69. Réveillon de Noël
Le brouhaha de la salle retentit dans ma tête depuis déjà plusieurs heures. En pantalon long, chemise rouge, et badge affichant mon prénom, je sillonne les tables avec mon plateau chargé de tasses de café chaud, jusqu’à parvenir à la table de jeunes cadres en costard.
— Les cafés gourmands ?
Les concernés se signalent presqu’inconsciemment en reculant légèrement leurs épaules. Leur discussion s’interrompt à peine, et cela me fait bizarre après avoir travaillé au Païen. Dans la France de l’autre-monde, les langues se taisaient, les yeux me scrutaient comme si une œuvre d’art venait se présenter. Certes, il y avait bien souvent un éclat lubrique au coin de la paupière, mais c’est toujours plus agréable que l’indifférence totale. Il n’y a que les personnes âgées qui glissent un petit billet avec un clin d’œil, comme s’ils se souvenaient de l’époque où les hommes pouvaient être à la fois machistes et gentilshommes. J’aurais mieux fait de réellement chercher des bars à striptease.
Je repasse au comptoir et indique au chef de salle :
— La note pour la 125.
Ce sera la dernière table de mon service, la dernière de mon court contrat d’intérim. J’inscris « Joyeux Noël » sur le bas du ticket que me tend le chef de salle. De toute façon, je n’espère pas avoir de pourboire. Le ticket déposé, l’un d’entre eux sort son porte-carte, et son geste fait lever les trois autres de la banquette. Une fois qu’ils sont éloignés, en quelques aller-retour, je nettoie, puis dresse la table pour le prochain service. Pas un regard, pas un au revoir ni un merci. C’est comme s’ils avaient fait partie du décor d’une scène de ma vie. Notre société semble avoir perdu une partie de son âme, ce qui me fait regretter le naturel des relations de l’autre monde. Même si les a priori religieux dominent encore trop la civilisation, les gens semblent moins factices.
Un peu déprimée, je gagne le vestiaire. Les cheveux détachés, un sweat-shirt noir à capuche à la place de la chemise, je rêve de l’ambiance du Païen. Lorsqu’il me voit sortir, le manager me dit :
— Joyeux Noël, Fanny.
— Merci, à toi aussi.
— On aura peut-être la chance de te revoir l’année prochaine.
— Tu peux toujours faire un vœu ce soir à minuit, on ne sait jamais.
Je fais la bise à lui-même ainsi qu’aux trois autres serveurs. Il est bientôt seize heures, j’ai envie d’une petite sieste avant le réveillon. Je m’engouffre dans la voiture que Maman me prête et prends la direction de la maison.
Quelques minutes après, mes cheveux débarrassés de l’odeur de graillon, je choisis ma tenue pour la soirée : une petite robe courte moulante, noire et très légère qui se porte sans soutien-gorge pour laisser les épaules complètement nues. Un foulard, attaché à hauteur du sternum par une broche ornée de faux diamants, passe sur les bras et masque le haut les omoplates. Je colore mes ongles d’ocre à paillettes, peins mes lèvres d’un gloss brun aux reflets dorés, tamponne mes paupières d’un fard pailleté, puis orne mon cou de grandes boucles d’oreille triangulaires.
Tout en m’apprêtant, je songe au départ pour Saint-Vaast qui se rapproche. Comme chaque soir pendant lesquels je m’exerce avec les filles, je songe à mon objectif premier : faire la plus belle chorégraphie que les Saint-Vaastais n’aient jamais vue. Quelque chose de magnifique face à un public qui dans tous les cas ne reste jamais indifférent. J’ai tellement d’idées, qu’il me faudrait faire dix spectacles différents. Ensuite, une fois assez riche, je retrouverai Léonie, pour qu’elle me mène au lac de la jeunesse éternelle. Je tiens trop à rester celle que je vois dans le miroir pour passer à côté d’une telle opportunité.
Je choisis des chaussures à talons, puis les heures ayant passées, mon téléphone m’indique qu’il est trop tard pour une sieste. Je mets un petit blouson en cuir sur mes épaules, sans glisser mes bras dans les manches et reprends la voiture pour aller chercher ma mère. Mon père me croise dans l’entrée, en traînant deux sacs de courses.
— Tu vas être en retard.
— Mais non, Maman est toujours en retard.
Il fait nuit lorsque je stationne face au salon de beauté. Sans remettre le manteau, je quitte la voiture dans le froid et l’odeur urbaine d’échappements. La chaussée humide traversée, je pousse la porte. La dernière cliente est à la caisse. L’odeur des bougies parfumées sensées rendre cet endroit apaisant, me rappelle inévitablement les nombreuses séances passées ici. La collègue de ma mère s’exclame :
— Bonsoir Fanny ! Comme tu es belle !
