60. Le retour aux marais

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La nuit et l’alcool m’ont à nouveau emportée. Ma voisine de lit se lève, et ses pas font grincer le parquet. Elle s’agenouille puis passe une main maternelle sur mon front avant de murmurer :

— Il est temps pour moi de m’éclipser.

Mes yeux la cherchent dans la pénombre.

— Il fait nuit.

— Personne ne verra quelle route je prends.

— Bonne chance pour ton voyage. Ça va être long à pied.

— Marcher est la plus grande des libertés.

— Je comprends.

— J’espère qu’on se reverra.

— Je ne sais pas si j’aurais envie de revenir, confié-je.

— J’ai toujours une dette envers toi. Je serai au château du Rocher pour quelques temps. J’étreins déjà l’espoir de te revoir, ma belle sauveuse.

Son nez effleure le mien. Je pince les lèvres en devinant ses intentions, juste avant que sa bouche se pose sur la mienne. Elle se relève en silence, puis quitte la chambre. J’essuie mon menton avec l’oreiller, puis me rendors.

Le chant du coq ne m’avait pas manqué. Pourtant, c’est un plaisir de m’éveiller ici en sachant que c’est mon dernier jour. J’enfile mon short, mon débardeur et mes baskets. Je garde juste mon pantalon en toile et mon sweat-shirt de côté, pour me couvrir le temps de quitter la ville. Mes côtes douloureuses m’empêchent de dévaler les escaliers, mais la joie est là. Mon paquetage sur le dos, j’entre dans la cuisine où ma famille d’accueil m’attend. Martine est nerveuse.

— C’est un grand jour ! Après tant d’années ! — J’opine du menton. — Le café est chaud. Je n’ai pas dormi de la nuit.

— Moi, j’ai dormi comme une masse. Léonie est partie, je me suis rendormie aussitôt.

— Léonie est partie ? s’étonne Jésus.

— Bon débarras, grogne Jacques.

— Elle ne veut pas que l’Église apprenne où elle va. Donc elle ne voulait être vue d’aucun passant.

— Tu ne l’aimes pas ? interroge Martine.

— Non, répond Jacques. Elle me met mal à l’aise. Une femme qui pond des yeux et accouche de monstres, c’est une femme dangereuse.

— Une victime, corrige Martine.

— Elle n’en demeure pas moins une sorcière avide de revanche. Tant de haine, avec ce genre de pouvoir, ça n’augure rien de bon.

Jésus frappe l’épaule de Jacques :

— Il est morose parce qu’il perd sa merveilleuse Fanny.

Jacques bougonne, je rebondis :

— Elle peut tuer chaque religieux de ce monde, ça ne me fait ni chaud ni froid.

Je porte mon café à mes lèvres, plutôt heureuse de me dire que Léonie me vengera en exerçant sa propre vengeance. Que De Ribaucourt et la Mère Suprême meurent est une idée réjouissante.

Ma vie récente est une succession de départs que j’espère chaque fois le dernier. Le petit déjeuner vite avalé, le pantalon enfilé par-dessus le short, et le sweat-shirt sur les épaules, je retrouve Emmanuel venu avec son âne et ses deux juments. Tandis qu’il discute à distance avec Jacques en me reluquant les fesses, je demande à Martine :

— Que vas-tu raconter à ta famille ? Une histoire comme la nôtre ne sera jamais crue.

— Je n’en sais rien. Elle mérite d’être racontée, non ?

— Je n’ai pas envie de finir dans un asile.

— Jésus dit qu’il suffit d’un tour de clé pour montrer que ce pont entre les mondes existe. Mais si ce passage vient à la connaissance du gouvernement. Ils confisqueront ton appartement, et nos chances de retour à une vie paisible sous ce soleil, ne me sera plus possible.

— Jésus et toi voudrez peut-être vivre dans notre monde.

— Avec quels moyens ? Jésus n’a pas de jambe. Je n’ai plus l’âge de trouver un travail.

Les sabots des chevaux des frères jumeaux claquent sur le pavé. Jacques et son frère s’approchent de nous. Le tavernier grommèle :

— Voilà ta garde rapprochée. C’est l’heure de nous dire adieu.

Ses yeux humides me donnent envie de pleurer. Je me blottis dans ses bras et il m’étreint. Lorsqu’il m’entend renifler, il me frotte le dos en disant d’une voix nouée :

— Faut pas pleurer. Peut-être que ça ne fonctionnera pas et que tu reviendras.

