57. L'évasion du siècle (partie 2/3)

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Il faut un bon moment avant qu’elle termine son repas, qu’elle savonne ses aisselles velues, pour qu’enfin elle s’alite et éteigne la lumière.

L’œil demeure immobile encore de longues minutes, jusqu’à ce que les ronflements viennent faire vibrer l’air. L’obscurité est presque totale, la lueur de la lune coupée par le vitrail. L’œil se hisse jusqu’au secrétaire. Suspendu à la poignée par un tentacule, il pousse le rebord sur les deux autres. Le tiroir s’entrouvre dans un grincement de bois, sans éveiller la religieuse tyrannique. Il se glisse à l’intérieur, palpant les reflets de bijoux confisqués. Il semble savoir ce qu’il cherche, et tout au fond, sous un carnet, il trouve une petite clé attachée à une chaîne. Il enroule les maillons puis bondit sur la clenche de porte. Son poids ne suffit pas à ouvrir. La connexion vacille, comme si l’œil voulait l’interrompre. Il veut que j’agisse… ou elle, s’il s’agit de la femme-miroir qui le dirige.

Ma propre vue reprend l’ascendant sur mon esprit. L’escalier et le couloir sont silencieux. Aucun pas lointain ne retentit. Faut-il que je sois folle pour ne pas prendre la fuite ? Je me laisse pendre à la margelle et tombe souplement. La nudité me fait sentir vulnérable entre ces murs. Mon cœur bat de stress à toute vitesse, ma respiration peine à rester régulière. Mes pieds trottinent sans un bruit sur les dalles de granit. Le corridor est aussi impressionnant et sombre que du point de vue du parasite. Les secondes me paraissent des éternités dans le silence creux de la forteresse. Je peine à discerner où je vais. Pour me guider, le bout de mes doigts longe le mur jusqu’à la chambre de la Mère Suprême. Ma main n’hésite pas une seconde à entrouvrir la porte. Le bruit du pêne résonne dans tout le couloir. L’œil se faufile par l’entrebâillement avec son trésor, mais également un anneau réunissant cinq grandes clés. Les ronflements de la Mère Suprême me rassurent. Je referme silencieusement la porte, passe la chaînette autour du cou, puis empoigne les clefs ensembles pour ne pas qu’elles bruissent. L’œil reste à quelques millimètres de mes orteils. Debout sur ses trois tentacules, il pivote et parcourt quarante centimètres avant de me regarder à nouveau. Il pivote à nouveau avant de s’éloigner. Ne sachant comment sauver Jésus ou moi-même, je ne réfléchis pas. Mes doigts sur le mur, mes pieds suivent la créature dans le noir. C’est encore plus flippant que de fuir la mine ou de parcourir les marais de l’autre monde. La Cité Pieuse est certes moins glauque que la Forge des Opaques, néanmoins, je suis complètement nue dans la pénombre, et je connais mon sort si une nonne m’aperçoit.

L’œil s’arrête à la porte suivante. De la mémoire du shérif, il s’agit de la bibliothèque. Le parasite veut donc accéder à la chambre quantique pour libérer sa génitrice. Cela n’a rien de surprenant, puisqu’il est certain que c’est elle qui l’anime. Rester dans le couloir ou retourner dans le monde humant le soufre ? Ma main abaisse la clenche. L’œil se fige. Nous échangeons une brève connexion, qui m’indique la lumière allumée à un pupitre. Une nonne voilée d’un tricorne a levé la tête vers la porte. L’œil recule discrètement. Elle replonge dans son ouvrage, l’œil interrompt notre communication. Un souffle de soulagement m’échappe. Je me glisse par l’entrebâillement. Par peur du bruit qu’elle pourrait générer, je ne la referme pas. La nonne est absorbée, et ne lève pas les yeux vers moi. Très doucement, je me baisse et me rapproche des premières chaises en appui sur les mains et les orteils.

Le bruit d’une page qui tourne. L’œil m’attend depuis les rayonnages. Accroupie, je me déplace à hauteur des longues tables inoccupées. Suivant l’œil, à pas feutrés, je m’enfonce entres les grandes étagères pleines de livre. Au bout, une grille ferme la partie interdite. J’enfonce la première clé du trousseau. Elle semble correspondre. Le loquet claque bruyamment. Je me dépêche de passer la grille, la rabat, puis me faufile à pas feutrés vers le fond. La voix de la religieuse retentit :

— Il y a quelqu’un ?

