80. Siège et révélations
La soirée a traîné, entre les histoires de scoutisme de Maman et les morceaux de guitare de Jésus. La nuit a été brève, prise entre les ronflements des Jésus et les monologues inintelligibles de ma mère plongée dans ses rêves. J’ai quitté la tente la première. Le ciel est complètement dégagé, et les rayons de l’aurore étirent des couleurs de feu entre les ombres. Face à l’aube chaleureuse, je lève les bras aux ciels, les doigts joints et m’étire toute entière. Je me sens bien, vivante et libre. Maman quitte la tente et hume l’air pur. Radieuse, elle m’embrasse sur la joue et questionne :
— Ça va ma chérie ? Déjà debout ?
— Oui.
— Il va faire beau, on dirait.
— Nous sommes jeudi.
— Ça fait déjà une semaine ? Ça passe vite. J’étais impatiente de sortir un peu de Saint-Vaast, mais je ne pensais pas que ça faisait autant de temps. Du moment que je suis rentrée lundi soir.
— Oui, largement.
— Bien ! Qu’est-ce qu’on mange ?
— Des fruits, du pain, et de l’eau.
— Je vais faire pipi.
Je déballe les victuailles, le temps qu’elle s’éclipse derrière un buisson. Jésus quitte la tente à son tour. Il baille, puis me sourit :
— Enfin un matin loin de ma douce mais envahissante moitié.
— Sympa pour elle. Si elle te saoule, il faut lui dire.
— Elle est gentille, elle est toujours aux petits soins, toujours, toujours toujours… Je ne peux pas aller contre tant d’amour et d’affection. Cela lui ferait du mal. C’est aussi pour cette générosité que je l’aime.
— Quel paradoxe !
— L’amour, dit ma mère en revenant, c’est pour le meilleur comme pour le pire.
— Merci Carole, dit Jésus.
— Néanmoins, je suis d’accord avec Fanny, il faut se dire les choses. Mon mari et moi ne nous sommes jamais reproché nos travers, et le jour où nous avons commencé à faire la liste des reproches, ça a fait beaucoup d’un coup.
Elle s’assoit à côté de moi. Inquiète, je questionne :
— Mais tu l’aimes toujours ?
— On n’efface pas les bons moments et les bons souvenirs comme ça.
— Et avec le temps, tous les souvenirs sont bons, sourit Jésus.
Une de ses épaules se lève lorsqu’elle opine, elle n’a pas répondu à ma question, mais aussi curieuse sois-je, la réponse me fait trop peur. Muette, je termine mon petit-déjeuner.
L’hiver, dans cette région de la France de ce monde ne pourra jamais connaître la neige. Sans pluie pour nous tremper, c’est notre sueur qui prend le relai tant le soleil cogne. Je prie pour que Léonie soit encore là, à l’ombre, entre les épais murs du château.
Les hauts arbres morts enveloppés de leurs plantes parasites rampantes nous accueillent. L’humidité des derniers jours reste prisonnière à l’ombre et des gouttes lourdes ruissellent des épais feuillages sur nos chapeaux. L’absence du chant des oiseaux inquiète Maman :
— C’est super silencieux.
— La forêt est maudite à ce qu’il paraît, réponds-je.
Soudain, une voix d’homme s’exclame :
— Halte ! Hauts les mains !
Nous nous figeons tous les trois. Deux hommes sortent de part et d’autre de notre groupe, carabine à la main et cartouchière en bandoulière. Nos bras se tendent lentement vers le ciel. Mon cœur part au galop.
— Descendez !
Nous nous exécutons alors que deux autres hommes ferment le cercle par derrière. Nous nous regroupons, l’un d’eux prend le revolver de Jésus. Celui qui donne les ordres, un moustachu mal rasé au visage bruni par le soleil s’approche. Je lui dis :
— Nous n’avons pas beaucoup d’argent.
Sa carabine pointe sur le col ouvert de ma chemise. Et alors que je m’attends à ce qu’il propose un arrangement en nature, il demande soupçonneux :
— Que venez-vous faire dans la forêt maudite ?
Songeant qu’ils puissent être des mercenaires recrutés par Léonie, je réponds honnêtement :
— Nous nous rendons au château.
— Au château ?
— Voir une connaissance.
— Mettez les mains dans le dos.
Il passe derrière Maman, puis il lui ficèle les poignets avec un passant de son pantalon. Je profite de l’instant pour reboutonner mon col de chemise, un trou plus haut. Il sert le lien fort avant de passer à moi. La ficelle me coupe la circulation, puis arrivant à Jésus, il renonce et ordonne :
— Suivez-moi.
— Nous allons où ? demandé-je.
Il ne répond pas, nous obéissons, tandis que les trois autres gus ferment la marchent en emmenant nos montures. Marmiton ne se laisse pas faire, ce qui engendre des insultes et des claques sur ses naseaux.
— Avance, bourrique !
Marmiton le fait chier, obligeant l’un des quatre desperados à rester en arrière. Nous marchons à peine dix minutes, jusqu’à parvenir à un campement cerné d’énormes panneaux vitrés, espacés d’un mètre les uns des autres. Une dizaine de bandits et quelques hommes d’églises, reconnaissables par leurs tuniques noires brodées d’une croix êvanique, montent la garde.
Le bandit pénètre dans la plus grande tente, et lorsque nous y entrons, nous nous retrouvons face à l’évêque Thierry de Ribaucourt.
— Mon Seigneur, nous avons trouvé ces gens qui se rendaient au château.
Ses lèvres déformées échappent un sourire amusé.
— Tiens, mais c’est la catin du Païen et son infirme ! Faites venir trois de vos hommes.
Le mercenaire sort la tête et hèle ses recrues. Trois d’entre eux pénètrent dans la tente, et Ribaucourt ordonne :
— Dépêchez-vous de le coucher contre le sol, et assurez-vous que les femmes ne bougent pas.