— Dans tes rêves. — Un rire agite sa poitrine. — Merci de m’avoir accueillie.

— Merci à toi de m’avoir fait tourner en bourrique. Ça a pimenté ma vie, et tu as redonné une gloire, même éphémère, au Païen.

— Si tu continues à faire de la bonne cuisine, les gens continueront à venir.

Il se décolle de moi. J’étreins brièvement Christophe. Il me dit :

— Bon vent à toi. Je garderai un très bon souvenir d’une certaine journée dans le potager.

Je m’efforce de ne pas rougir, puis me trouvant face au frère de Jacques, je marque un temps d’arrêt.

— Vous prendrez soin de Marmiton… Je sais que vous en prendrez soin. Merci pour toutes ces fois où vous nous avez prêté vos bêtes. Même si je sais que Jacques vous a payé pour. Je pense que si vous étiez aussi attentionné avec les femmes qu’avec vos animaux, vous auriez plus souvent le droit à des sourires.

Il reste figé comme un lapin devant une voiture. Je l’embrasse sur la joue, puis monte en selle. Aucun admirateur n’est au courant de mon départ définitif, personne n’est là pour me dire adieu. Jacques fait ses aux-revoir à Jésus. Enfin, Marmiton prend la tête de la colonne, comme s’il lisait mes pensées. Il devient sacrément obéissant. Je me couche sur son encolure et lui murmure qu’il va me manquer. Mes épaules se tournent une dernière fois vers le Païen d’où Jacques nous regarde avec désespoir.

Nos chevaux descendent les rues aux murs blancs inondés du soleil orangé. L’odeur du matin m’emplit de bonheur tandis que la gare et ses rails se dévoilent en contrebas.

Je reprends la discussion commencée avec Martine.

— Moi, je ne leur dirai pas.

— De ?

— À ma famille. Je ne veux pas finir dans un asile.

— Mais si tu tournes la clé pour leur montrer.

— J’aurais trop peur de rester à nouveau bloquée avec eux. Je n’oserai même plus fermer la porte de l’appartement.

— Ça se comprend.

Nos montures longent les traverses qui s’enfoncent vers les marais. Nous passons loin des maisons sur pilotis, puis la civilisation passe dans notre dos. Cette fois-ci, je quitte Saint-Vaast pour de bon, ça m’emplit de bonheur. Me levant sur les étriers, je baisse mon pantalon, me rassois puis enlève mes jambes une à une. Une fois mon sweat-shirt ôté, je lève les bras au ciel et chante à plein poumons :

— Libérée ! Délivrée ! C’est décidé, je m’en vais !

À la mi-journée, la végétation rouge nous enveloppe. Les nuées de moustiques viennent agacer les yeux des chevaux. Et alors que le soleil commence à tirer les ombres des arbres, nous parvenons à la station qui dort, inchangée au milieu de feuillages roux. L’éolienne est figée dans un calme apaisant. Jésus confie :

— Cela fait plaisir de mettre des images sur les souvenirs.

— C’est le moment de vérité, soufflé-je. Tu vas me manquer mon petit père.

Je descends de Marmiton pour lui tapoter l’encolure et câliner sa grosse tête grise. Il garde les oreilles couchées, comme s’il sentait mon départ. Les jumeaux attachent leurs chevaux à la clôture. Je prends mes affaires, puis ouvre le rez-de-chaussée. Martine aide Jésus à descendre de selle, puis ils me rejoignent dans l’escalier montant à l’appartement. C’est étrange de l’ouvrir après toutes ces semaines. Maintenant, l’odeur de ma grand-mère est emmêlée à celle des marais. Jésus pénètre sur mes talons :

— C’est plus coloré que ce que j’imaginais.

— Bienvenue chez moi.

— C’est un joli petit chez soi, commente Martine. Dommage que ce soit si loin de Saint-Vaast.

Urbain et Daniel entrent en dernier en scrutant les moindres recoins.

— C’est étrange, confie le premier.

— Ah bon ?

— Ce n’est pas un style mobilier habituel.

— Ça non, souris-je.