Je lui fais la bise et lui réponds :
— C’est Noël.
— Alors comme ça, tu emmènes ta mère en voyage ?
— Un voyage mère-fille pour rattraper le temps perdu, répond Maman.
— Votre Maman va nous manquer, indique la cliente. Ne l’emmenez pas trop longtemps.
— Juste quelques jours. Promis.
— C’est important d’être proche des gens qui vous aiment. Votre disparition a été difficile pour tous ceux qui vous connaissaient.
La collègue de ma mère hoche de la tête, visiblement concernée. La cliente finit par quitter le salon tandis que j’erre entre les présentoirs pour être certaine que rien ne manquera dans l’autre monde. Ma mère passe son bras sur une de mes épaules.
— On y va ma fille ? Sylvie, tu fermes ?
— Attention au foie gras et à la bûche.
— On fait toujours attention à notre ligne, promet ma mère.
Tandis que sa collègue éteint les lumières, nous quittons le salon, puis traversons la rue. Une fois installée au volant, je démarre et questionne :
— Sylvie avait l’air de dire que ma disparition l’avait attristée.
— Je pense qu’à des degrés différents, ça a été un choc pour tous les gens qui te connaissaient. Nous avons eu des messages de soutien de tes anciens camarades d’école.
— Mais Sylvie, elle m’a juste vu deux trois fois.
— Mais ça reste terrible la disparition de quelqu’un, même qu’on connaît peu. On parle de nos enfants tous les jours, donc on compatit un peu.
Inévitablement, je pense à Alexandre, à qui je n’ai toujours pas répondu. Mais nous n’avons discuté que quelques minutes, je peine à croire qu’il ait été affecté. Elle me met le doute, alors je questionne tout en m’arrêtant au feu rouge. :
— À ton avis ?
— Oui ?
— J’ai flirté avec un garçon, juste avant de disparaître. Tu penses qu’il a été triste d’apprendre ma disparition ?
— Ça je ne sais pas. C’est quel genre de garçon ? — Je hausse les épaules. — Tu peux au moins lui dire que tu vas bien. S’il a fondé quelques espoirs, il a dû être touché.
Feu vert.
Arrivée à la maison, mes deux frères sont installés en costumes dans le canapé. Ils sifflent d’un même accord en m’apercevant. Je me penche vers eux pour leur faire la bise.
— Vous pourriez vous lever, leur fait remarquer Maman.
— La robe de notre sœur nous met sur le cul, élude Hugo en se levant.
Ils embrassent Maman, ensuite elle annonce qu’elle va voir si mon père s’en sort. Maxime me sourit :
— Alors, ça fait quoi d’être serveuse sans avoir besoin de danser en sous-vêtements ?
— C’est à chier.
— Tu préfères faire des stripteases ? s’étonne Hugo.
— Au moins les clients me regardent.
— Narcisse réincarné, me charrie Maxime.
— Non mais il y a un juste milieu entre exister et être invisible.
— T’es pourtant habituée, me dit Hugo. Quand tu faisais potiche sur les salons.
— D’abord, je ne faisais pas potiche, je vendais des produits, je faisais l’accueil, ou les invitais à s’intéresser. Et les clients me regardaient, à défaut de m’écouter. J’aimais bien faire les salons.
— Il faut dire que t’étais mieux sapée sur les salons, reconnaît Maxime.
Le cas d’Alexandre me tourmentant un peu, je m’assois dans le canapé et profite que nous soyons seuls pour questionner :
— Si jamais vous draguez une fille, qu’elle vous embrasse, vous laisse son numéro, et que lorsque vous lui envoyez un message, elle ne vous répond pas ? Et qu’après, dans le journal, vous apprenez qu’elle a disparu ? Est-ce que vous voudriez avoir de ses nouvelles ?
— C’est évident ! répond Hugo.
— Y a un mec qui t’a draguée et que tu as embrassé et tu ne lui as pas donné de nouvelle ? ! s’étonne Maxime.
— Bien, je n’étais pas sûre de vouloir le revoir tout de suite. Et maintenant que j’ai décidé de repartir avec Maman, je me disais, est-ce que ce n’est pas mieux qu’il croie que je suis toujours portée disparue ?
Hugo s’exclame :
— Mais t’es obligée de lui donner des nouvelles ! Mais tu imagines dans quel état il doit être ! Tu l’as embrassé ! Mais il doit croire qu’il est maudit ! Je suis sûr qu’il pense à toi tous les jours !
