72. La Mulâtre
Les repas se terminent, les clients s’éclipsent, pour la moitié afin d’assister à la messe. Seules à notre table, ma mère me fait remarquer :
— C’est tout de même surprenant de déjeuner dans un bistrot appelé le Païen, de vénérer une fille qui se dénude, et d’aller à l’église à l’heure de la messe.
Jacques pose son assiette puis s’assoit lourdement en répondant :
— La complexité des hommes.
Martine, Jésus et Christophe se joignent à notre table et entament leur repas. Jacques se flatte de l’affluence, affiche son optimisme. Puis, le repas se terminant, il questionne, après avoir sifflé bruyamment une cuillère de sauce :
— Quand est-ce que tu penses faire ton premier spectacle ?
— Je n’en sais rien. Il faut que je discute avec Jésus. Demain matin, je répète, on rectifie. Peut-être dimanche, sinon lundi. Avec Maman comme spectatrice, je n’ai pas le droit à l’erreur.
— À combien met-on l’entrée ?
— Cent francs, c’est un chiffre rond. Et on sait qu’il y aura l’affluence.
— Attends ! s’exclame ma mère. Mais si tu divises par six cinquante-cinq pour comparer en euros, tu peux tripler ton prix.
— Maman ! Le cours du franc n’est pas celui de chez nous.
— Le prix peut tripler, dit Christophe. Les gens paieront.
— À triple prix, il me faut deux semaines de préparation. Ce n’est plus un spectacle de taverne.
— Nous pouvons y réfléchir après, suggère Maman.
— J’aimerais commencer à vendre les places, confie Jacques. On m’a déjà beaucoup sollicité.
Une magnifique métisse pousse le portillon. Elle s’avance, vêtue d’une belle robe blanche et bleue, puis elle annonce d’une voix timide :
— Je viens pour l’annonce.
— L’annonce ? balbutie Jacques.
— Vous cherchez bien une danseuse érotique ?
Ma mère pose sa main sur le bras de Jacques et répond à sa place :
— Oui ! Il cherche toujours.
— La Punaise est revenue, réplique Jacques.
Ma mère tourne un regard amusé vers lui et interroge :
— Qu’est-ce qui excite plus les hommes qu’une femme à demi-nue ?
— Deux femmes à demi-nue ? demande Jésus.
— Un mulâtre n’excitera jamais personne, grogne Jacques à voix basse.
— Là, vous me choquez ! s’exclame Martine.
— Elle pourra remplacer Fanny quand elle n’est pas là, suggère Christophe.
Un silence plane dans l’auberge inondée des parfums épices de nourriture. Jacques tourne la main, paume vers le ciel et désigne la jeune fille.
— Soit. Vous êtes la première à vous présenter. Épatez-nous.
— Voilà. J’ai fait le conservatoire de La Main. Je danse depuis que je suis toute petite, et je suis prête à travailler.
— Hmmm ! grommèle Jacques.
— Faites-nous une démonstration, suggère Martine d’une voix affable.
— Sans musique ?
— Sans musique.
L’inconnue fait quelques entrechats, tourne sur elle-même, laisse apercevoir son équilibre et sa grâce, mais n’évoque jamais le désir. L’absence de musique ne fait qu’accroître le malaise. Elle s’assoit au sol, avec une délicatesse merveilleuse, s’allonge sur sa jambe en prenant soin que sa robe ne dévoile pas plus loin que sa cheville. Lorsqu’elle se relève et s’incline, Jacques soupire :
— Qu’est-ce que cela donne sans la robe ?
— Pardon ?
— Vous ne me donnez pas envie. Sur le panneau, il y a écrit danseuse érotique. Vous avez la première moitié, c’est une évidence. Montrez-moi la seconde.
La jeune femme pince les lèvres sans oser lever les yeux vers la tablée qui l’observe en silence. Bloquée dans sa décision, elle n’ose se mouvoir avant que Jacques rouspète :
— Vous savez ce qu’érotique veut dire ?
Elle opine du menton puis confie d’une petite voix :
— Je suis désolée. Je pensais que j’en étais capable.
Elle fait demi-tour puis s’échappe de la taverne, nous laissant tous cois. Martine s’étonne :
— Vous la laissez partir ?
— Si elle ne peut pas se foutre à poil, qu’est-ce que j’en ferai ? réplique Jacques.