Je pénètre dans la petite antichambre quantique, puis me plaque contre le pan de mur derrière l’accès. La nonne se lève puis avance dans notre direction. Elle psalmodie:

— Seigneur, ne me provoquez pas de telles frayeurs.

L’œil grimpe sur l’autel quantique. J’en déduis que la nonne ne regarde pas dans sa direction. Il n’y a plus qu’à délivrer la femme-miroir. Mon pouce enfonce le mécanisme. Un mur apparaît à la place de la bibliothèque. Les moellons mitoyens à la chambre de la Mère Suprême disparaissent, s’ouvrant sur la femme enchaînée. La voix cassée de cette dernière éclate en sanglots. Si son visage ne peut plus verser de larmes, sa voix pleine d’émotion ne ment pas.

— Tu es venue ! Tu es venue !

Elle tombe à genoux et me tend ses poignets. Sans un mot, j’ôte la chaînette de mes épaules puis enfonce la clé dans ses fers. Elle frotte ses poignets meurtris en pleurant. Un relent de chat crevé s’échappe de sa bouche.

— Merci Fanny ! Merci tellement !

Préférant fuir son haleine, je passe derrière elle, et libère ses chevilles.

— Comment te remercier ?

Elle s’apprête à me prendre dans ses bras, donc je recule d’un pas, de peur que sa peau nauséabonde n’infecte mes blessures. Elle reste immobile. Je passe mes mains sur mon visage pour essayer de réorganiser mes idées. J’ignore si c’est l’odeur fétide des lieux ou si c’est le coutre-coup de l’évasion, mais je me sens affaiblie.

— Je te suis redevable à vie, Fanny. Jamais je ne pourrais te remercier assez ! Tu ne peux pas imaginer à quel point c’est le plus beau jour de ma vie !

Elle me tend ses bras. L’estomac à l’envers, mes forces m’abandonnant, je recule et m’assois sur le banc de pierre que forme le pourtour de l’immense hall.

— Nous allons gagner le château du rocher. Alpha va nous porter jusqu’aux Marais Rouges, et tu vas pouvoir rentrer !

— Il… Il faut sauver Jésus. Il est dans les cachots.

Ces mots m’ont coûté, et mon estomac est à deux doigts de vomir. Elle semble m’observer, puis elle déclare en venant vers moi.

— Dans ce cas, il faut sortir par la Cité Pieuse. C’est risqué, et je t’avoue que je n’ai pas envie de me retrouver à nouveau attachée ici. Mais c’est certain qu’il a concouru à ma liberté. Il faut un plan… un bon plan. Surtout, il faut que la marée concorde pour permettre la fuite.

Elle s’assoit à côté de moi et passe sa main dans mes cheveux.

— J’avais des cheveux longs avant de devenir sœur. Très longs, châtains un peu roux. Comme je regrette aujourd’hui.

— Je suis désolée. Vous êtes très gentille, mais vous ne sentez pas très bon.

Elle se lève d’un bond.

— Oh pardon !

— Ce n’est pas après vous, mais…

— Non, je comprends. Je n’ai pas pensé à ça.

J’enfonce mon visage dans mes paumes, tandis qu’elle commence à tourner en rond. Elle fait le tour de la salle en semblant savourer la liberté de raser les murs. Lorsqu’elle passe à ma hauteur, elle questionne :

— Tu as trouvé un plan ?

Je relève le front et lui confie :

— Je croyais qui c’était vous qui y réfléchissiez.

— Moi ? C’est toi qui es parvenue jusqu’ici.

— Mais c’est vous qui m’avez guidée avec l’œil.

— Ton œil ne fait plus qu’un avec toi. C’est ton subconscient qui a pris son contrôle. Je ne sais pas comment tu es parvenue à la chambre quantique, ni pourquoi tu es nue et blessée.

Ma tête s’appuie sur le mur, et après une lente inspiration, je résume la situation :

— La Mère Suprême a envoyé des gardes nous chercher à l’hôtel. Elle nous a emmenés dans une salle de torture. Jésus et moi. Elle m’a fouettée et Jésus a fait croire que l’œil dont elle avait entendu parler, c’était le sien. L’œil s’est enfui. Elle a mis ma roue au-dessus de la mer et mon œil m’a aidée à me détacher. J’ai sauté jusqu’à une fenêtre. Ensuite, l’œil est allé voler les clés, quand la Mère Suprême a fini par s’endormir. Et il m’a conduit jusqu’ici.