Ils plaquent violemment Jésus à terre. Il cligne des yeux lorsque sa tête heurte le sol. Ils l’immobilisent, un bandit sur chaque bras un troisième sur ses moignons. Leur chef nous fait signe avec sa carabine de reculer dos contre la toile de tente. De Ribaucourt s’agenouille, une jambe sur le buste de Jésus et sort un tube de verre muni d’une aiguille. J’ordonne à mon œil de sortir de sous ma chemise, et de s’enfuir. Ribaucourt tient fermement le visage de Jésus qui secoue le menton, lui plaque le tube sur l’orbite oculaire avant que l’œil n’ait eu l’idée de s’échapper. Il enfonce l’aiguille prise dans l’orifice et transperce le globe. Alors que tous les regards sont sur Jésus, les tentacules de mon œil glissent hors de mon ventre, il grimpe en s’aidant du soutien-gorge, puis s’échappe dans mes cheveux. Il roule au sol et passe sous la toile de la tente. Ils relâchent Jésus, le visage maculé de sang et de jus blanc. De Ribaucourt pose son outil sur son étui et s’autofélicite :
— Parfait ! — Il nous fait signe de nous agenouiller. — Je disais donc : la catin et l’infirme responsables de la situation dans laquelle nous nous trouvons, et laissez-moi deviner, la mère de la catin.
— Je ne suis la mère d’aucune catin, réplique Maman.
— À l’évidence, cette réaction tend à prouver que vous l’êtes. Dans tous les cas, c’est la providence divine qui vous a menée ici aujourd’hui, une semaine après que nous ayons retrouvé la trace de la sorcière sans visage.
— Cette sorcière a un nom, réplique Jésus.
— Sans aucun doute à l’époque où elle était encore une femme, avec une âme et même de la piété.
L’évêque marche en réfléchissant, tandis que mon troisième œil a déjoué la vigilance des sentinelles à travers les fougères et qu’il file à toute vitesse vers le château. Il parvient enfin à l’un des trois ponts qui relient la falaise au château.
— Voyez-vous, la sorcière sans visage et l’Église ont un long passé conflictuel auquel je souhaite mettre fin. Vous allez nous aider à entrer dans le château, ce qui m’évitera un long et périlleux siège. L’un de vous ira au château, accompagné de nos amis mercenaires. Lorsque les herses s’ouvriront, vous y entrerez et lorsque vous serez face à la sorcière, elle sera tuée. Il faut qu’elle soit face à un visage de confiance, donc vous irez, et je garde votre génitrice au cas où l’envie de faire échouer le plan vous passe par la tête.
— Elle ne m’ouvrira pas, mens-je. Je devais venir la rencontrer avec ma mère, elle saura que vous me tenez en laisse. Et elle sait que je ne voyage jamais sans Jésus.
— Mais elle ne sait pas que je viens aujourd’hui, contrairement à ta mère, invente Jésus.
De Ribaucourt hésite, les doigts nerveux, ses lèvres tordues jouant entre elles.
— Soit. La mère et sa progéniture maudite iront. Monsieur Langlois, sélectionnez deux de vos hommes au visage le plus innocents pour les accompagner. Mais que ce soient des tireurs avertis. Au moindre doute, les hommes de la sorcière ouvriront feu.
Le chef des mercenaires quitte la tente. De son côté mon œil a croisé des mercenaires à l’intérieur de la cour du château. L’un d’eux lui a présenté ses mains jointes et l’a conduit dans le bâtiment. Léonie se trouve dans le château, vêtue d’une magnifique robe noire avec des nombreux passants et une échancrure sur le ventre pour que son œil puisse observer. Sa voix fait vibrer l’air.
— Bonjour, toi. Tu es à Fanny ? — Mon œil opine. — Redoublez de vigilance, nos ennemis ne sont pas loin.
L’homme laisse l’œil entre les mains de sa génitrice et elle le conduit à un secrétaire. Elle place une feuille blanche et présente un encrier.
— Dis-moi ce qui se passe avec ma belle Fanny.
Mon œil trempe un tentacule puis résume en lettre capital : « 2 ennemis avec Fanny. Veulent te tuer. »
— Et bien nous allons leur tendre un guet-apens. Fanny m’entend-elle ? — Il opine du globe. — À ton arrivée, marche droit vers les portes principales. Sitôt que tu seras au milieu de la cour, plaque-toi ventre contre terre. As-tu compris ?
L’œil opine mes pensées.
De mon côté, nous avons quitté la tente. Les sbires m’ont détaché les mains. Je frotte mes poignets rosis. De Ribaucourt inspire profondément en me regardant, le regard déterminé, mais les mains nerveuses. Je remonte sur Marmiton, Maman sur Quetsche. Deux des mercenaires sont montés sur leurs chevaux. De Ribaucourt reprécise ses ordres :
— Votre priorité est de tuer la sorcière. Mais si vous vous sentez démasqués, tirez les premiers, et ouvrez les herses.
— Ils agiteront notre bannière sitôt qu’ils auront la maîtrise des lieux, ajoute le chef des mercenaires en grattant sa barbe rase et luisante de sueur.
Au fil de ses mots, mon œil précise sur le papier : « Femme = maman Fanny. »
Léonie a un sourire rassuré, et elle essuie délicatement l’encre qui couvre le tentacule pendant que nous quittons la canopée en bord de falaise. J’ai l’estomac serré. J’essaie de communiquer par regard avec Maman, mais je ne lis que la peur dans ses yeux. Nos montures s’engagent sur le pont qui a entièrement été refait. Il n’y a plus une planche qui manque. Le bruit des sabots me paraît sinistre.
— Halte ! Qui va là ?
Nous levons le nez vers les remparts, discernant la silhouette d’un homme dans le soleil. Après une inspiration de courage, je réponds :
— C’est Fanny. Je suis une amie de Léonie.
Il lâche avec satisfaction :
— Ah ! Elle vous attendait, vous et votre Maman. Vous n’avez pas fait de mauvaise rencontre ?
— Il y a des bandits de grands chemins à quelques pas d’ici, mais nos deux guides les ont repérés de loin, nous les avons contournés.
La herse commence à s’ouvrir. Un autre homme apparaît, main sur la crosse de son pistolet.
— Laissez vos chevaux à l’entrée, nous allons les emmener à l’écurie. Madame de Courtois vous attend dans la grande salle.