— Je pense comme Hugo, indique Maxime.
— Il me voit peut-être juste comme une fille jolie et il s’en fout.
— Mais il n’y a aucun garçon qui s’en fout ! s’affole Hugo ! Il t’a draguée et tu l’as embrassé !
— Il a raison, me dit Maxime. De la victoire, il passe à tout le contraire ! Il ne doit pas être bien.
— Les potes qui ont été dingues de toi au lycée étaient sous le choc quand ils ont appris que t’avais été kidnappée ! surenchérit Hugo. Tu n’imagines pas le nombre de messages qu’on a reçus, Maxime et moi ! Même ceux qui sont en couple ! Quand j’ai appris que tu étais vivante, on les a appelés un par un.
— OK, j’ai compris, je lui écris.
Je croise une jambe et prends un selfie avec un air sérieux. Je lui envoie un message après l’avoir modifié cinq fois, afin d’être certaine du choix de mes mots :
« Bonjour Alexandre. Merci d’être venu au Double-six pour me voir. Je suis triste que ça ne se soit pas passé comme j’aurais aimé. Tu as du apprendre mon enlèvement dans le journal ou par tes amis. J’ai réussi à m’échapper il y a un mois. Je suis en sécurité chez mes parents. Passe un bon Noël. Kiss. Fanny. »
Voilà, au moins, j’ai la conscience tranquille. Je n’ai pas longtemps à attendre pour avoir un message en retour. Je le lis à voix haute :
— Je suis soulagé que tu sois en vie. Passe un joyeux Noël aussi. Bisou.
Hugo lâche :
— Voilà ! Au moins il va se dire que c’est sympa de ta part.
Mon téléphone bipe à nouveau, je déchiffre le message :
— Si un jour tu repasses par le Double-Six, tu peux m’appeler, même juste pour boire un verre.
— Ah ! Là, il veut retenter sa chance, sourit Maxime.
— Mais je m’en vais dans l’autre monde le 3 janvier. Et… Je ne compte pas revenir tout de suite. J’ai une affaire à régler après la visite de Maman.
— Juste pour boire un verre, insiste Hugo. Tu lui dis que tu pars en voyage, comme Maman avec ses collègues. Comme ça, il ne se sentira pas jeté comme une chaussette pourrie et il comprendra pourquoi tu ne veux pas reprendre là où vous vous êtes arrêtés.
Ma mère revient, vêtue de sa belle robe verte moulante et longue aux reflets essence, maquillée et resplendissante.
— Fanny a écrit à ce mystérieux garçon ?
— Oui, il veut la revoir, sourit Maxime.
— Si j’écoute mes frères, il a été détruit par ma disparition.
— Mais c’est clair ! s’exclame Hugo. Fanny, tu ne comprendras jamais la sensibilité des garçons !
— Détrompe-toi. J’ai bien compris comment fonctionnent les hommes. Il suffit de parler à votre deuxième cerveau pour faire ce qu’on veut.
Maxime enlève ses lunettes et me regarde avec gravité.
— Je vais te révéler notre faiblesse. Derrière chaque bite, il y a un cœur, sœurette.
Hugo éclate de rire. Je soupire :
— Je prends note. Sans cœur, pas d’afflux sanguin. Lien de cause à effet physique et psychique logique.
On sonne à la porte. Mon oncle, ma tante BCBG et ma cousine entrent avec ma grand-mère. Cette dernière a un franc sourire en me voyant et m’embrasse chaleureusement.
— Oh ! Ma belle ! Mais dis-moi, Jared n’est pas là ?
Ma cousine sourit derrière elle tandis que je m’entends répondre :
— Il est dans sa famille, mais il te présente tous ses vœux.
— Quel charmant jeune homme ! Il ne faut pas le perdre, celui-ci !
— Promis.
Ma cousine m’embrasse à son tour, vêtue d’une mini-jupe et d’un chemisier-blanc. Elle me félicite :
— T’es trop belle, cousine !
— Toi aussi.
Ma grand-mère s’éloigne en claudiquant vers la cuisine. Après que j’ai embrassé mon oncle et ma tante, Charlène se jette dans le canapé :
— Alors ? Il va falloir remplacer Jared.
— Nous avons une piste, indique Hugo.
Je soupire :
— Mais ferme ta bouche !
— Il s’appelle comment ? minaude ma cousine.
— C’est juste un mec qui m’a abordé après que j’ai emménagé. Il y avait tous ses potes à la vitre du bar, alors pour le show, je l’ai embrassé, histoire qu’il ne rentre pas bredouille. Et il est mignon.