— Merveilleux ! Maintenant, il faut profiter de la nuit pour y retourner.

— Je ne sais pas si je me sens prête pour ça. Je suis fatiguée, je tremble rien qu’à l’idée d’y retourner. Elle a mis Jésus dans des cachots, c’est tout ce que je sais. Qu’est-ce qu’on peut faire ? Nous sommes nues, sans arme.

— Je sais où se situent les cachots. Si nous agissons discrètement avant l’aube et que nous parvenons à anticiper la marée, personne ne pourra nous suivre. Pour la discrétion, il faut récupérer des bures. Pour la diversion, mes bébés pourront s’en occuper. Allons-y !

Elle ramasse la chaînette et la passe autour du cou. Mon œil-rampant ouvre la route jusqu’à l’autel. À contrecœur, j’emboîte le pas à la femme-miroir avec le trousseau de clé. Dix yeux rampent pour nous rejoindre.

— Je suis toute excitée ! dit-elle.

— Et s’il y a quelqu’un de l’autre côté ?

— Alors il faudra se battre.

Elle enfonce l’interrupteur. Le mur disparaît au profit de la bibliothèque. La prisonnière hume le parfum des livres en avançant sans un bruit. Elle ouvre la voie jusqu’à la bibliothèque. La nonne lève les yeux de sa lecture et la terreur lui coupe le souffle. La femme à la peau blanche place son doigt en travers des lèvres.

— Chhht ! Si tu tiens à la vie, lève-toi et enlève ta bure.

Elle obéit en tremblant, puis dénoue la cordelette qui ceint sa robe. Elle l’ôte, tandis que la femme sans visage demeure immobile. Mon parasite rampe autour de ma cuisse pour reprendre position dans mon ventre. J’enfile la bure, noue la ceinture, tandis que la nonne nue dévoile ses cheveux courts. La femme miroir laisse un œil monter sur son épaule, puis m’aide à cacher mes cheveux dans la coiffe.

— Voilà. Tu sais ce qui arrivera si la Mère Suprême découvre que tu nous as aidées ? Elle fera fondre de l’argent sur ton visage, t’enchaînera, et te fera violer par tous les évêques du pays. — Elle passe derrière la nonne en lui caressant l’épaule. — Alors quand tu te réveilleras, tu diras que tu as été surprise par l’arrière, et que tu n’as pas vu l’homme qui t’a agressée.

La nonne balbutie de peur.

— Un homme ?

— C’est exactement ce qu’on te demandera. Et tu répondras que vue la force, tu penses que c’est un homme. Et comme tu t’es réveillée dénudée, tu penses qu’il a abusé de toi. D’accord ?

La voix de la sœur chevrote :

— D’accord.

Le bras de la femme-miroir se ferme brutalement autour du cou de la nonne. Les yeux de cette dernière s’écartent en grand, ses mains agrippent le bras blanc qui l’étouffe, puis elle perd connaissance. Choquée, je demande :

— Vous l’avez tuée ?

— Non, elle va se réveiller. Allez, aide-moi à la porter !

— Elle respire ?

— Mais oui. J’ai été mainte-fois étranglée, je me suis toujours réveillée. Elle va se réveiller rapidement.

Je soulève les jambes, tandis qu’elle prend les épaules, puis nous la déposons dans la section interdite de la bibliothèque. Une fois la grille verrouillée pour l’empêcher de donner l’alerte, la femme-miroir me pousse vers la sortie. Le couloir est vide, alors elle m’emboîte le pas. Nous le longeons sans rien discerner dans l’obscurité, jusqu’à son extrémité, où la lueur de la nuit remonte par un escalier. Elle murmure :

— Les cachots sont par-là. Il y a un garde, toujours un homme. Je compte sur toi, pour l’approcher, le séduire, et l’étrangler.

— Rien que ça ?

