62. La sénilité

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C’est étrange après tant de temps de se réveiller dans sa chambre d’enfant. Je m’attends à voir la charpente du Païen, au lieu de quoi c’est le lambris verni que j’ai toujours connu. Les bruits de chaises et de couverts qui me parviennent depuis le rez-de-chaussée ont un écho si familier qu’ils me font me sentir en sécurité.

J’observe mon téléphone. Il est 11h38. Mes jambes me portent en haut de l’escalier. Ma mère s’affaire à mettre le couvert pour les invités. Comme d’habitude, organisation irréprochable. Ses cheveux courts châtains sont coiffés, ses oreilles arborent déjà deux grands pendentifs vert émeraude en accord avec sa robe. Elle m’aperçoit du coin de l’œil.

— Tu as fait une belle grasse-matinée, ma chérie.

— Tu es toute seule ?

— Ton père est parti déposer Martine et Jésus à la gare. Nous leur avons laissé un peu d’argent.

— Ils sont partis ?

— Ils ne voulaient pas te réveiller. Martine a retrouvé ses anciens beaux-parents et leur a téléphoné ce matin. Ils vivent toujours dans le même village du côté du Mans. C’est donc par eux qu’elle va commencer. Tu veux un café ? Tes frères ne devraient pas tarder.

Mes pieds nus descendent les marches unes à unes. Mon nez est encombré, prémices d’un rhume peu surprenant, mais qui s’annonce carabiné.

Après un café, et une nouvelle douche, les yeux et les lèvres sont maquillés, mes oreilles arborent deux grandes boucles dorées, et mes poignets ont trouvé des bracelets supplémentaires. Mes jambes se sont glissées dans un Jeans blanc moulant, tandis qu’un top de soirée noir avec un large ourlet laisse une épaule nue.

Les premiers à arriver sont ma tante, mon oncle et ma cousine. Ma tante bon chic bon genre, ses cheveux blanc teints en noir, arbore les plus beaux bijoux en toute occasion et prend une position de théière pour me faire la bise.

— Fanny ! Ça fait plaisir de te revoir. Ça été un tel drame !

Mon oncle prend la suite en posant une main légère sur mon épaule.

— Bonjour Fanny. Excuse ton cousin, il ne pourra pas venir.

— Ce n’est pas grave, je n’ai pas prévenu de mon retour.

Ma cousine un peu plus grande que moi, m’étreint avec force, incapable de retenir ses larmes. Nous avons le même âge, et nous avons toujours été comme deux sœurs. Nous utilisons le même juron anglais depuis que nous avons été sermonnées par notre grand-mère étant petite pour avoir été grossières.

— Fuck, tu m’as manquée, cousine !

— Moi aussi. — J’essaie de ne pas pleurer. — Charlène… ne sers pas trop fort.

— T’as mal ?

Je jette un œil par-dessus mon épaule pour m’assurer que ses parents soient occupés avec les mien, et je soulève brièvement mon top.

— Oh my god !

Sa mère se retourne une seconde trop tard. Charlène m’éloigne et murmure :

— Mais qu’est-ce qui t’es arrivée ?

— Une sale histoire… Pas le genre qu’on a envie de raconter. C’est trop frais.

— Je comprends. Ma pauvre !

Elle me berce contre elle. Son souffle se perd dans mes cheveux, tandis que mes paupières se ferment pour savourer sa douceur. Bavarde comme elle est, elle ne pourra s’empêcher de le répéter à sa mère. Mes blessures feront le tour de la famille, et comme l’a dit ma mère, ça évitera qu’on pense que j’ai simplement fugué et qu’on me demande des détails sur ma possible séquestration.

Mon autre oncle arrive avec ma grand-mère maternelle. En appui sur sa canne, elle avance lentement vers la porte que je lui ouvre. Elle sourit en me voyant, puis me fait la bise :

— Bonjour Fanny.

— Bonjour Mamie.

Elle entre et mon oncle affiche un air contrit.

— Bonjour Fanny ! C’est un soulagement de te savoir en vie.

— Merci Tonton.

Je ferme la porte. Mamie finit de faire le tour puis arrive à moi. Elle me refait la bise.

— Bonjour Fanny.

— Rebonjour Mamie.

— Alors, ça va les études ?

— Elles sont finies, tu sais.

— Oh oui, je sais, je sais. Et le beau Jared n’est pas là ?

— Je ne suis plus avec lui.

— Ah mais pourquoi ? Il était si mignon.

— C’est la vie, c’est comme ça.

— Et ça va les études ?

— Super, Mamie. Super.

Mon oncle interpelle ma grand-mère et ma cousine me dit à voix basse :

— Au moins, quand on lui a annoncé que tu avais disparu, elle n’a pas eu le temps d’être triste.

— Moi, ça me rend triste de la voir comme ça. Elle se souvient davantage de Jared que de ce que je fais.

La grand-mère pose son manteau puis revient vers nous.

— Oh Charlène ! Je ne t’avais pas vue !

Ma cousine lui fait une seconde fois la bise pour lui faire plaisir. Mamie passe son doigt sur mon menton et me sourit :

— Toujours aussi mignonne. Ça va les études ?

— Très bien. J’ai eu mon bac.

— C’est bien ça ! Et Jared aussi ?

— Oui, il l’a eu.

— Où qu’il est Jared ?

— Il fête son bac avec ses parents.

— C’est bien, ça ! Tu lui passeras le bonjour.