— Merci !
— Soyez les bienvenus !
Nous passons sous la herse, et je descends de Marmiton. Les deux hommes m’imitent, le visage fermé, prêts au meurtre. Maman, inquiète glisse de Quetsche, muette à la limite de pleurer. Je passe sous l’encolure de mon âne pour me coller à elle et lui murmurer.
— Dès que je me couche, tu te couches.
J’ignore si elle a compris. Les deux desperados se rapprochant, je lui prends la main et m’avance vers la cour. Cela fait bizarre de revoir ce lieu et ses tours effondrées. Il n’a que peu changé. Reconnaissant la grille par laquelle je me suis infiltrée il y a quelques mois, je décide que ce sera mon point d’action. J’espère juste que Maman sera assez rapide pour ne pas laisser le temps à nos gardes de nous imiter. Malgré ma confiance en ce plan, mon cœur bat de plus en plus fort. Je serre la main de Maman en accélérant le rythme comme un compte à rebours. Plus que cinq pas… quatre… trois… deux… un…
Ma main envoie un le signal à ma mère. Nous nous plaquons ventre à terre. Les coups de feu retentissent. Maman lâche un cri aigu. Les deux hommes tombent sur les pavés. Je lâche la main de Maman puis rampe loin d’eux. Elle m’imite et lorsque les coups de feu cessent, je me tourne sur le dos pour constater que nos ennemis sont inanimés.
Maman tremble de tous ses membres. Je l’assois et l’étreins.
— C’est fini, Maman ! C’est fini.
Elle pose sa main sur mon bras puis ralentit sa respiration. L’homme qui a recueilli mon œil nous tend une main amicale pour nous aider à nous relever. Je souris à ma mère :
— Tu voulais de l’aventure ?
— Je vais m’en remettre. C’était juste intense ! Pfiou !
— Si vous voulez bien me suivre, propose notre hôte.
Nous entrons dans le bâtiment, puis gagnons les escaliers menant à l’étage intact. Maman jette un dernier œil aux serviteurs de Léonie qui se regroupent autour des corps. Durant la descente des marches, je noue les pans de ma chemise au-dessus de mon nombril. Le couloir a été déblayé des débris de verres, les vitraux ont été réparés par des pièces incolores. L’homme pousse la porte de la salle où Léonie se trouve. À côté d’elle se tient une fille plus petite et sans doute plus jeune qu’elle. Sa jupe est fendue de chaque côté, révélant ses jambes jusqu’au haut des cuisses. Elle ne porte que deux bandes de tissu émeraude croisé en travers de sa poitrine, laissant nus ses bras couverts de bracelets, et un œil loge dans son nombril. Un châle de dentelle noire couvre la moitié haute de son visage, nous dissimulant partiellement ses yeux clos, mais mettant en valeur le rouge éclatant de ses lèvres.
Léonie s’avance vers moi dans sa magnifique robe noire, les mains jointes portant mon œil.
— Je suis tellement contente de te revoir !
— Le plaisir est partagé, réponds-je.
Je remonte ma chemise au-dessus de mon nombril. Mon symbiote reprend sa place, puis Léonie pose ses mains fraiches sur mes hanches pour me faire la bise. Elle embrasse ensuite Maman :
— Je suis tellement heureuse de faire votre connaissance. Si vous saviez ce que Fanny représente pour moi.
— La liberté après quarante ans d’enfermement, je n’ose imaginer.
— Merci Thadée, tu peux rejoindre ton frère et si l’un de nos deux intrus est en vie, soigne-le. Continuez à tirer quelques coups de feu, pour faire croire que les escarmouches se poursuivent.
L’homme s’incline légèrement, comme un sujet devant sa reine, puis il s’éclipse en fermant la porte. Léonie tend la main vers la brune.
— Je vous présente Hermeline, — L’adolescente se rapproche. — que j’ai tiré d’un mariage forcé. Hermeline, voici Fanny, l’unique et seule Fanny si chère à mon cœur.
Les yeux me dévisagent à travers la dentelle tandis que son troisième œil et le mien échangent un bref échange neutre. Léonie nous étreint chacune d’un bras et son unique œil observe les nôtres l’un après l’autre.
— Je suis une femme comblée ! Et si nous déjeunions, et que vous me racontiez la raison de votre venue autour d’un bon repas ?
— Jésus est prisonnier de de Ribaucourt, annoncé-je. Il faut le délivrer.
— Voilà qui est ennuyeux. Ce ne sera pas aisé de le tirer des griffes de ce scélérat. Je vous propose que nous prenions des forces, le temps que j’affine mon plan.
— Je retourne en cuisine, indique Hermeline.
Elle s’éclipse, Léonie garde son bras sur ma hanche et me dit :
— Vu notre nombre, il est préférable d’attendre la nuit.
— C’est certain, reconnaît Maman.
— Tant que je suis vivante, il représente une monnaie d’échange. Il ne lui arrivera rien.
La tête de Léonie se penche et son nez hume ma nuque.
— L’odeur de la liberté. Excusez mes manières, Maman de Fanny. C’est juste que c’est le premier parfum que j’ai senti après tant d’années et il me gonfle le cœur d’émoi. Venez, installez-vous ! Installez-vous !
Mes pensées vont à Jésus. Cela m’embête de manger tandis qu’il attend désespérément, à nouveau aveugle. Nous nous asseyons autour d’une table de taille bien plus modeste que la pièce. Les chaises sont hautes, obligeant les cuisses à toucher la table, et permettant au nombril d’avoir une vue sur les couverts. Léonie a déjà mis deux assiettes de plus. Elle présente une bouteille.
— Je n’ai pas encore une cave digne d’une châtelaine, mais j’ai du cidre.
— Ça ira très bien, dis-je.
Elle s’assoie face à moi, souriante et débouche sa bouteille pour en remplir les verres à pieds. Elle a l’air si heureuse de me voir, que je ne suis pas certaine de vouloir lui annoncer tout de suite la raison égoïste de ma venue. Hermeline revient avec une volaille rôtie reposant sur des petites pommes de terres et des rondelles de carottes. Léonie se saisit d’un long couteau à viande et découpe une première cuisse avec un rictus cruel :
— À chaque fois, je pense à la Mère Suprême.