Paniquée mais résolue par les minutes qui défilent, je descends les marches, passe sous la fenêtre sans vitre donnant sur l’extérieur, et parviens au grand hall plongé dans l’obscurité. Il suffirait d’emprunter la grande porte sur notre droite pour sortir de la forteresse. L’air qui s’engouffre sous le bois caresse mes orteils. Mais l’index de ma guide pointe la direction opposée. A pas de velours, nous traversons l’immense place. Ni nos pieds, ni les tentacules des parasites ne font un bruit. Parcourir la diagonale du hall me paraît long. Un bruit de porte à un étage fait bondir mon cœur et accélérer le pas. Au pied de la porte menant aux cachots, j’enfonce la première clé du trousseau. Le pêne ne tourne pas. Des pas claquent dans des marches lointaines. La seconde clé est bonne. Anxieuse, je m’engouffre dans les escaliers en colimaçon menant sous le monastère. La détenue au parfum infect, marche sans un bruit sur mes pas. Pourquoi ne suis-je pas enfoncée dans mon canapé à vivre ce stress au travers d’un écran de télévision ? Avant-même que je n’arrive en bas, une voix d’homme nous hèle :

— Qui va là ?

Je prends ma respiration, sans savoir encore quoi inventer, mais réponds naturellement :

— C’est Fanny.

J’arrive en bas des marches. Ils sont deux à garder l’entrée des cachots, assis à une petite table sous un néon blanc, avec un jeu de carte. Le moustachu qui me fait face demande :

— Que fais-tu ici ? Comment es-tu parvenue ici ?

Je soulève le trousseau de clé pendant que mes neurones se bousculent pour construire une histoire crédible. Je baisse les yeux pour ne pas qu’ils me voient mentir, et prendre un air timide :

— Je l’ai volé. Je… Je ne sais pas si tu te souviens de moi. — Les deux soldats se consultent d’un œil, ignorant à qui des deux je m’adresse. — Nous avons échangé un regard il y a quelques jours et… Depuis ce jour, je ne cesse de penser à toi. J’ai ton visage qui ne veut plus sortir de ma tête… de mon ventre… Je sais bien que j’ai fait vœu de chasteté, mais si c’était Dieu qui m’avait fait faire ce choix pour me pousser à notre rencontre ? Je deviens folle, je ne sais même plus quoi penser… Ma foi vacille entre ma vie de sœur et mes désirs de femme. Mes mots ne doivent pas avoir de sens pour toi…

— Si, je me souviens bien de ton regard.

Le grand avec la grosse moustache se lève. Nos yeux se croisent alors qu’il fait un premier pas. Celui au visage balafré reste assis et arrête son ami :

— Qu’est-ce qui nous dit que tu n’es pas une intruse venue délivrer l’infirme ?

— C’est une bonne question de la part d’un garde. Votre méfiance est toute à votre honneur. Mais croyez-moi, je suis une nonne et je ne porte nulle arme sous ma bure.

Je soulève lentement la soutane jusqu’au-dessus des hanches. À la vue de mon mont de Vénus, le moustachu, ne tient plus, il se précipite vers moi alors que ma toge retombe. Il mesure une tête de plus que moi, impossible que je l’étrangle. Il caresse délicatement mon visage :

— Ne doute plus. Nous pouvons changer de vie, nous marier.

Je me blottis contre lui. Son acolyte se moque :

— Hector ! Avant de te marier, donne-lui ce dont elle a envie ! Avant d’acheter une paire de chaussure, faut l’essayer !

Le colosse déboutonne sa ceinture. Son pistolet tombe bruyamment sur le sol. Paniquée, je teste une ruse :

— Devant votre ami ?

— Quoi ? T’es timide ? ricane le balafré.

J’opine du menton et mens d’une petite voix :

— Je ne l’ai jamais fait.

Le colosse fait signe de tête au balafré pour qu’il s’en aille. Ce dernier se lève, puis tape sur l’épaule de son équipier en lui disant :

— Fais ça bien, qu’elle ait envie de recommencer. Après, tu partages.

Le colosse ne répond pas. Son gourdin sorti du pantalon, il me fait reculer vers la table. Il va falloir que je sois plus rusée que ça pour lui échapper. Jouant l’ingénue, je laisse ses bras robustes me soulever et m’asseoir sur les cartes à jouer. Sans mentir, ma voix chevrote d’inquiétude :

— C’est vraiment gros. Je ne pensais pas que c’était si gros.

— On ira doucement.

Il défait la corde qui me serre de ceinture. Effrayée à l’idée de réellement finir embrochée, je tente une ruse :

— Tu… Tu ne voudrais pas me lécher pour être sûr que ça glisse ?

— Te lécher ?