Elle s’éloigne, et je murmure à ma cousine :

— Qu’on me pique si je deviens comme ça.

— Il paraît que c’est héréditaire.

— Super…

Mes yeux se perdent vers la fenêtre. Vieillir n’est guère rassurant, ça me donne envie d’arrêter le temps. Et tandis que ma cousine m’étreint toujours, c’est même revenir à l’âge de l’enfance qui me tiraille. Grand-Ma serait vivante, Mamie aurait toute sa tête, Charlène et moi ferions les quatre cent coups en toute innocence. Et dire que la seule personne immortelle que je connaisse a été enchaînée durant des décennies. J’y plongerai bien également, dans le lac de la jeunesse éternelle, pour rester belle à jamais. Ce lac préserve-t-il uniquement la beauté extérieure ou protège-t-il de la sénilité aussi ? Léonie m’indiquerait-elle seulement le chemin ? L’endroit doit sûrement être jalousement surveillé par l’Église Êvanique, réservé à l’élite de la Cité Pieuse. Le risque en vaudrait la chandelle, non ?

Des cousins se succèdent. On nous sert nos verres. Ma grand-mère, souriante, fait le tour de chacun en claudiquant pour trinquer. Elle s’étonne avec lucidité :

— Tu bois du whisky ?

— Et oui. La vie nous change.

— Que dirait Jared s’il te voyait ?

— Je m’en fiche, Mamie.

Elle se fâche d’un seul coup :

— Dis donc ! Tu mériterais un coup de canne ! Où est ma canne ? Qui a volé ma canne ? !

Mon oncle vient à ma rescousse.

— Maman ! Viens, ta canne est là.

— Ah la peste !

— Qu’est-il qu’il y a maman ?

— Ta nièce est une sale peste !

— Pourquoi tu dis des choses pareilles ?

— Elle m’a dit qu’elle s’en fiche.

— Mais non, mais non. Elle ne voulait pas te vexer.

Elle s’assoit sur une chaise en me jetant un regard haineux. Un frisson glacé m’oblige à détourner les yeux. Je dis à ma cousine :

— C’est la première fois que je la vois péter un boulon.

— Elle devient méchante, répond ma cousine. Des fois elle tape Papa avec sa canne.

— Mais elle ne faisait pas ça avant.

— Non. Ça fait quelques semaines. Il paraît que c’est normal. Ne t’inquiète pas, dans dix minutes elle va te demander comment va Jared. Et après le repas, elle va être complètement absente.

— Je ne veux définitivement pas vieillir. Tu ne sais pas où on peut trouver la pierre philosophale ?

— Si je le savais, je ne te le dirais pas. Je ne sais pas par quel trou il faut l’enfoncer pour qu’elle irradie dans tout mon corps, mais quelle que soit sa taille, je le ferais.

Nous pouffons de rire toutes les deux. Mamie nous jette un œil mauvais :

— Elles se moquent de moi toutes les deux.

Je finis mon verre, puis m’éloigne dans la cuisine pour échapper à la triste sénilité de mon aïeule. Ma mère me demande :

— Ça va ? Il n’y a toujours personne d’assis ?

— Non.

— Non ça ne va pas ou non…

— Personne ne s’est assis. Et j’avoue que voir Mamie dans cet état… Au moins Grand-Ma, elle est morte avec toute sa tête.

— C’est la vie. Sors les petits fours, tu veux ?

Aider me fait penser à autre chose. Je répartis les amuse-bouche chauds sur un plat, puis rejoins le salon pour faire la distribution. Ma grand-mère me sourit :

— Merci Fanny. Jared n’est pas encore arrivé ?

— Il a eu un empêchement.

— Quel dommage !

La journée s’éternise, mais ça me fait du bien d’être entourée des miens. Mes parents ont eu une riche idée de les inviter. Ça fait sembler lointaine ma mésaventure outre-monde. C’est comme si nous n’avions jamais été séparés. Ma grand-mère écoute les conversations sans les entendre. Mes cousins parlent de voiture et de jeux vidéo. Ça change des cancans de Saint-Vaast.

Lorsque chacun me dit au revoir, je les remercie d’être venus. Même mon frère aîné est reparti. Hugo, dans le canapé regarde la télévision. Alors j’aide Maman à ranger les couverts.

— Fanny ! Laisse !

— Ne t’inquiète pas, j’ai fait ça pendant des semaines. Ça me détend.

— Mais tu es convalescente.

— N’importe quoi. J’ai juste le nez bouché.

Mon père, dans la cuisine, trie les déchets et remplit le lave-vaisselle.

— Ça fait du bien de se sentir entourée ?

— Oui.

— Quelque chose que tu aimerais faire dans les jours qui viennent.

— Demain, nous sommes lundi ?

— Oui.

— J’aimerais aller à la danse.

— Dans ton état ? s’étonne ma mère.

— Juste pour leur montrer que je vais bien.

— Dans ce cas, je t’accompagnerai.

— Si je conduis. Ça fait trop longtemps que je n’ai pas conduit.

— Oui.

Mes parents ne me laissant pas les aider, je m’assois sur une chaise de la cuisine en pensant à Léonie. Redevable comme elle l’est, elle m’indiquerait où se trouve le lac de la jeunesse éternelle. En revanche l’idée de retourner dans l’autre-monde refroidit l’esprit aventureux. Rester belle à jamais est une idée ensorcelante, mais s’il faut affronter les sbires de l’Église Êvanique, non merci.

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