Je suis obligée de sourire à mon tour. Et ma mère décide de lancer la conversation :
— Alors ? Pourquoi avez-vous décidé de vous installer dans un vieux château.
— Et bien, je veux pouvoir naviguer entre la forge des Opaques et le monde dans lequel je suis née. J’aime le soleil, le ciel bleu, l’air pur. Rares sont les chambres quantiques qui ne sont pas surveillées par l’Église. Celle-ci est la seule que je connaisse située dans une forteresse facile à défendre. Elle ne conduit pas directement dans la forge mais elle n’en est pas éloignée.
Je fais remarquer :
— Et de Ribaucourt a dit qu’il n’était ici que depuis une semaine.
— Oui. J’ai eu plus de temps que je ne l’espérais pour convertir quelques paysans à ma cause.
— Pourquoi il a des miroirs sans tain tout autour de son campement ?
— C’est du verre fondu à la forge des Opaques, le même que celui fondu sur mon visage. Il permet de voir ce que l’œil humain ne peut voir, il craint Alpha.
— Il est invisible ? deviné-je. Je l’ai vu couvert de cendre, mais…
— Mais propre, il est invisible, tout du moins pour ces yeux-ci.
— Pas pour les yeux nés de votre ventre, comprend ma mère.
— J’espère que ma nature quelque peu transformée par ma détention ne vous met pas mal à l’aise, Madame.
— Un peu, mais je viens d’un monde où on apprend à laisser la différence de côté.
— Votre monde est fantastique. Je m’y suis rendue dans ma jeunesse. La population de mon âge était tolérante, ouverte, j’aurais tant voulu y vivre.
— Pourquoi ne pas y être restée ? m’étonné-je.
— C’était prévu, mais j’ai commis l’erreur qui m’a valu d’être enchaînée.
— J’avoue que j’ai du mal à comprendre les mécanismes qui relient nos deux mondes, confie Maman. Fanny, elle-même n’a pas su nous expliquer pourquoi son appartement fonctionne avec une clé, ni comment vous en êtes arrivée à être enchaînée. L’amour pour une femme ?
— Je vous dois bien un petit cours d’Histoire, sourit Léonie, ça animera ce repas. Il y a fort longtemps, avant l’avènement de l’Êvanisme, les tribus barbares qui peuplaient les territoires vénéraient des divinités qu’ils appelaient les Opaques. Les villages étaient construits non loin de grottes qui dissimulaient des chambres quantiques. La transmission du savoir de l’époque était surtout orale, donc nous avons très peu de textes permettant de connaître tous les rites et coutumes de nos ancêtres. Parmi les rares us, nous savions que dans chaque village, une femme était désignée pour enfanter ce qu’ils appelaient le Protecteur Invisible. Selon les écrits, pour la femme en question, c’était un honneur, elle devenait la matriarche du village. Afin d’enfanter le protecteur invisible, la femme devait se rendre dans le Royaume des Opaques et s’accoupler avec tous les meilleurs guerriers du village, alors en son utérus naissait l’enfant possédant toutes les qualités de chaque homme.
— Je commence à comprendre ce que cherchait à faire l’Église avec toi, dis-je.
— Oui, et quand les tribus les plus occultes voulaient un guerrier avec des qualités de prédateurs, ils trempaient leur pénis dans du sang d’animal avant de…
— Pas besoin de nous faire un dessin, ce poulet est succulent, lui dit ma mère.
— Voici la partie historique. Avec l’avènement de l’Êvanisme et de la dynastie des Francs, les peuples de nos ancêtres ont été décimés. Des techniques toutes simples ont permis de défaire les guerriers invisibles. Les soldats projetaient simplement de l’encre ou du sang sur les guerriers invisibles pour les percevoir et les occire.
— Finalement, pas si invulnérables que ça.
— Les quelques protecteurs survivants ont été traqués grâce à des miroirs sans tain forgés dans le Royaume des Opaques. L’Église ne reconnaissant qu’un seul dieu, elle a rebaptisé ce monde. Ensuite, elle a fermé les accès à ce monde impur, ce monde qui ressemblait aux ténèbres. Nos ancêtres n’avaient pas la même crainte du royaume des Opaques. Le peu d’ouvrage qui en parle les décrit comme un monde d’aberrations et de folie.
— Je les comprends un peu, me dit ma mère, du peu que Fanny m’en a décrit, c’est un endroit où je ne voudrais pas y aller.
— Mais du coup, réfléchis-je, les chambres quantiques ne communiquent qu’avec ce monde.
— Je vais y venir. Passons-nous à mon histoire ?
Nous opinons du menton.
— Je suis née en 1166 de Joséphine de Courtois et de René-Jean Henri, que je n’ai guère connu car il a été pendu avant ma naissance, coupable de l’assassinat de mes grands-parents et du viol de ma mère, au sein-même de la demeure familiale.
— Ça commence bien, dis-je.