Ils n’ajoutent rien. Je me retrouve embêtée entre l’envie palpitante de rentrer chez moi et l’inconfort de les chasser. À cause de leur entêtement à me résister, j’ai la sensation d’une relation inachevée avec eux. S’ils se disent que je pars à temps pour les libérer de mon emprise, je ressens tout l’inverse. Je romps le malaise de plomb qui imprègne mon appartement.

— Bien. Qu’allez-vous devenir sans moi ?

— Des gens qui ont besoin de nos services, ça ne manque pas, sourit Urbain. Et nous nous poserons moins de question sur la moralité.

— Dommage, vous auriez pu être la partie agréable de mon histoire.

Je les embrasse un à un sur la bouche et me blottis dans les bras d’Urbain. Il n’ose pas fermer ses bras sur mes vêtements trop dénudés pour sa morale. Il rompt le charme en me disant :

— Bon retour chez toi, Fanny.

Je relâche mon étreinte. Daniel s’avance vers la porte avant que je n’ai pu le serrer contre moi. Urbain le suit, et ils descendent l’escalier sans se retourner. Déçue, je contiens mes larmes en fermant la porte. J’enfonce la clé et la verrouille à double-tour. Je jette un œil à Jésus et Martine.

— Prêts ?

Ma compatriote opine du menton. Mon regard se porte vers la fenêtre, puis ma main tourne la clé. Un ciel gris remplace le ciel bleu.

— Ça a marché ! s’exclame Martine.

Je m’empresse de déverrouiller la porte qui bée grand sur le couloir du vieil immeuble. L’émotion me submerge, j’éclate en sanglots, en m’effondrant. Un fichu tour de clé ! Il fallait un fichu tour de clé ! Les joues ruisselantes, Martine s’accroupit et saisit mes mains.

— Nous sommes rentrées ! Nous sommes rentrées, Fanny ! Allez, il ne faut pas pleurer. Il faut retrouver ta famille.

Elle m’aide à me relever. Je me précipite à la table de l’appartement, branche mon téléphone. Le logo batterie clignote.

— Allez ! Allume-toi !

Martine serre la main de Jésus assis sur mon canapé. Il lui dit :

— Pourquoi tu pleures ? Tu vas me faire pleurer.

— C’est la joie. J’y croyais, dit-elle. Mais l’émotion… ça fait si longtemps, j’avais fini par ne plus y croire. Et… tout ce désespoir que j’ai ressenti remonte.

Mon téléphone accepte enfin de me demander mon code PIN. Aussitôt tapé, j’attends fébrile qu’il me laisse accéder à mes contacts. J’y parviens malgré les vibrations des nombreux messages en absence. Mon contact ICE est le numéro de mon père. Il décroche après une unique tonalité.

— Fanny ?

Entendre sa voix me fait éclater en sanglots.

— Papa !

— Fanny, où es-tu ?

— À mon appartement. J’ai réussi à m’échapper.

— Nous arrivons ! Nous sommes là dans une heure ma chérie.

Ma mère prend le téléphone.

— Ma chérie ? Tu vas bien ?

— Oui. Je vous attends.

— Parle-moi ma chérie. Où étais-tu passée ?

— Je n’ai pas beaucoup de batterie. J’entends mal.

— Nous arrivons !

Je repose le téléphone et essuie mes larmes en retournant dans le couloir. Pour être ici en une heure, mes parents vont sûrement rouler bien au-delà de la moyenne autorisée. Tout en m’asseyant contre le mur, je croise les doigts pour qu’ils n’aient pas un accident.

— Tu ne veux pas rester à les attendre à l’intérieur ? demande Martine.

— Non. Je préfère les attendre dans le couloir. Tu peux me passer une couverture ?

Martine s’accroupit et pose une couverture sur mes épaules avant de me proposer.

— Tu veux un café ?

— Je veux bien.

Elle va à la cuisine puis me demande :

— Où est la cafetière ?

— C’est la machine blanche. Tu mets de l’eau dans le bac, et tu soulèves le dessus pour mettre une capsule. Et tu appuies sur le bouton de droite.

— Ah ! L’eau courante ! s’exclame Martine. Regarde Jésus !

Elle prépare mon café.