— Mais cette petite est en détresse, elle cherche visiblement un travail !
Jacques s’adosse à sa chaise, remplit son verre puis réplique en appuyant le sobriquet que donne Jésus à son amante :
— Vous me les brisez sérieusement, chérie. La seule chose que j’ai à offrir, c’est un poste de danseuse. Vous voulez que je coule le Païen ?
— Mais elle a envie de danser !
— En robe ! Jamais je ne forcerai une femme à se dévêtir. Et la Punaise pourra en témoigner tant je me suis opposé à ses projets.
— Elle était prête à le faire, semble-t-il, souligne ma mère. Mais elle a été intimidée par le jury.
— Nous sommes six, grognes Jacques. Si elle ne peut le faire devant six personnes, dont trois bonnes femmes, qu’est-ce que ce sera devant cent mâles en rut ?
— C’est plus facile devant cent que devant un petit nombre, expliqué-je.
— Et bien va la rattraper, m’ordonne ma mère.
Je lâche un soupir puis me lève de table. Sitôt que je passe le portillon, j’aperçois la jolie métisse assise dans un renfoncement de la Poste. Cela me rappelle mon arrivée ici. Son visage en larmes caché dans ses mains, elle ne me voit pas m’approcher ni m’asseoir. J’aimerais savoir ce qui l’a poussé à franchir le seuil de la taverne. Ne sachant pas par quoi commencer pour tisser de la confiance, je lâche :
— Pas facile de se lancer, hein ?
Elle lève le visage de ses mains, me reconnaît puis détourne ses yeux vers le vide. Sans réponse de sa part, je me trouve obligée de faire la conversation.
— Il faut du talent pour descendre sur une jambe aussi lentement et aussi harmonieusement.
— Merci.
— Et il faut du courage pour se présenter. Je le sais, je suis danseuse aussi.
— Vous ont-ils retenue avant moi ?
— Moi ? Je suis la première danseuse du Païen. Ils cherchent une remplaçante.
— Je ne suis pas certaine de comprendre ce qu’ils attendent de moi. Si jamais ma couleur n’est pas un obstacle, vous pourriez m’apprendre ?
— Carrément ! Pourquoi ta couleur serait un obstacle ?
— Cela l’a toujours été.
— Je m’appelle Fanny.
— Marianne.
— OK, Marianne. Je voudrais juste savoir ce qui te motive.
— J’ai vu écrit danseuse, je sais danser…
— Tu sais ce que signifie érotique ?
— Mon père est un érudit. Il m’a appris à comprendre les mots les plus rares. Cela ramène à l’évocation sensuelle de l’amour.
Son regard tranche d’une certaine fierté de connaître le dictionnaire. Mais il est évident qu’elle ne réalise pas ce que cela signifie dans le concret, et surtout pas de quelle manière mes spectateurs l’entendent. Incapable de me départir d’un sourire amusé, ne voulant pas me moquer, je questionne :
— Parfait. Comment penses-tu exprimer l’érotisme au travers de la danse.
— Je pensais à une gestuelle courbe et lente qui ramène à l’amour.
— Tu sais ? Le public du Païen est un peu plus primaire que ça. L’érotisme dans leur esprit, ça ne ramène pas à l’amour, mais au sexe. Il s’évoque par une gestuelle, mais pas forcément celle que tu entends. Et surtout, il s’évoque par la nudité.
— Je ne suis pas ingénue. Je supputais bien qu’il fallait se découvrir un peu, mais je… je n’ai pas su par quoi commencer. Et quand le Monsieur a suggéré que j’enlève tout de ma robe, je m’en suis sentie incapable. Dois-je montrer mes épaules ? Dois-je tout montrer de mes cuisses ? Dois-je aller jusqu’à montrer mon nombril ou puis-je être plus subtile ?
— Si tu te sens prête à montrer jusqu’à ton nombril, il te prendra.