Hermeline opine et pose une main affectueuse sur celle de Léonie qui reprend :
— Bref. Mes grands-parents morts, le train de vie aisé de ma mère se voit grignoté année après année. Développant des sentiments pour les filles de mon âge, plutôt que pour les garçons, je cherche une lumière pour me guider. Ayant conscience d’être à la fois une charge pour ma mère et que jamais je n’aurais envie d’épouser aucun homme quel qu’il soit, je décide, à douze ans, de devenir sœur. Comme j’avais eu une éducation et que je savais lire, on m’a confiée à Mélanie du Autier, une érudite qui, à l’époque, avait vingt-deux ans et qui étudiait pour l’Église les textes sur les anciens peuples barbares. Un an plus tard, à force de retrouver des écrits des Opaques, dans des extraits, j’ai fini par réussir à déchiffrer des bribes de sens de leur dialecte. Mélanie m’a alors confié des ouvrages complets écrits par les Opaques eux-mêmes. Nous sommes devenues les meilleures amies du monde. Mélanie était obsédée par un texte qui narrait que les plus valeureux des guerriers et guerrières pouvaient accéder à un lac procurant la jeunesse éternelle. Mélanie a fini par obtenir le droit d’accéder à la Cité Pieuse, aux cartes référençant les chambres quantiques. Et nous avons réussi, toutes les deux, à retrouver les cavernes qui avaient été oubliées. Mélanie et moi avons été intronisées auprès des évêques, la bonne époque a commencé. L’année de mes quinze ans, le cardinal de France nous a offert l’accès à la forge des Opaques, dans l’autre monde. La forge était devenue une forteresse abandonnée, il n’y avait aucune magie dans l’air. C’était un vestige poussiéreux. Mais nos études nous ont permis, au bout d’un an, de la réactiver et d’accéder à d’autres pièces. Mélanie et moi étions ivres de joies à chaque nouvelle découverte et puis l’année de mes dix-sept-ans, nous avons réussi à trouver un raccourci permettant d’accéder au lac de la jeunesse éternelle. Imaginez notre joie ! J’ai eu enfin droit à mon tatouage de piété, Mélanie a obtenu du cardinal de créer le statut de Mère Suprême de France. Nous sommes devenues les deux femmes les plus influentes et les plus puissantes de l’Église Êvanique.
— Donc la Mère Suprême était ta meilleure amie ? m’étonné-je.
— Nous étions plus que ça. Nous régissions la Cité Pieuse, nous étions les gardiennes du secret le mieux gardé de l’Eglise, nous amassions des richesses. Nous tenions à notre botte tous ceux désirant accéder au lac de la jeunesse éternelle. Nous leur faisions croire que c’était tout un savoir et un rituel précis pour garder le contrôle, alors qu’il suffit de s’y baigner. Nos avions toutes les deux pris goût à cette surpuissance et Mélanie m’a fait part de son projet de créer une armée de guerriers invisibles. Nous avons ouvert la chambre des rituels païens et une sœur s’est portée volontaire pour se faire engrosser. Nous avions une telle influence et il y avait tellement d’évêques prêts à payer une fortune si on leur fournissait une nonne à déflorer.
— Quel business pieux, grimace Maman.
— Je n’ai pas été une sainte, mais croyez-moi, plus vous montez dans la hiérarchie de l’Église, moins vous trouvez d’hommes de foi. Le pouvoir nous enivrait, et puis les filles étaient consentantes.
— Parce qu’elles vous voyaient comme des représentantes de leur Dieu.
Léonie hoche de la tête en souriant.
— La première a mis bas à un nourrisson invisible, mais elle n’a jamais voulu l’allaiter et il est mort, sans doute de manque d’amour. Bref, en 1185 des mineurs ont découvert une chambre quantique emprisonnée dans la montagne, vous devinez où ?
— Dans les Marais Rouges ? demandé-je.
— Comme Mélanie était obsédée par ses enfantements, je me suis rendue seule, et activant la chambre, je me suis retrouvée au sommet de la Forge et j’ai pu accéder à plein d’autres chambres pour visiter la France. J’ai commencé à les répertorier et un jour j’arrive dans une chambre bloquée entre deux mondes. Elle n’arrêtait pas de vaciller d’un monde à l’autre. La nappe alluviale de votre monde se déversait dans le notre, dans une petite ville que tu connais bien. J’ai découvert que les chambres permettaient d’aller du Royaume des Opaques vers quatre mondes différents et non pas un seul. Malheureusement en rétablissant le fonctionnement normal, j’ai mis à sec le puits du village. Ensuite, depuis la chambre de la mine, j’ai pu accéder à un point de votre monde, non loin d’une ferme. Chez-vous, c’était l’année 1975.
— J’étais toute jeune, me dit ma mère. Belle époque.
— Je commençais à ne plus trop me sentir à l’aise avec Mélanie et ses expériences, ses envies de dominer le monde. J’ai rencontré des gens dans votre monde, portés sur le partage, l’amour de son prochain, avec des technologies amusantes, de la musique gaie et variée. Je n’ai pas partagé ma découverte avec Mélanie, je voulais que ce soit mon exutoire et, utilisant le savoir accumulé, j’ai commencé par forger les mécanismes pour créer d’un passage direct entre nos deux mondes dans une petite chapelle perdue à quelques kilomètres de la ville asséchée, là où personne ne me dérangerait. L’expérience a réussi, mais j’ai rencontré quelques difficultés pour m’intégrer. Je n’avais aucune identité, j’étais jeune, et mon crâne tatoué n’était pas bien perçu pour trouver du travail et vivre dans votre monde. Alors j’ai eu l’idée de monter un plan avec l’aiguilleur des Marais Rouges. Il était un homme, il pouvait plus facilement s’intégrer dans une ville moyenne et ensuite me permettre de m’y intégrer plus facilement. Et nous avons réussi.
Elle marque une pause, son sourire masqué par un mauvais souvenir.
— Mais ?
— La découverte des Opaques, les études des religions païennes ont ébranlé ma foi en ce soi-disant Dieu unique… contrairement à Mélanie. Après mes premières visites dans votre monde, j’en ai ramené un peu de son âme. Je me suis sentie libre d’être moi, de ne plus me sentir dominée par un Dieu invisible dont la parole divine est dictée par des hommes. J’ai commencé à nouveau à aimer, et je me sentais protégée par ma renommée. J’ai entretenu pendant presque deux ans une relation secrète avec une sœur de la Cité Pieuse. Mais c’était hors de question de partir sans elle. Lorsque je lui ai proposé de fuir avec moi, elle m’a dénoncée. La suite vous la connaissez, et elle gâcherait notre fin de repas.
— Tu as été enchaînée et Augustin Lebellier a été interné, résumé-je.
Elle opine du menton.
— Ce poulet était délicieux, indique Maman.
— Une orange avant que nous allions délivrer Jésus ? J’ai un plan qui a des chances de réussir.
— Non merci.
— Moi, je vais en prendre une, indiqué-je.
Hermeline me tend la coupe de fruits. Alors que je plante mes ongles dans la peau, l’œil de Léonie fixe mon symbiote. Elle redresse les épaules puis poursuit d’une voix douce.
