui, il fait des couchers de soleil magnifique.

— Et il a fait encore plus belle la silhouette qui se découpe dans ces derniers.

Lorsque mes yeux se posent sur lui, il me fait un clin d’œil. Je m’assois pour être à sa hauteur et je lui confie :

— Je suis impatiente que tu me voies danser. Rien que pour que tu voies le spectacle au moins une fois, je ferai une représentation d’adieux.

— Je serais un menteur, si je te disais que je ne suis pas curieux d’assister à l’envol du papillon. Voir les jeux de couleur, voir ton tatouage…

— Tu veux le voir ?

Ma main droite tire ma ceinture de pantalon vers le bas, et ma main gauche remonte ma chemise. Il sourit :

— Je l’imaginais presque comme ça. — Son regard se perd à nouveau vers le couchant. — Je crois qu’Albert nous regarde. Je craignais déjà qu’il ait vu que je te regardais tout à l’heure.

Je passe mon bras sur son épaule.

— Tant pis. Tu lui dis que tu as retrouvé la vue et que c’est pour ça que tu pars en pèlerinage. Ça te fait quoi de mettre un visage sur une voix ?

— Je n’imaginais pas ton visage très différent. Je l’avais bien cerné au touché. Mais je n’avais pas imaginé tes yeux. En fait, je ne cherchais pas à imaginer les yeux des gens. Quand tu es aveugle, tu ne vois plus comment les gens te regardent. Je suis resté avec les yeux de Mélodie. Je trouve que les tiens correspondent à ta voix.

— Ah oui ?

Il me dévisage, sourit et opine :

— Oui, ce sont des yeux faits de malice et de témérité. — Le soleil tombe derrière l’horizon. — J’ai faim, tu viens ?

Je me lève, et il ouvre la marche sur les mains. Le vieux guide nous observe et Jésus lui demande :

— Qu’est-ce que tu regardes ?

— Tu vois ?

— Et oui ! Il y a des femmes qui rendent la vue aux aveugles, tant ce serait un blasphème de ne pas voir leur beauté. Tu comprends mieux mon pèlerinage ? Dieu m’a toujours donné l’impression de m’avoir abandonné. Et là, alors que j’ai vécu la moitié de ma vie sans pouvoir voir, il me rend la vue.

— Tu ne donnais pas l’impression de voir, ce matin.

— Ça revient tout doucement, et il faisait nuit. Ce n’est que depuis hier que l’image est nette.

— C’est miraculeux !

— Je suis bien d’accord. C’est pour ça qu’il faut que je fasse la paix avec Dieu.

Je plaisante :

— Je ne sais pas si ça t’aidera à faire repousser tes jambes.

Le vieux guide a un air choqué et gronde :

— Nulle femme ne devrait rire des faiblesses d’un homme.

Mes sourcils lui accordent un regard indifférent. Je passe devant lui et m’assois entre les deux jumeaux qui viennent de déballer de la viande séchée et du pain.

L’obscurité tombe sur nous rapidement. Le guide a presque oublié ma présence et raconte les anecdotes de certaines traversées ou l’assistance qu’il a portée à des pèlerins égarés. La plupart des gens attendent les très hautes marées pour faire la traversée avec des charrettes de vivres. Au sommet du Rocher se trouve le Monastère. Il est divisé en deux, une partie pour les hommes, une partie pour les femmes. Le cœur qui contient la bibliothèque n’est côtoyé par les hommes et les femmes qu’à des heures différentes. Le monastère étant dirigé par la Mère Suprême, ce sont davantage les femmes qui l’occupent.

La traversée est dangereuse, car les marées changent d’heures et d’intensité selon la lune. Nombreux pèlerins se sont trouvés prisonniers des eaux si ce n’est des sables mouvants. L’isolement de l’île lui a conféré le rôle de prison pour les opposants politiques pendant des générations de rois. Cela ne fait que deux siècles que l’Eglise s’est réapproprié complètement les lieux.

— Il serait peut-être temps de dormir un peu, propose Jésus.

— Bonne idée, indique Urbain.

Les jumeaux se tournent vers leur paquetage, et déroulent leur tapis, devant la chapelle trop petite pour que nous nous y réfugions. Je déploie ma couche entre les leurs. Une fois les bottes déchaussées, je me glisse avec malice sous ma couverture. La mer clapote calmement sur la roche, les étoiles en quantité infinie scintillent.

Dans la semi-obscurité, Urbain me regarde. Je tourne mon corps vers lui, et lui souris. Je soulève sa main et la pose sur ma taille. Il se rapproche, nos lèvres se scellent une demi-seconde. Jaloux, Daniel se rapproche à son tour. Je me tourne, l’embrasse. Urbain love son corps contre le mien. Emprisonnée entre les deux frères, ravie de cette victoire, je ferme les yeux pour savourer leur étreinte. Mon cerveau imagine cette même double étreinte nue. Si le guide n’était pas là, et si Jésus était toujours aveugle, je réaliserais ce fantasme.

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