Elle écarquille les yeux en regardant les pavés, s’interrogeant au fond d’elle-même sur ses limites. Me rendant compte des barrières de pudeurs de leur société, je réalise que c’est peine perdue de tenter de la convaincre. Même si j’y parvenais, j’aurais la sensation de l’y avoir contrainte. Je me relève et lui dis :
— Le nombril, c’est un minimum dans ce métier. Si tu te sens prête à tout montrer, alors ta carrière est assurée. La question qu’il faut se poser, c’est en as-tu envie ? Personnellement, je ne me suis pas forcée, et c’est même un plaisir de danser nue. Je n’ai pas la même culture que toi, je n’ai pas envie de te juger, et surtout pas te forcer à le faire. Tant que tu as bonne réputation, cherche un travail dans lequel tu te sentes bien. Bon courage, Marianne.
Elle opine du menton en m’octroyant un regard amical. Je rejoins l’ombre agréable de la taverne. Jésus frappe dans ses mains :
— Bon ! On commence !
— Grave !
Je gagne l’escalier menant à ma chambre. Au loin les doigts de Jésus s’échauffent dans des envolées harmonieuses. Maman me suit et en observant le matelas, elle conclut :
— Il va falloir que je me trouve un hôtel.
— Tu devrais en parler à Jacques.
Je défais mon bracelet, ôte ma robe à la hâte, puis une fois en ensemble de soie grise et dentelle noire, ouvre la trappe au sol pour saisir la barre cuivrée entre mes cuisses. Jésus, depuis son piano me regarde avec émerveillement. Ses doigts interrompent la mélodie. Je lui dis :
— Je m’échauffe et on travaille.
Quelques minutes plus tard, dans la salle aux rideaux clos, ma mère est assise sur une chaise. Le corps en sueur, j’interromps Jésus :
— Stoppe ! C’est super sexy comme musique, mais ça ne va pas avec ce que je veux donner.
— Encore plus lent ? Genre gymnopédie ?
— Genre quoi ? — Jésus joue des notes lentes. — Oui !
— Excuse-moi. Aveugle, j’étais moins distrait.
— Mais maintenant que tu me vois, tu peux t’adapter à la chorée. Et dès que je lâche tout, il faut que ça monte !
— Je vais tâcher.
Alors que mon pianiste virtuose improvise, je reprends l’enchaînement que je souhaite à tout prix placer. Je veux que lorsque je tournoie, tenue par une seule main, la musique s’envole. Sans que nous nous en rendions compte, on frappe au carreau. Ma mère va à la porte close, puis ouvre à la belle métisse. L’apercevant, je poursuis ma chorégraphie, dans le but de l’émerveiller et lui donner le goût d’essayer. Si elle est de retour, c’est que l’aventure la titille.
Mes pieds nus finissent par trouver la table, puis je danse sensuellement, pour lui montrer ce qu’est la gestuelle érotique. Les yeux de Marianne ne me lâchent pas une seconde, pétillants d’émerveillement. Lorsque je m’incline, ma mère se lève dans l’obscurité et applaudit.
— C’est nul ! protesté-je. Sérieux Jésus ! T’as enrichi ta culture, et il n’y a rien qui va ! — Je m’assois sur la table. — Je peux avoir à boire ?
Ma mère s’empresse d’aller me chercher un broc d’eau et me le passe par-delà la herse. Après avoir bu, je passe mes doigts dans mes cheveux détrempés. Jésus, autrefois, jouait sans se soucier de mes mouvements ce qui m’obligeait à m’adapter. Aujourd’hui, il a recouvré la vue, et il essaie d’innover en fonction de ce qu’il voit. En improvisant selon ses nouveaux goûts, il brise la sensualité des enchaînements. Lui, comme moi, voulant pointer vers une perfection nouvelle, le travail commun va être dix fois plus complexe. Maman essaie de me rassurer :
— Hey ! Ce n’est pas mal pour une recherche.
— S’il te plaît, ça me met encore plus la pression que tu sois là.
Jacques apparaît à l’entrée des cuisines, apparemment sorti de sa sieste. Maman me répond :
— D’accord, je sors. Nous allons acheter un matelas. Ton admiratrice peut rester ? — J’opine du menton en regardant Marianne. — À tout à l’heure, ma chérie.
Jacques m’octroie un regard de satisfaction avant de disparaître dehors avec ma mère. J’ouvre la herse, puis traverse la pièce pour aller puiser de l’eau et remplir mon broc à même le seau. Toujours assise avec des airs sages, Marianne m’observe et dit :
— Je serais incapable de faire ce que tu fais.
