82. Piquette
Bien que, la veille, j'ai peu dormi dans la tente à cause des ronflements de Jésus et les mélopées de ma mère, j'ai à peine somnolé cette nuit.
Léonie s’est éloignée de moi, l’aube se reflète sur la mer et la clarté gagne doucement la pièce. M’asseyant, j’observe la jeune fille à la peau pâle dans sa position fœtale, comme en recherche de protection. J’ai de la peine pour elle et, attendrie, je me penche pour embrasser sa joue.
Son corps se tourne sur le dos, s’étire et son nombril s’entrouvre. Lorsqu’elle m’aperçoit, un sourire étire ses lèvres. Sa voix brisée marmonne en tendant la main dans ma direction :
— Comme un doux rêve qui se poursuit.
— Juste pour quelques secondes, dis-je. Il faut que nous partions. Est-ce que tu m’accompagneras au lac ?
— Rien que pour l’espoir de revivre une telle nuit.
— C’était une seule nuit.
— Même si tu obtiens la jeunesse, avant de nous séparer définitivement ?
Me sentant dans le besoin de lui faire miroiter ses rêves pour qu’elle me guide, je réponds :
— Si c’est pour le même genre de nuit, oui.
Elle s’assoit et pose un baiser sur mon épaule. Je me lève et ramasse mes vêtements. Assise en tailleur, les épaules en arrière, elle m’observe jusqu’à ce que je sois habillée. Je quitte la chambre en pensant à ma mère. Comme elle, j’ai envie de retrouver quelques jours le confort de notre monde. Je me sens trop déstabilisée par les évènements.
Dans la Grande Salle, je retrouve Jésus, Hermeline et Maman. Je lui souris fièrement, embrasse le crâne de l’Estropié qui semble avoir retrouvé la vue, fais la bise à la jeune protégée de Léonie puis enlace ma mère. Je lui murmure :
— Il ne s’est rien passé.
— Vraiment ? Tu as l’air de ne pas avoir dormi.
— Je te raconterai.
Léonie nous rejoint, la robe enfilée et s’étonne :
— Vous n’êtes pas passés à table.
— Nous attendions notre hôtesse, répond poliment Maman.
— Vous êtes chez vous.
Elle s’assoit en premier, l’air détendu et satisfait, puis nous partageons quelques fruits, fromage cuit et pain rassis.
— Nous allons pouvoir acheter du pain frais avec les sous que nous auront laissé les mercenaires, sourit Léonie.
— Vous pensez qu’ils vous en auront laissé ? s’étonne Jésus.
— Bien entendu, d’aussi honnêtes gens !
Léonie éclate d’un rire aigu qui lui casse les cordes vocales.
— Quelle allégresse ! constate Maman. La nuit a été à votre convenance ?
— La meilleure depuis… la meilleure de toute ma vie.
Maman me jette un regard curieux auquel je ne réponds pas. Je me remplis la panse.
— Vous accompagnerez Fanny au lac ?
— Certes ! De ce fait, anticipons la date de notre départ. Je suggère que je vous retrouve à Marais Rouge d’où nous partirons directement. La chambre quantique de la mine me permettra de passer inaperçue.
— C’est une bonne idée, dis-je. Il faudra que je passe un peu de temps dans mon monde.
Moins d’une heure plus tard, nous avons fixé la date de nos retrouvailles à dans douze jours, nos montures sont sellées, Léonie s’approche de nous et déclare :
— Thadée va vous accompagner pour récupérer le butin. Ne soyez pas tentés de boire le vin qu’auront laissé les mercenaires, c’est un vin un peu vert. Ça ne se sent qu’après quelques heures, mais il pique. — Alors que je fronce les sourcils, elle saisit mes deux mains. — À dans douze jours, ma belle.
Aussitôt que ses lèvres se posent sur les miennes, je détourne le menton. Je l’aurais laissé m’embrasser dans d’autres circonstance, mais pas devant ma mère.
— Désolée, dis-je. C’était juste cette nuit.
Je mets le pied à l’étrier et bondis sur la selle. Difficile de déchiffrer le visage neutre de Léonie. Je talonne Marmiton qui suit Quetsche collée au train de Mirabelle, guidée par cheval de Thadée. Nous passons la herse, et alors que Maman ralentit sa jument pour que je parvienne à sa hauteur. Je lui dis :
— Nous avons juste fait un câlin et nous avons dormi ensemble.
— Vraiment ?