— Parfait ! lâche Charlène. S’il est mignon, tu peux le présenter à Mamie.
— Mais tu le préviens qu’elle va l’appeler Jared, se moque Maxime.
— Et donc ? insiste Charlène. Excuse-moi d’être curieuse.
— Et donc, il m’est arrivé tu sais quoi, donc il ne m’a jamais revue.
— Mais, précise Hugo, elle vient de lui envoyer un message, et il serait partant pour la revoir.
— C’était une phrase de politesse, éludé-je.
— Non, me contredit Maxime. Il a conclu son premier message par bisou. Il a donc réécrit, non pas par politesse, mais par envie.
— Il a peut-être juste l’idée d’un plan-cul, dis-je.
— Tu fais quoi, le jour de l’an ? interroge Charlène.
— Je reste par ici avec les copines de la danse.
— Et il y a moyen de l’inviter ? Si jamais il se tape la route pour passer le jour de l’an avec toi plutôt qu’avec ses potes, c’est qu’il est amoureux.
Mes deux frères restent silencieux. Tous attendent que je prenne mon téléphone. Mais si jamais notre unique rencontre a suffi à le rendre amoureux, et que je pars, il va être doublement brisé. Je secoue la tête :
— Même pas en rêve !
— Allez ! insiste Charlène ! T’as peur d’être déçue ?
— Non, j’ai peur qu’il soit déçu. S’il vient au jour de l’an, que vraiment il a des sentiments, je lui dis quoi ? Désolée, je ne peux pas t’embrasser ? Je pars faire le tour du monde avec ma mère ?
— Tu pars faire le tour du monde avec ta mère ?
J’opine d’un mouvement de tête. Maxime, croise sa jambe sur son genou, mâchouille la branche de sa monture de lunettes, et me dit très sérieusement :
— Il pourrait peut-être partir avec vous.
Silencieuse, je me laisse séduire par l’idée, avant de me rendre compte qu’il faudrait qu’il accepte que je danse à demi-nue dans une taverne. Mon oncle et ma tante nous rejoignent avec les plateaux de petits fours. Nous faisons de la place. Charlène se colle contre moi et regarde mes pouces céder au désir de revoir Alexandre :
« J’ai trop de mauvais souvenir pour retourner au Double-Six. Si tu veux, j’avais prévu de passer le jour de l’an avec des copines et leurs conjoints. Si t’es intéressé, ce sera un plaisir de boire un verre avec toi. »
Charlène me file un petit coup de coude pour que je vois son clin d’œil heureux. Son père nous demande :
— Alors les jeunes ? De quoi ça discute ?
— De choses de jeunes, réponds-je.
— Tu sais que j’ai été jeune, à une époque.
— Et tu te souviens de cette époque ? le charrie Charlène.
— Of course ! Et vous verrez à notre âge, vous aurez l’impression que c’était hier. Demandez à votre grand-mère, vous verrez bien à quel point ça peut être proche.
Charlène pose sa main sur la mienne et me dit :
— Tu vas voir. Mamie ? Mamie ?
— Oui ?
— C’est qui le premier garçon que t’as embrassé ?
— C’était Papy, dit Hugo. Ils se sont connus à seize ans.
Ma grand-mère affiche un sourire coquin, un œil pétillant puis répond :
— Non ! Mon premier baiser, c’était avec un garçon qui s’appelait Anatole.
— Tu avais quel âge ? demande Charlène.
— J’avais douze ans. Je me souviens comme si c’était hier. J’étais amoureuse folle d’Anatole. Il avait quatorze ans et un dimanche, j’ai fait croire que j’étais malade pour ne pas aller à la messe. Je me suis sauvée en secret, et j’ai attendu sur le banc près de l’école de garçons. Anatole est venu, avec des fleurs. C’était ridicule, je ne pouvais pas garder les fleurs, sinon, j’aurais été prise. Mais ça m’a profondément émue. Et c’est ce jour-là que nous nous sommes embrassés.
— Et vous êtes restés amoureux longtemps ?
— Oh ! Si cette pétasse de Madame Camin ne nous avait pas vus, peut-être l’aurais-je épousé. Mais malheureusement, elle a tout rapporté, et tout ce que ça m’a valu, c’est vingt coups de cannes et l’obligation d’aller à la messe tous les dimanches.
Je ne sais pas ce qui m’émeut le plus, le bonheur du souvenir dans les yeux de ma grand-mère ou l’entendre sortir des grossièretés. C’est étrange comme ce souvenir semble récent, alors qu’elle ne se souvient pas du présent. Et c’est difficile d’imaginer sa grand-mère faire le mur à douze ans, et malgré tout, elle me renvoie à ma propre vie. Maxime le souligne très bien :
— C’est comme Fanny. Son premier baiser, c’était à douze ans et sur un banc.