Je tire une chaise puis m’assois face à elle. Ses yeux se détournent, incommodés par ma semi-nudité. Je croise les jambes en m’adossant et lui réponds :
— Ce n’est pas être habile à la barre, le plus important.
— C’est être dévêtue ?
Je souris.
— J’admets que les hommes ici se contentent de peu. Ma prof de danse, celle qui m’a enseigné le pole-dance, m’a dit un jour : Fanny, tu auras beau performer toutes les figures inimaginables, ce n’est pas une discipline olympique. Avant toute chose, ça reste une danse. Et la danse, c’est l’expression corporelle des émotions. Dans cette pièce, nous voulons faire ressentir aux gens une émotion en particulier, devine laquelle.
— L’amour ?
— Le désir. — Elle boit mes paroles et acquiesce du regard. — Tu sais exprimer le désir ?
Elle opine du menton, alors je l’invite de la main à me montrer. Elle pince les lèvres et écarquille les yeux, comme un personnage de cartoon devant une glace. J’éclate de rire malgré-moi, puis me calme aussitôt. À l’évidence, celle qui se dit peu ingénue, l’est sur un domaine important.
— Je parle de désir sexuel ?
Jésus nous observe depuis son piano sans dire un mot, comme pour se faire oublier. Marianne finit par confier :
— Je ne sais pas à quoi ça ressemble.
L’idée de la troubler m’émoustille. Mes mains se portent à ma nuque, descendent lascivement sur mon soutien-gorge. L’une d’elle poursuit sur mon ventre jusqu’à atteindre le satin entre mes jambes qui se décroisent. Ma gorge de se tend, mes lèvres s’entrouvrent quand mes paupières s’entreferment. Marianne détourne les yeux par pudeur. Mes jambes se recroisent et j’observe en silence son profil en attendant qu’elle ose à nouveau me regarder. Je questionne :
— Tu as quel âge ?
— Dix-neuf ans.
— Tu n’as jamais connu d’homme. — Elle secoue la tête. — Pourquoi du conservatoire, tu es arrivée ici ?
Elle observe autour d’elle avant de baisser à nouveau le visage. Ses doigts nerveux jouent entre eux, puis elle se lance :
— Mon père est tombé amoureux de ma mère, une esclave de maison. Il l’a épousée, s’est fâché avec sa famille, et puis il m’a eue. Il n’a jamais voulu pour moi un autre destin que celui qui revient à une femme blanche. J’ai appris la musique, j’ai appris la danse. Mais j’aurais pu être la plus douée de toute, jamais aucun ballet n’a accepté de m’avoir entre ses rangs.
— Parce que tu es noire ?
— Nous sommes venus à Saint-Vaast car ma mère s’est fait agresser à la Main. Et notre quartier nous a bien fait comprendre que nous n’étions plus les bienvenus.
— Et ton père apprécierait que tu danses ici ?
— Non.
— Ce n’est pas vraiment le destin d’une femme blanche ?
— Tu es une femme blanche.
— Tu sais, quatre-vingt pour cent de Saint-Vaast ne me voit pas comme une femme, mais comme une pute. C’est deux choses très différentes dans l’esprit des hommes. La preuve que le destin d’une femme blanche n’est pas forcément celui d’une danseuse étoile.
Un silence encombre l’espace de la taverne. Jacques aura bien du mal à trouver une stripteaseuse dans son monde. Des délurées ça ne court pas les rues. Les quelques femmes qui ont brisé tout scrupule, se sont déshumanisées pour les profits de la maison de passe voisine. Je me lève en concluant :
— Dans tous les cas, on ne te demandera pas de grimper à la barre, juste de briser ta pudeur, et le jugement que ta famille pourrait en faire.
— Je peux essayer ?
La stupeur me fige. Le regard de Marianne se porte vers Jésus et m’oblige à un mensonge :
— Il est aveugle. Jésus, joue-nous une musique calme.