— Puis-je demander la raison de votre visite ? Je gage que vous n’avez pas risqué votre rencontre avec Thierry de Ribaucourt, juste pour partager le souvenir de notre épopée.
— Et bien, on ne s’attendait pas à tomber sur de Ribaucourt, dis-je. En toute honnêteté, je voulais en savoir plus sur la jeunesse éternelle.
— Vous l’aviez prédit, fait remarquer Hermeline.
— Ton honnêteté me touche, vraiment, sourit Léonie. Que veux-tu savoir ?
— Comment ça se passe.
— Il suffit de plonger dans un petit lac situé dans les entrailles du Royaume des Opaques.
— Qu’y a-t-il en contrepartie ? demande Maman. Il doit y avoir des effets secondaires.
— L’équilibre est la seule contrepartie. Là où il y a longévité, il n’y a plus besoin de procréation, donc il ne sortira de ton utérus que des aberrations monstrueuses dont la plupart ne survivront pas plus de quelques jours.
— Comme Alpha ? demandé-je.
— Nous en discuterons ce soir si nous parvenons à libérer notre ami.
— Et sinon ? insisté-je. C’est dangereux pour parvenir au lac de la jeunesse éternelle ?
— Le sanctuaire est perdu dans le Royaume des Opaques. Je ne saurais pas y parvenir à pied. La solution la plus rapide est d’emprunter le raccourci quantique directement depuis la Cité Pieuse, mais tu tomberas directement sur la garde de la Mère. Au mieux, tu seras fusillée avant d’avoir passé la grande porte.
— Et au pire ?
— Au pire, tu seras marquée au fer rouge, enchaînée et violée.
— Et si c’est la solution la plus rapide, c’est qu’il y en a une plus longue, suggère Maman.
— Oui, il y en a une : passer par la chambre quantique d’origine qui y mène. Il faut vous rendrez à Puy-Indompté, chevaucher une journée dans les monts forestiers jusqu’à un couvent bâti autour de la chambre. Ensuite, il faudra emprunter le chemin initiatique des anciens guerriers, mais Mélanie et moi y avons survécu, ça n’est pas le plus dur. L’entrée du sanctuaire a été condamnée pour qu’il n’y soit accessible que depuis la Cité Pieuse, mais je connais ses points faibles. Il y a également une fosse dans laquelle Epsilon a été enfermé, mais il n’est invisible que pour des yeux humains.
— C’est un de tes enfants ? demandé-je.
— Si on peut parler d’enfant.
— C’est la Mère Suprême qui les a baptisés ?
— Oui. J’ai été la première à accoucher, alors mon aîné s’appelle Alpha, et Gisemonde a accouché après moi d’un truc qu’ils ont appelé Béta. Alpha l’a tué avant de s’échapper.
— Gisemonde ?
— Mon amante. Elle m’a dénoncée, mais elle n’avait pas moins pêché. Elle a eu Gamma, et j’ai eu Delta. En échange de sa liberté, elle a accepté de les allaiter, de les élever. J’ignore ce que ma fille est devenue. Elle avait plus allure humaine qu’Alpha. Par la suite, j’ai eu des jumeaux. Epsilon et Dzéta. Mais Epsilon était une créature de rage et de colère, indomptable. Donc Mélanie en a fait un cerbère. Quant à Dzéta, on l’a égorgée devant mes yeux car elle ne pouvait servir à rien.
— Et quand s’est arrêté ce calvaire ? demande Maman.
— Bien après. Au début, mon ventre a cessé de réagir à la magie. Une autre prisonnière est arrivée. Ils l’ont faite fertiliser par des chiens, pour tenter de reproduire Alpha et elle a mis au monde les deux suivants. Mais ils n’obéissaient qu’à leur mère. Ils ont tué la génitrice pour tenter de dresser les deux monstres. Vaine idée. Moi, j’ai eu mon premier œil, j’ai exploré la forge jusque dans des recoins qui m’étaient inconnus. J’ai préparé le soulèvement en secret, puis j’ai laissé grandir dans mon ventre Iota et Kappa, mes deux derniers enfants. Ils sont morts dans la rébellion qui m’a permis de chasser l’Eglise, mais malheureusement pas de récupérer la clé de mes chaînes.
— Alpha a du sang de chien ? demandé-je avec dégout.
— De Ribaucourt a trouvé ça amusant de me faire grimper par son doberman. Il ignorait à l’époque les mutations que le Royaume des Opaques était capable d’engendrer. Ç’est un prédateur redoutable et loyal. Après ça, Mélanie s’est contentée de récolter de la semence d’animaux et de me l’injecter au plus profond, entre deux viols.
— Vous aviez raison de vouloir garder ça pour une autre fois, grimace ma mère écœurée.
— Mélanie n’a pas compris comment réagit la magie occulte en ces lieux, et moi non-plus avant d’y passer quarante années. Les femmes des tribus qui venaient procréer en ces lieux le faisaient avec fierté et espoir d’engendrer le plus robuste protecteur. Les premières nonnes n’ont ressenti qu’inquiétude et déchéance lorsque les évêques sont venus les féconder, avec violence et sadisme. Evidemment, quand vous avez envie de mourir, ou quand vous avez la rage aux tripes, ça ne créait pas les mêmes créatures. — Elle affiche un grand sourire. — Mais me voici libre, tout ça appartient au passé. J’espère que votre curiosité est rassasiée.
— Bien trop, dit ma mère.
Alpha approche, et Léonie pose sa main sur la tête du monstre que seul mon troisième œil peut voir. Il semble à la fois translucide et phosphorescent. Maman fronce les sourcils en voyant le geste de Léonie dans le vide.
— C’est Alpha, lui dis-je.
— J’hésite à ce qu’il nous accompagne.
— De Ribaucourt le craint, indiqué-je.