L’idée semble le surprendre, mais pas le répugner. Il s’agenouille. Aussitôt j’écrase ses joues entre mes cuisses et croise les chevilles. Ses phalanges de géant tentent en vain de m’ouvrir. Il recule en se levant. Mes épaules heurtent la table, puis je me retrouve suspendue, la tête vers le bas. Ma soutane tombe sur mon visage et m’aveugle. Mes doigts se tendent vers la ceinture de son revolver posée au sol. Je desserre mes jambes pour l’atteindre et l’empoigne. Le colosse me saisit par la taille et me plaque violemment dos contre la table. Malgré le souffle coupé, ma main ne lâche pas l’arme. La voix de son acolyte s’exclame :

— Ecarte-lui les cuisses ! Défonce-la !

Mon index presse la détente au hasard. Le coup de feu retentit. Une main me saisit le poignet armé, et l’écrase. Il réunit mes deux bras l’un contre l’autre et me les maitrise d’une seule main. Je laisse mon œil parasite affleurer, mais il ne me renvoie que l’image d’une chemise relevée sur un buste velu. Le souffle rauque du balafré fait se tourner le colosse. La femme-miroir est dans le dos du balafré et cherche à l’étrangler. Profitant de la diversion, mes jambes se recroquevillent et mes deux talons joints frappent le sexe du colosse. Il recule en lâchant mon poignet. Je tire en plein cœur. Il tombe. La seconde balle est pour le balafré. Il s’effondre à genou, et la femme-miroir le lâche.

Je laisse ma tête retomber en arrière et respire profondément pour tenter de calmer mon cœur. La femme-miroir ramasse les clés.

— Tu es très courageuse.

— T’as mis longtemps…

— Je voulais arriver derrière, pas face à lui.

Elle ouvre la principale porte des geôles. Il s’agit d’une enfilade de cachots se faisant face dans un corridor sentant l’urine et l’humidité. Elle appelle :

— Jésus ?

— Oui ? répond le concerné.

Elle ouvre la porte où elle a entendu le cri.

— Tu es libre.

— Je connais cette voix.

— C’est Léonie.

— Qui ?

— La prisonnière de la Forge des Opaques.

— Ah ! Maman-œil !

— C’est ça.

— Fanny a réussi à s’enfuir ?

— Elle est là. Viens.

Je descends de la table et renoue la cordelette autour de mes hanches. Le colosse agonise encore, en respirant par râle, tandis que le balafré a déjà rendu l’âme, les yeux grands ouverts. Jésus arrive, aussi nu que Léonie. Elle me dit :

— Recharge ton revolver, pendant que je m’habille.

Elle dévêt le garde balafré pour se travestir tandis que je glisse des cartouches neuves dans le barillet. Les yeux-serpents qui l’accompagnent se réfugient à l’intérieur de la tunique. Je l’aide à défaire la tunique du colosse pour en habiller Jésus. Elle est un peu grande pour lui, il faut nouer les jambes de pantalon devant ses moignons, mais elle donne un peu de décence.

— Personne ne nous suivra dans la Forge des Opaques, on peut ressortir au Rocher. Mais est-ce que Jésus pourra remonter les escaliers ?

Plusieurs pensées m’effraient. Celle de m’éloigner des Jumeaux, celle de me rapprocher de la chambre de ma tortionnaire, et celle de me retrouver dans la forteresse, sans cheval ni âne pour revenir à Port-Briec. Le chemin pour retourner à la bibliothèque est long, et je ne nous vois pas porter Jésus dans les escaliers. Je réponds au hasard :

— Non, De Ribaucourt a sûrement envoyé de nouveaux soldats.

Léonie coiffe le chapeau du garde sur son crâne d’argent et acquiesce :

— Tu as raison. Il faut profiter de la nuit. Mon visage va refléter le soleil. Où en sommes-nous des marées ?

Je hausse les épaules.

— C’est ça ou passer la nuit dans les grottes d’évacuation des eaux. Mais j’ai bien peur qu’ils nous y cherchent.

— Nous sommes arrivés ce soir, la marée commençait à monter.

— Elle va descendre avant le matin. C’est notre chance. Une fois la Mère Suprême en alerte, ce ne sera plus possible de sortir.

— Avec les coups de feu, quelqu’un a dû entendre ? supputé-je.

— Personne n’a pu entendre les coups de feu, il y a trop épais de pierre.