L’attente ne me pèse pas. Pendant une première demi-heure, tout en écoutant Martine parler de notre monde à Jésus, expliquer à quoi sert chaque élément insolite de l’appartement, je revis toutes les épreuves traversées. J’ai la sensation d’être inatteignable, en sécurité, sortie d’un mauvais rêve dont je ne parvenais à me réveiller. Ensuite, j’ai regardé mes SMS et écouté les messages vocaux. Les premiers de mes parents s’inquiètent juste que je ne réponde pas et me souhaitent que toute aille bien. Puis ce sont mes copines qui sont au pied de mon appartement et qui veulent savoir si elles ne se sont pas trompées d’adresse. Les suivants sont des crève-cœurs. Le premier de ma mère me dit qu’elle m’aime, qu’elle ne sait pas ce qui m’a donné envie de partir mais que quel que soit où je suis-je me souvienne qu’elle m’aime et que je peux revenir quand je veux. Mes frères y vont chacun également de leur message. Ni l’un ni l’autre ne croient à une fugue et espère que je vais bien. S’en suit celui de mon nouvel employeur, surpris de mon absence. L’avant-dernier est de mon père.

« Fanny, c’est… C’est Papa. J’espère que tu auras ce message. Je ne sais pas pourquoi tu as voulu te couper de nous, de tout, mais… Nous t’aimons, tes frères, ta mère, toi, et tous ceux qui t’entourent et… S’il te plaît si vraiment tu es parti vivre ta vie ailleurs, envoie-nous un signe, juste qu’on sache que tu es en vie et… si ce n’est pas le cas, tu n’auras peut-être jamais ce message, mais tiens bon, sois forte. »

Le reniflement qui annonce ses sanglots interrompt le message. Il ne reste plus qu’un message à écouter. C’est à nouveau ma mère, en larmes, la voix brisée.

« Bonjour ma chérie. Je… Je ne sais même plus à qui parler. Cette hypothèse comme quoi tu aurais voulu disparaître est tellement abracadabrante. Je n’y crois pas… Je n’ose même pas imaginer ce que tu es en train de vivre ou pire que tu n’es même plus là… »

Sa respiration interrompt ses paroles, puis elle se mouche.

« Rendez-moi ma fille, s’il vous plaît. Si vous entendez ce message, laissez-la repartir. »

Les mots qui suivent sont inintelligible tellement elle pleure. Lorsque le message s’arrête, je le supprime, comme tous les autres, et essuie mes larmes. Martine, les yeux trempés, apparaît dans l’encadrement de la porte et me demande :

— Tu veux quelque chose ?

Je secoue la tête.

— Un café ?

— Je veux bien.

De mes copines, il y a surtout Sarah qui a essayé de m’appeler, elle a fini par laisser un SMS en espérant que, où que je sois, j’aille bien et que je resterai toujours sa sœur de cœur. Je tapote à toute vitesse.

« Salut Bombasse. Merci pour ton message. Je suis revenue, je vais bien. Je passe te voir bientôt. Pleins de bisous. »

J’envoie un message équivalent à mes frères, leur annonçant que les parents viennent me chercher, je leur dis que je les aime aussi. Il y a des SMS de ma cousine à qui je réponds, puis aussi du garçon dragué au bar en bas de mon appartement : « Je suis au Double-Six, si jamais tu veux me revoir. Alexandre. » Je lui répondrai quand je saurai quoi lui raconter. Martine me tend une tasse à café, je lui tends mon téléphone :

— Tu peux le rebrancher ?

Elle disparait dans l’appartement. Je trempe mes lèvres en esquissant un sourire. La mésaventure est terminée, je vais pouvoir rassurer tout le monde.

Quelques minutes plus tard, des pas grimpent les vieux escaliers, et mes jambes me soulèvent aussitôt que je reconnais mes parents. Mon corps se jette dans leurs bras. Ils m’étreignent tous deux. Mon père au visage vieilli par l’angoisse me murmure en sanglots :

— Ma petite Fanny !

Je n’avais jamais entendu ni vu mon père pleurer. Je sanglote davantage.

— Excuse-moi Papa, tu me fais mal.

Ses sourcils se froncent, alors je soulève mon débardeur jusqu’à mon plexus, pour dévoiler l’hématome qui encercle mes côtes et les marques des coups de fouets. Ils restent cois.

— Mais qui t’a fait ça ? demande ma mère.

— Une horrible femme, mais c’est fini. Je suis rentrée.

— Il faut qu’on aille à la gendarmerie !

— S’il vous plait, non. Ils ne croiront pas mon histoire.