Le pianiste se trouve obligé de nous tourner le dos, puis son piano entonne des notes apaisantes. Tandis que je me rassois, les doigts de Marianne tirent sur les laçages de sa robe en tremblant. Ses épaules nues s’extraient du corsage et dévoile une poitrine un peu plus épaisse que la mienne, aux magnifiques mamelons sombres. Puis, le dernier lacet tombé, elle plane en gonflant, dévoilant une culotte bouffante la couvrant jusqu’à mi-cuisse. Son corps apprivoise les notes de piano tandis que son regard semble me demander à chaque seconde ce que j’en pense. Elle singe maladroitement les gestes qu’elle a aperçus quelques minutes plus tôt, et ses aisselles dévoilent des oursins hideux. D’un geste circulaire mon index lui propose de tourner sur elle-même. Si sa poitrine n’est pas beaucoup plus opulente que la mienne, ses cuisses sont musclées, ses hanches larges et ses fesses rondes à souhait pour le public de Saint-Vaast. Tâchant d’oublier la pilosité disgracieuse, j’observe les mouvements de Marianne qui reviennent naturellement aux essentiels de la danse classique. Son visage n’exprime que la concentration, sinon de la détermination, toutefois son corps n’est pas dépourvu d’une certaine grâce. Tout en la regardant danser sans parvenir à cacher son malaise, la peine que j’éprouve pour elle fait naître une idée de duo suave. Un thème complet émerge qui ne nécessite nulle expression de désir de sa part. Cela n’exigera pas une nudité complète, et je suis bien placée pour savoir qu’il suffit de peu pour retourner le cerveau des spectateurs. Je n’ai nul sous-vêtement à sa taille, mais ce ne sera pas difficile d’inventer quelque chose.
— Stop !
Les doigts de Jésus se figent, Marianne demande inquiète :
— Pardon ?
— Je t’engage à une condition : épilation. Aisselles, bas du dos et jambes minimum. Si tu le souhaites, ma mère peut te le faire gratis. Elle tient un salon de beauté d’où nous venons
— Êtes-vous certaine pour les aisselles ? J’ai entendu dire que les hommes…
— Je ne suis pas en mesure de comprendre les goûts des hommes de ce pays. Mais si tu danses avec moi, c’est selon mes règles, et je veux des corps uniformes.
Elle pince les lèvres et conclut avant de ramasser sa robe.
— Je vais attendre le retour de votre mère.
— Parfait. Je réfléchis à la chorée. Demain matin, répétition, et tutoiement obligatoire.
J’essaie de me montrer amicale malgré mes mots impérieux, mais elle reste assez intimidée. Je prends Jésus à partie et commence à leur expliquer la dualité que je veux faire apparaître dans le spectacle. Jésus écoute avec appétit, Marianne est suspendue à mes lèvres, fascinée par les exigences qui lui rappellent le conservatoire.
Lorsque Jacques et ma mère entrent, nous avons commencé à chercher la musique et Marianne a fait des propositions de suites de mouvements pour la partie qui la concerne. Elle est en robe, à genoux sur la table et fait onduler les bras lorsqu’elle s’interrompt. Jacques constate avec plaisir :
— Ça réfléchit beaucoup.
— J’ai une idée sensas ! m’exclamé-je. Mais il me faut une robe blanche ceinte au cou.
— On en achètera demain.
— Nous allons jouer avec alternance Marianne et moi, jusqu’à un duel qui va te faire tomber le cul par terre.
Il dévisage ma nouvelle partenaire et conclut :
— Bien. Reste à savoir si le public accueillera une mulâtre avec enthousiasme.
— Maman ? Il faudrait que tu ailles à l’officine religieuse. Ils vendent de la cire et de l’huile dépilatrice pour les crânes de nonnes. J’aimerais que tu t’occupes de Marianne.
À ma grimace, ma mère entend qu’il y a du travail. Elle me répond en souriant :
— Moi qui me croyais en vacances. Il faut que je retourne dans le cagnard ?
Jacques laisse tomber le matelas, puis souffle :
— Je vous accompagne.
Les heures continuent à enflammer mon imaginaire. Il n’y a plus de vent, c’est une lampe à huile posée sur la table qui nous éclaire. Assise en robe à table, sirotant un verre d’eau fraîche, j’observe le plafond rejoint par la barre en savourant mes idées. Jésus somnole en face de moi, deux mouches se chahutant sur son crâne lisse. Le cri de Marianne qui traverse le plafond le fait sursauter.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Rien, rendors-toi.
Un nouveau cri retentit.
— Mais on la torture ?
— La première fois, c’est douloureux.