— C’est vrai ? s’exclame ma mère.
Je passe ma main dans mes cheveux et réplique :
— Il ne s’appelait pas Anatole.
— Non, il s’appelait Guillaume, réplique Maxime. Il était dans ma classe, il avait donc quatorze ans.
— Et ça ne mérite pas d’être raconté, répliqué-je. C’est beaucoup moins glamour.
— Allez, raconte ! insiste Charlène, et je raconte mon premier baiser.
La curiosité me poussant, je cède.
— C’était en cinquième, au début de l’année. J’étais assise sur le banc, dans la cour du collège. Enfin j’étais assise sur le dossier, et il me trouvait mignonne et m’a demandé s’il pouvait sortir avec moi. Il m’a embrassée, m’a fourré sa langue dans la bouche. Je n’ai pas trouvé ça sensas. Et après une semaine, je l’ai plaqué. À toi…
Charlène redresse les épaules et poursuit la longue tournée des premiers roulages de pelle que chacun va se sentir obligés de raconter. C’est curieux, contrairement à moi, beaucoup en gardent un bon souvenir.
L’apéro passe à grande vitesse, et le repas s’éternise. Mes frères parlent de vieux jeux vidéo, ma cousine envoie des textos à son petit copain, tandis qu’Alexandre ne m’a toujours pas répondu pour le jour de l’an. Ma tante, en bout de table, demande à ma mère :
— Et Fanny, ça va ?
— Oui. Elle a repris la santé. Je pense que la danse l’aide beaucoup.
— Je croyais qu’elle avait arrêté la danse après le bac.
— Oui, mais elle a repris un autre genre de danse. Elle fait du pole-dance.
Ma mère est fière d’en parler, ma tante affiche la surprise, et mon père interrompt sa conversation avec mon oncle. Ma tante s’étonne :
— Le truc de stripteaseuse ?
— Non. C’est artistique et elle ne se dénude pas, réplique mon père.
Agacée par la façon dont mon père se défausse, je réplique :
— Et si j’étais à poil, ça changerait quoi ?
Ma cousine lève ses yeux de son portable, mes deux frères prêtent l’oreille à la conversation. Papa répond :
— Ce serait terriblement vulgaire et humiliant pour nous.
J’insiste :
— On peut très bien faire de l’art à poil.
— C’est la limite entre l’art et la pornographie.
— S’il n’y avait pas d’actrice qui jouait nue, vous auriez beaucoup de scènes coupées dans les films, vous n’aurez pas les mêmes publicités pour des yaourts ou des déodorants…
— On s’en passerait volontiers, fait remarquer mon oncle. Je suis d’accord avec ton père…
— Vous vous écoutez parler ? On dirait deux hommes d’église aigris, alors qu’il y a quelques heures vous parliez des calendriers routiers que vous cachiez dans votre chambre quand vous étiez jeunes. Pour votre gouverne, on m’a proposé de poser pour un calendrier.
— Tu l’as fait ? demande Charlène.
— J’ai refusé sous prétexte que j’avais dix-sept ans, mais surtout que j’avais peur de la réaction des gens que je connaissais, parce que j’en avais très envie. Et c’est pareil pour le pole-dance. Je l’ai caché tant que je n’étais pas assez douée par peur d’être jugée.
Ma mère me sentant sur le point d’exploser dit :
— C’est vrai que le pole-dance que tu fais est très artistique et gymnastique.
— Oui, soupiré-je.
— Je vais la voir à tous ses entraînements, lâche Maman avec fierté. C’est la meilleure de son groupe.
— Mais toi, tu danserais nue ? questionne Hugo.
— Pourquoi pas ?
Il ne réplique pas. Son dernier voyage avec ses potes s’est déroulé à Amsterdam, et il sait très bien que quelle que soit sa réponse, ça lui reviendrait comme un boomerang.
Maxime sourit :
— Qu’est devenue ma petite sœur passionnée d’astronomie ?
— Des nichons lui ont poussé, répliqué-je acerbe.
Ma mère, pour décrisper l’ambiance, décide de montrer sur son téléphone des extraits de nos entraînements. Ma cousine se lève pour regarder et commente par des oh et des ah mes prouesses techniques. Cela conforte mon père dans ses affirmations de danse technique et esthétique, mais ça ne change rien au fond. Il fait vite d’orienter la conversation sur autre chose. Moi, je reçois un SMS d’Alexandre :
« Pourquoi pas ? C’est où ? »
Annotations
Versions