— Oui, mais il ignore que je n’ai pas encore envoyé Alpha sur lui. D’abord, nous avons des serres, un poulailler et un clapier entre ces murs qui nous permet de nous sustenter et de tenir un siège très longtemps. De surcroit, Alpha se fait vieux, et après tout ce qu’il a fait pour moi, je ne voudrais pas le perdre. Mais il faut que nous nous hâtions, si nous voulons mettre en œuvre ma nouvelle idée. Si nous mettons trop de temps, Thierry de Ribaucourt va se douter.
— Quel est le plan ? demandé-je.
— Un de nos assaillants est blessé, mais vivant, donc avant qu’il ne meure, nous allons nous constituer prisonnier. Moi, je serai morte, portée par l’âne, et vous marcherez toutes les deux devant. Alpha ne nous accompagnera pas. Thierry de Ribaucourt observera avec sa longue-vue au verre magique et se sentira rassuré. Comme nous serons au pas, son impatience le fera venir à notre rencontre pour voir ma dépouille. Et à cet instant, l’une de nous deux devra le tuer. Si ça pouvait être moi, ce serait un plaisir. Les regards seront tournés vers nous, donc je prendrai peu de risque à faire entrer Alpha à l’intérieur du campement. Si les desperados ne se rendent pas, nous les tuerons.
L’homme qui nous a accueilli frappe, puis ouvre la porte :
— Ma reine, nous allons le perdre.
— Je sais, Thadée. C’est justement ce que j’expliquais à mes invitées.
Nous nous levons et Hermeline saisit les doigts de Léonie entre ses mains jointes.
— Soyez prudente.
— Je ne peux rien promettre, mais j’ose espérer que mon destin n’est pas de mourir si peu de temps après ma libération.
Un soupir de résignation gonfle la poitrine d’Hermeline. Léonie s’approche de moi, une main dans le creux de mon dos et murmure à mon oreille :
— Si nous en réchappons, nous rediscuterons du voyage jusqu’au lac. Un petit arrangement qui nous sera mutuellement profitable.
Elle laisse sa main glisser sur ma peau en prenant la direction du couloir. Nous la suivons dans les escaliers et ma mère me murmure :
— Brrr ! Quelle histoire !
Mes yeux écarquillent un acquiescement, puis nous rejoignons la cour sans un mot. Les deux frères qui considèrent Léonie comme une reine ont assis le mercenaire sur son cheval, et posé le corps du macchabée sur le second équidé.
— Alors ?
— Nous lui avons brûlé la langue avec l’ortie et écorché le bout des doigts pour l’empêcher de dégainer.
— N’aie crainte, cavalier, articule Léonie, tes cicatrices guériront. Je n’ai nulle intention de te tuer si tu te joues de l’évêque. Si jamais celui-ci ne vient pas à notre rencontre, je veux que tu tombes sur l’encolure de ton cheval. Et Fanny et…
— Carole, répond Maman.
— … Carole stopperont.
Le cavalier opine du menton avant de grimacer en portant sa main à sa chemise ensanglantée. Je reboutonne la mienne et la glisse dans la ceinture de mon pantalon. La nervosité commence à palpiter entre mes côtes, car ils sont au moins une dizaine de l’autre côté de la falaise. L’un des frères apporte un seau de sang pour que Léonie y trempe les mains, s’en badigeonne le cou et le ventre. Thadée croise les doigts et s’agenouille pour faire un marchepied à sa maîtresse qui s’allonge en travers sur Marmiton. Avant de laisser ses bras et ses jambes pendre, elle ordonne :
— Ouvrez la herse et en avant.
Maman et moi ouvrons la marche, le regard bas, les mains sur le chapeau, sous le soleil de plomb. Derrière nous, le château reste ouvert, comme si ses occupants avaient été décimés. Tout en traversant le long pont, Maman marmonne :
— Quand j’ai dit que je voulais vivre tes aventures, j’aurais mieux fait d’attraper une grosse angine qui m’aurait rendue aphone.
— Je n’avais pas prévu ça.
— Je sais. Si on en réchappe, je te jure que quand je rentre, je me jette dans les bras de ton père.
Je sourirais bien si je n’étais pas aussi tendue. Nous parvenons au bout du pont sans que pour le moment, le scénario prévu par Léonie se soit produit. Nous avançons alors sous la canopée parasite. Lorsque l’éclat des premiers miroirs sans tain nous apparaît, l’évêque s’avance vers nous comme prévu, sautillant presque de jubilation :
— Merveilleux ! L’Église fera de vous un homme riche !
Il frappe de bonheur dans ses mains, quelques mercenaires sortent du cercle de miroirs pour s’approcher. Il est tellement obnubilé par Léonie qu’il ne regarde même pas le mercenaire et s’approche de Marmiton.
— Quel délicieux instant de mon histoire.
Il pose sa main sur elle pour la retourner, et elle tombe du cheval aussi mollement que si elle était réellement morte.
— Dire qu’elle a été ma première pucelle.
Il s’agenouille au-dessus d’elle et pose deux doigts sous ses narines. Soudain, elle lui saisit le bras, sort un coutelas de l’ourlet de sa robe, le plante dans le ventre, remonte sa saisie derrière sa tête, puis lui plante le menton.
Je tire Maman derrière le cheval du despérado qui nous accompagne et dégaine le pistolet pour menacer à deux mains les mercenaires figés dans la surprise. Léonie articule :
— Te pénétrer à mon tour… C’est un rêve qui se réalise. J’ai toujours cru que ce serait Alpha qui t’aurait.
Un spasme fait cracher l’évêque au visage de Léonie. Elle se pourlèche du sang qui la souille et s’exclame de joie :
— Diantre ! Que c’est exaltant !
Elle lâche l’évêque lorsqu’un cri de terreur provient du campement. Se redressant, elle lance aux mercenaires :
— Messieurs ! Je connais la combinaison du coffre de l’évêque et vous serez grassement payé comme il se doit, sauf si vous tenez à finir comme eux.
Ils se tournent pour suivre l’index de Léonie. La tête d’un des hommes d’église roule sur le sol, et un second terrorisé tourne sur lui-même, juste avant que les crocs sanguinolents flottant dans les airs, affutés comme des aiguilles, ne se referment sur sa gorge. Il n’a pas eu le temps de crier. La tête est arrachée avec force. Je retiens un haut le cœur. Maman, détourne les yeux, puis vomit tout le repas au pied du cheval. Les mercenaires déposent les armes, terrorisés. Léonie se réjouit :
— Bien ! Allons libérer notre ami. Carole, pouvez-vous rassembler les armes ?