Léonie monte les escaliers en premier dans ses bottes trop grandes, son œil affleurant par son col pour la guider. Je reste derrière Jésus. Nous traversons le hall et retrouvons le vestibule avec les deux escaliers. Le monastère est totalement désert et silencieux. Je murmure à Léonie :

— Les gardes vont reconnaître Jésus.

— Ce n’est pas la même garde le jour que la nuit. C’est surtout moi qui suis vulnérable.

— Il n’y a pas une sortie secrète ?

— Sans doute, mais je ne la connais pas.

— Et par les grottes des égouts ?

— Ils sont noyés à marée haute, et il y a d’épaisses grilles qui les ferment et qui sont scellées dans la pierre. Je compte sur toi pour faire diversion.

— Comment ?

— Tu t’es bien débrouillée avec les deux geôliers.

— J’ai failli finir embrochée au bout d’une bite presqu’aussi grosse que mon bras.

— Cette fois-ci, j’ai une arme. Je tirerai sitôt que ça dégénèrera. Passe, nous te rejoignons dès que les portes sont ouvertes.

— Fuck !

À croire que je ne suis bonne qu’à lutiner. J’accélère le pas entre les murs et les rangées de cactus, puis approche des deux grandes portes. La sentinelle est seule de ce côté. Sitôt qu’il m’aperçoit, il commence à ouvrir la porte.

— Bonsoir ma sœur. Il est bien tard pour une sortie.

— Dieu ne m’accorde pas le sommeil cette nuit. Sauriez-vous me conseiller une taverne chaleureuse pour discuter ?

— À cette heure-ci, il y en a quelques-unes. En bas de la Grande Rue, il y a le Malin Y Trépasse. Il y a toujours du monde et souvent des conteurs qui veillent tard.

La bienveillance de l’homme me donne une idée.

— Vous êtes très gentil. Je peux vous demander quelque chose ?

— Oui.

Je jette un œil vers Léonie et Jésus et fais un signe de la main dans mon dos pour qu’ils commencent à avancer.

— Je n’arrive pas à dormir car il y a deux nuits, à la bibliothèque, j’ai trouvé un livre qui décrit le sexe des hommes avec beaucoup de précisions. Depuis, je ne trouve pas le sommeil, j’ai des pensées impies, bien que je ne fasse que l’imaginer. Je n’ai jamais vu de verge de ma vie. Est-ce que vous voudriez bien me montrer la vôtre ?

— Euh…

— Très discrètement. Il y a un garde qui approche avec un amputé. Si nous reculons dans l’ombre. Je vous promets de ne le dire à personne.

Se méfiant de la silhouette de Léonie, il accepte de reculer de quelques pas de la porte. Nous attendons que mes deux acolytes passent, et il déboutonne alors son pantalon, pour y sortir son sexe à demi-bandé. Je le flatte pour qu’il me laisse partir :

— Je n’imaginais pas ça si gros.

— Vous pouvez toucher.

— Merci beaucoup, je suis tentée, mais ne voudrais pas provoquer Dieu entre ces murs. Si vous faites une pause d’ici quelques heures, je serai sûrement encore à cette auberge.

Je m’éclipse, puis passe la porte. Les deux gardes de l’autre côté, à moitié endormis, me regardent à peine passer. Le cœur tambourinant, je ne hâte pas le pas, mais rattrape à temps mes amis au niveau de l’auberge. Nous nous engageons dans la venelle. Marmiton et les chevaux sont toujours présents. À voix basse, j’indique :

— Les jumeaux doivent être là. Commencez à sceller les chevaux, je vais aller les chercher.

Je grimpe les escaliers, puis longe les portes. J’ouvre ma chambre et allume la lumière. Mon paquetage a disparu.

— Fuck !

Daniel sort de sa chambre en même temps que je rejoins le couloir.

— Fanny !

Je saute dans ses bras et couvre son visage de baisers. Urbain apparaît, le plan du monastère en main. Mes yeux s’humidifient de joie.

— Vous m’avez attendue.

— Nous cherchions un plan pour pénétrer dans la nuit, répond Urbain.

Je l’embrasse généreusement.

— C’est vous qui avez mes affaires ?

— Oui.

— Alors on se casse.

Je pénètre dans leur chambre et avance jusqu’à mon paquetage. J’enlève le tricorne puis la toge sans me soucier de leur regard gourmand. Je ramasse mon pantalon, l’enfile, ferme la ceinture qui supporte mon couteau dans son étui, puis vêts ma chemise verte par-dessus mes épaules. N’ayant plus de botte, mon paquetage sur l’épaule, c’est pieds nus que je dévale les marches jusqu’aux écuries.