Jésus fronce les sourcils, sans comprendre. Marianne sera la plus belle de métisses de Saint-Vaast. Si elle comprend vite ce que j’attends d’elle, nous pourrons faire la première représentation d’ici quelques jours.
Encore un cri. Je bois une nouvelle gorgée et Martine quitte la cuisine depuis laquelle une odeur délicieuse nous allèche, et vient s’assoir à côté de nous.
— J’espère que les jumeaux reviendront en ville en apprenant ton retour.
Je les avais un peu oubliés avec l’arrivée de Marianne. Je soupire de déception. J’ignore si j’ai envie de les revoir ou non. J’ai trop peur qu’ils me déçoivent en gardant leur distance. Néanmoins curieuse, je questionne :
— Ils ne sont pas en ville ?
— Non, ils travaillent dans le transport bancaire. Ils protègent les cargaisons.
— Ça leur va bien.
— Tiens, Marianne ne crie plus, commente Jésus.
— Ça doit être fini, suppose Martine.
— Tant mieux, j’ai faim ! confié-je.
Ma mère descend les escaliers et nous rejoint. Martine lui dit :
— Vous lui avez arraché la peau et les nerfs ?
— Je trouve qu’elle a été très courageuse. Elle n’a crié que lorsque j’ai fait le maillot.
— Vraiment ? Vous auriez pu laisser un petit quelque chose, une empreinte locale. Les hommes n’ont pas les mêmes goûts que par chez nous.
— Je n’ai pas tout enlevé. Juste l’intérieur des cuisses et le sillon.
— Tant mieux. Je trouve ça avilissant. C’est répondre au diktat de la pornographie d’un monde qui n’est pas le leur.
— On a toujours le choix, se défend ma mère.
— Mais même si on prend l’exemple de Fanny qui n’a plus rien. Si elle se sent obligée…
Je proteste :
— Je ne me sens pas obligée !
— Indirectement, tu l’es un peu.
— Ce n’est pas parce que la pornographie suit cette mode que c’est un diktat. C’est une mode, une tendance. Je ne trouve pas que je réponds à un diktat parce que je choisis. Bien taillé, ça peut être joli sur une autre fille. Personnellement, je ne trouve pas qu’un seul poil, ça fasse beau sur moi.
— Ne te sens pas agressée.
— Si je me sens agressée. Tu parles toujours de la libération féminine que je représente, et d’un coup tu remets en cause mes choix esthétiques ! Et pour info, le spectacle que je prépare n’est pas nu, donc je n’ai imposé à Marianne que les aisselles.
— Et tu n’aurais pas dû lui imposer.
Jacques intervient en posant la cocotte en fonte sur la table.
— On se calme, les poules !
— Maman, défends-moi.
— J’ai fait mon travail, chacun ses choix, fin du débat.
Marianne descend les escaliers puis apparaît, le pas prudent. Ma mère s’inquiète :
— Ça va aller ?
— Oui.
— Tu veux dîner avec nous ?
— Mon père m’attend. Je vais rentrer pour lui annoncer que j’ai trouvé un travail. J’ai pris le pot d’onguent. À demain.
Sa main lève le pot en terre cuite qu’elle emmène. Nous lui souhaitons bonne soirée. Lorsque la porte se referme, Jacques remplit les assiettes avec son ragout de lapin. Souriant il dit :
— La Punaise revient, et une nouvelle danseuse pointe son nez. Cette providence me ferait presque croire à nouveau en Dieu.
Nous oublions notre désaccord houleux, puis nous réjouissons de ce premier dîner.
La fatigue fait peser plus lourd la chaleur à laquelle je me suis déshabituée. Je ne garde que ma culotte, enfile un grand t-shirt avant de m’allonger sur mon matelas. Ma mère entre à son tour, pose la bougie au-dessus de nos têtes, puis défait sa robe. Mes yeux se perdent sur les ombres projetées. Elle enfile une nuisette longue, puis s’agenouille sur le matelas avant de souffler sur la flamme.
— Cette première journée a été extraordinaire.
— Les autres paraîtront habituelles.
— Sans doute. Bonne nuit, la Punaise.
— Bonne nuit Maman.
Le silence de la taverne, son odeur, sa chaleur, tout ravive nombreux souvenirs. Mon esprit jusqu’ici obnubilé par le duo s’égare, et dans ses errances, il ramène Alexandre dont la présence me manque.
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