Maman secoue la tête en me regardant, alors je m’empresse de le faire à sa place. Le sang bat à travers mes tempes, je reste stressée à l’idée que l’un des hommes se rebelle. Léonie s’avance seule dans le campement. Alpha débusque un garde caché qui s’enfuit en courant. Je vois les crocs dans le vide lui courir après. L’homme s’écroule à quelques mètres du campement en hurlant si fort que sa peur me contamine. La peau parcourue de frissons, je détourne le regard vers les armes que je ramasse. Les hurlements de terreur cessent brutalement. Je ne peux éviter de croiser le regard sans vie d’une des têtes en ramassant les armes. Je me sens glacée, et me hâter me semble être la seule façon de ne pas me figer. Alors j’entasse les armes à distance des mercenaires silencieux.
Lorsque Léonie revient, Jésus la suis sur ses mains, un nouvel œil placé dans son orbite. Notre impitoyable hôtesse porte dans ses bras un petit coffret qu’elle dépose aux pieds des mercenaires. Elle l’ouvre, découvrant rouleaux de billets et pièces dorées.
— Prenez tout ce que vous voulez, vous avez deux jours pour quitter ma forêt.
Jésus heurte une tente avec ses moignons
— Ne bouge pas, Jésus. Je vais chercher Mirabelle.
Il se dirige vers ma voix. Léonie une bouteille de rhum à la main, vire le macchabée du cheval qui nous accompagne puis s’installe en amazone en me disant :
— Ce soir, ce sera repas de fête.
Je passe la corde de mon paquetage dans les pontets des armes, puis Maman m’aide à les charger sur Marmiton. Je détache Mirabelle, et l’amène à Jésus qui se hisse. Les mercenaires restent silencieux, immobiles. Léonie est partie, mais Alpha rode entre nous. Je ne me sens pas plus rassurée que ça. Nous grimpons en selle et les abandonnons avec le corps de leur acolyte, celui de l’évêque et les morceaux d’hommes d’église. J’ai envie de parler à Maman, mais je vois bien à son silence et son regard fixe qu’elle ne répondra pas. Nous rejoignons le pont à pied, sans un mot. J’ai hâte de me retrouver derrière la herse et de me sentir à l’abri, de pouvoir me dire que ce mauvais moment est terminé, et que je vais pouvoir obtenir le plan pour rejoindre le lac de la jeunesse éternelle.
— Vous êtes silencieuses, nous dit Jésus.
— Si tu avais vu ce que nous avons vu, dis-je.
— Je suis redevenu aveugle au bon moment, alors.
Le bois résonne des sabots de nos chevaux, sans que je ne lui réponde. Je n’ai aucun dégout d’avoir vu Léonie tuer l’évêque. Mais le jeune soldat qui se fait arracher la tête devant nous, ça va être difficile à oublier. Je comprends que ça ait pétrifié les mercenaires. Maman est blême, j’espère que ça va aller.
L’un des deux sbires de Léonie referme la herse derrière nous, puis nous nous rendons aux écuries. Maman met pied à terre puis plaque son visage contre l’encolure.
— Ça va ? m’inquiété-je.
— Je vais brosser Quetsche et ça ira mieux.
Je descends de Marmiton, puis lui enlève les armes qui l’alourdissent avant de le desceller. De voir ma mère aussi choquée, je prends sur moi, bien obligée à rester forte pour nous deux. Lorsque je termine de bouchonner Marmiton avec une poignée de foin, je saisis sa main molle.
— Je vais le faire, Maman.
— Non, laisse-moi finir, s’il te plaît.
Je la prends dans mes bras, elle lâche le foin puis soupire :
— Ma fille… Comment je vais raconter ça à un psy ?
J’ignore si elle se raccroche à de l’humour ou si la question est réelle. Son étreinte se desserre, alors je lui octroie un sourire :
— Peut-être que tu n’en auras pas besoin.
— Je viens de voir un homme se faire violemment assassiner et d’autres se faire arracher la tête, comment tu veux que j’oublie ?
— De Ribaucourt l’avait mérité.
— Aussi méritante était la punition, ce n’est pas quelque chose que je vais oublier. Et ces jeunes curés ou que sais-je de leur fonction, ils avaient ton âge.
— C’était eux ou nous, je suppose.
— Tu es bien forte ma fille.
— Je crois qu’il ne faut pas chercher à oublier, mais trouver comment vivre avec.
Elle opine du menton, m’étreint à nouveau en frottant mes épaules comme si elle avait froid. Jésus patiente près de son cheval tandis qu’elle ajoute :
— Ça va me faire du bien de rentrer chez nous.
— À moi aussi. Je ne suis pas indifférente, tu sais.
— Je sais. Allez, on devrait rejoindre notre lugubre hôtesse.
Quittant ses bras, je m’étonne :
— Tu la trouves lugubre ?
— Inquiétante. Elle ne m’inspire pas confiance.
— Ah ?
— Ma chérie, elle peut être née avec le meilleur caractère et la meilleure éducation de son monde, mais on ne peut être saine d’esprit en ayant vécu tout ce qu’elle a subi.
Mon nez acquiesce, mes doigts saisissent délicatement sa main.
— On y va, Jésus ?
— Je suis le son de vos bottes.
Nous entrons dans le bâtiment, descendons les escaliers de pierre, puis parvenons à la grande salle. Les lieux sont déserts, ce qui accentue l’étrange.
— Il y a quelqu’un ? demandé-je.
Maman lâche ma main pour s’assoir à une chaise.
— Voilà qui va m’aider à digérer.
J’erre vers les grandes vitres donnant côté mer puis observe les nuages blancs qui se dessinent au loin. Je préfèrerais que Léonie soit là, car le silence laisse les pensées vagabonder dans les souvenirs des cris des gardes êvaniques, des craquements d’os et des lambeaux de chair.
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