— Mais il faut punir cette femme !

— Elle le sera. Je ne suis pas la seule qu’elle ait fait souffrir. Moi, ce n’est rien.

— Rien ? s’étouffe mon père.

Je secoue la tête en retenant mes larmes. Ma mère me blottit contre elle, caresse mes cheveux en me berçant. Après une longue minute de silence, elle me dit :

— Tu sens le cheval. Et tu es si bronzée !

— Oui…

— Qu’est-ce qui t’es arrivé ma chérie ?

— C’est trop long à raconter. Je veux rentrer à la maison avant.

Tandis que ses doigts ne cessent de se perdre dans mes cheveux, mon père s’approche de l’appartement. Il reste interdit devant la présence de Jésus et Martine dans sa robe d’un autre siècle. Mon amie leur dit :

— Bonjour. Vous êtes le papa de Fanny ?

— Oui.

Je me défais des bras de ma mère et les présente.

— Martine et Jésus. Ils m’ont aidée à revenir.

— C’est plutôt toi qui nous as aidés, me dit Martine. Si je ne t’avais pas rencontrée, je serais toujours là-bas.

— Mais Jésus m’a accompagnée partout. Sans lui et sa musique, je serai en train de vendre mon corps à la Goutte Blanche.

Ma mère balbutie :

— Je ne comprends pas. Tes ravisseurs t’ont rendu tous tes meubles ?

— Parce que ?

— Tout avait disparu. Lorsque nous sommes venus avec les gendarmes, l’appartement était vide. Les gendarmes supposaient que tu avais fui pour mener une vie ailleurs.

— Je n’ai pas fui… Je vous expliquerai, mais… C’est très compliqué. J’ai été prisonnière d’un endroit… Martine y était depuis plus de vingt ans. Il faut l’aider à retrouver sa famille. Ils peuvent venir avec nous ? Juste quelques jours, le temps d’utiliser Internet pour lui permettre de retrouver son mari et ses enfants.

Mon père acquiesce du menton.

— Je fais mes bagages. Laissez la porte ouverte, s’il vous plaît.

J’essuie mes larmes et ouvre une valise. J’y fourre mon sac à dos et quelques vêtements. Ma mère s’avance pour m’aider, sans dire un mot. La simple présence à l’une comme à l’autre suffit à nous sentir mieux. Puis nous quittons l’appartement le plus vite possible en le fermant à clé. Mon père est garé en warning dans la rue. Les regards des badauds nous observent monter en voiture. Jésus ne dit pas un mot et s’installe.

— C’est quoi ? murmure-t-il avant que mon père s’installe au volant.

— C’est comme une diligence mais sans chevaux, murmure Martine.

Je pouffe de rire. Ma mère a entendu et s’étonne :

— Vous n’avez jamais vu de voiture, monsieur Jésus ?

— Je n’ai pas vu grand-chose de ma vie.

Mon père démarre et demande :

— Direction la maison alors ?

— Oui, dis-je.

Il s’engage et Jésus s’exclame :

— Cornegidouille ! Ça roule tout seul !

— Je t’avais dit que notre monde te surprendrait.

Les yeux de mon père m’observent dans le rétroviseur, mais c’est ma mère qui demande :

— Jésus vient d’un autre monde ?

— Façon de parler, élude Martine. Disons qu’il a été un peu isolé de la civilisation… Plus longtemps que nous. Il va pouvoir s’émerveiller de tout ce qui nous blase.

— Jésus s’émerveille de tout, dis-je. C’est un positif de nature.

— Je n’ai pas encore pu m’émerveiller de te voir danser.

— Un jour, promets-je.

Ma mère se tourne vers moi, m’observe avec des iris brillantes et me confie :

— Nous sommes allés à ton spectacle de danse, en espérant t’y voir. Il y avait comme un vide entre les danseuses. J’aurais tant aimé te voir danser avec elles.

— Je me rattraperai.

La voiture quitte la ville alors que le ciel gris s’assombrit et s’engage sur la grande route. Tandis que Jésus s’extasie des lumières, du tableau de bord, je savoure la climatisation, le cocon de la voiture familiale. Radio Nostalgie fait revivre des vieux tubes à Martine qui les fredonne de bonheur. Enfin en sécurité, malgré la faim, je m’endors comme un bébé.

FIN ?

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