— Tenez Léonie, je vous avais pris une robe.

Elle se tourne, puis sourit.

— Coucou les jumeaux.

— Bonjour Madame, répondent-ils en chœur.

Elle défait sa tunique de soldat avant d’enfiler la robe sur son corps squelettique. Elle ne garde que le chapeau. Nos montures vites apprêtées, nous nous enfilons dans la venelle. En selle, nous descendons les rues désertes au son des sabots de nos montures. Nous parvenons rapidement au bas de la rue où seules quelques auberges sont encore illuminées. L’eau est encore haute.

— Allons-y, suggère Léonie.

— Mais nous allons nous envaser, répond Daniel. Ou nos chevaux vont être emportés par le courant. Nous ferions mieux d’attendre à l’auberge.

— Léonie ne passera pas inaperçue, dis-je.

— Pourquoi ? questionne Urbain. La Mère Suprême doit être la seule à connaître son histoire. Elle peut très bien avoir été victime d’un accident et être ici en pèlerinage.

Daniel et Léonie haussent les épaules. Je leur dis :

— Et si les soldats qui nous ont emmenés sont à l’intérieur ? Nous pouvons très bien attendre ici.

Daniel explique son raisonnement :

— Je me méfie plus des tournées de gardes sur les remparts. Et un groupe de cinq personnes qui attendent la marée, c’est louche.

— Dieu sait à quelle heure les corps des geôliers vont être trouvés, ajoute Léonie. Nous aurions dû les mettre dans la geôle de Jésus. Il faut nous cacher. Il est tard, il n’y aura sûrement plus personne.

— Le garde que j’ai dragué pour vous faire passer, je lui ai donné rendez-vous à l’auberge.

— Nous l’attendrons, indique Urbain.

— Et La Mère Suprême voulait envoyer un messager à De Ribaucourt, ajouté-je. Il va sûrement partir avec la marée.

— Elle ne le fera pas partir si vous avez disparu.

Il fait faire demi-tour à sa monture et nous gagnons l’auberge Le Malin Y Trépasse. D’un œil rapide par les fenêtres, nous constatons qu’elle est vide. Ni saoulard, ni conteur. Nous attachons nos montures aux anneaux du mur, puis pénétrons à l’intérieur. En entendant la sonnette de la porte, un homme apparaît :

— Bonsoir. Je ne fais plus à manger.

— Vous servez à boire ? demande Daniel.

— Vous… Vous ne venez pas d’arriver ?

— Non. Nous attendons la prochaine marée pour repartir.

Il observe Léonie puis s’étonne :

— Que vous est-il arrivé, Madame ?

— Elle a eu un accident, dis-je. À la forge de son père. Elle est devenue aveugle et elle s’est rendue ici afin de demander à Dieu de l’aider à supporter la douleur quotidienne.

— Et ma prière a été exaucée, sourit Léonie.

— Pas la mienne, grommèle Jésus.

— Installez-vous. — Nous prenons place autour d’une table en guidant les deux aveugles. — Que prendrez-vous ?

— Un bon remontant pour moi, dis-je. Un whisky.

— Bien, combien de whisky ?

Chacun lève la main, alors il va chercher des verres à son comptoir.

— Dire que tu ne buvais pas quand je t’ai connue, me sourit Jésus.

— La faute à Jacques, réponds-je.

— Nous buvons un verre, puis nous allons surveiller la rue en nous installant à la fenêtre, propose Urbain. Que nous ne soyons pas surpris.

— Il faut aussi être certains que notre hôte ne sorte pas d’ici, ajoute Daniel.

— Il fait nuit, où veux-tu qu’il aille ?

Le barman revient, faisant taire les deux frères. Il pose les verres devant nous puis les remplit. Lorsqu’il s’éloigne, nous portons à notre bouche et y trempons les lèvres. Léonie tousse, ce qui fait rire les trois hommes. Puis, je me rends compte que sa bouche se déforme comme si elle allait pleurer. Je lui demande :

— Qu’y a-t-il ? Ils ne voulaient pas se moquer.

— Ce n’est pas ça. Je suis tellement heureuse. Être ici, dans une taverne, à boire un verre comme avec vous…

Je passe ma main sur son omoplate sans oser me rapprocher pour autant.

— Je comprends.

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