— Toutes nues, je te le concède, mais c’est tout. Elle m’a fait des smacks, des câlins et dès qu’elle allait vers certains endroits, je disais stop, et elle était OK. Franchement, c’était juste gênant de l’avoir toute nue contre moi, mais il ne s’est rien passé du genre que tu puisses imaginer.
— Tant mieux alors.
— Elle tient trop à moi pour me forcer.
— Je me suis peut-être trompée sur sa nature.
— Je pense.
La canopée nous accueille et Thadée mène notre troupe en direction du campement des mercenaires. Je confie :
— Vivement la maison !
— Et tu vas faire quoi pendant une semaine ?
— Déjà, je vais revoir Alexandre, inviter Sarah… ou non, d’abord revoir Alexandre, ensuite venir voir toi, Papa, Maxime et Hugo, ensuite aller passer une soirée chez Sarah, et…
Le visage blême de Maman m’interrompt. Nous arrivons au campement. Les mercenaires sont toujours là, figés, embrochés par d’immenses ronces qui semblent avoir poussé depuis l’intérieur de leur corps. Le maléfice est si récent que la chair suinte encore de sang sur les épines qui ont surgi, par la bouche, les oreilles. Leurs yeux sont empalés, d’autres pendent hors du visage. Les bustes ont éclaté, les côtes saillent et les intestins ont chuté jusqu’au sol, certains corps sont soulevés de quelques centimètres du sol. L’avertissement au sujet du vin ne laisse aucun doute sur l’auteure de ce massacre occulte.
Sans s’en heurter, Thadée descend de sa monture pour ramasser le coffre de billets et faire les poches des cactus décharnés. Maman masque sa bouche de peur de vomir. Jésus dit froidement :
— Ne restons pas là. Au revoir Thadée.
Mirabelle part au galop, comme si elle sentait la nervosité de son cavalier, alors Quetsche lui emboite le pas. Marmiton navigue, curieux de tout. Me retenant de vomir, je lui hurle :
— Mais grouille tête de mule ! Suis tes copines !
Le regard fixe en direction de mes mains, je tente d’ignorer le massacre. Marmiton zizague en humant l’herbe rouge de sang.
— Fuck ! Mais t’es con !
Il finit par accepter mes coups de talons et trotte en dehors du campement avant de galoper pour rattraper les juments. Maman se retourne, les yeux humides. Elle balbutie :
— C’est horrible ! C’est vraiment horrible !
Aussi livide qu’elle je suis incapable de répondre tant j’ai peur qu’ouvrir la bouche me fasse vomir. J’opine du menton, avouant qu’elle avait raison au sujet de la part malsaine qui se cache en Léonie. C’est un côté noir qui la rend aussi impitoyable avec ses ennemis que bienveillante avec moi. C’est impossible d’imaginer que celle qui s’est révélée dans un moment vulnérable cette nuit puisse être l’auteure de ce massacre. Je reste choquée, heurtée, incapable de concevoir qu’il s’agisse de la même Léonie. Mon être tout entier est partagé entre le trouble provoqué par la fille qui a joui dans mes bras et l’écœurement de la scène horrifique laissée par la sorcière.
Vers midi, nous faisons une halte. Le son des quelques oiseaux sous le ciel gris nous donne une impression d’être sorti d’une zone de cauchemar. Nous ne mangeons presque pas, mais refaire le parcours nous fait du bien. Parler, c’est comme réapprendre à respirer normalement.
— C’est une folle, conclut ma mère. Rien que ce qu’elle t’a demandé en échange de te guider, ça prouve que…
— Elle a été enfermée pendant quarante ans.
— Oui, et c’est ce qui l’a rendue folle.
— Mais c’est normal qu’elle ait eu envie de se venger.
— C’étaient des mercenaires, pas des hommes d’église. Et quand bien même, les hommes d’église qui ont eu la tête arrachée, ils étaient jeunes, ils ne sont pour rien de ce qui lui est arrivé. Ce n’est pas parce qu’ils croient tous en un même Dieu et qu’ils suivent sans le savoir un violeur psychopathe que ça fait d’eux des gens mauvais.
Elle marque un point.
— Tu as raison. Mais j’ai été retenue prisonnière par la Mère Suprême et je comprends sa haine des tuniques noires et des croix blanches. Mais c’est vrai que ces jeunes n’avaient peut-être rien fait, que c’était des purs croyants pensant œuvrer pour le bien dans leur chasse à la sorcière.
Jésus essaie d’adoucir l’ambiance :
— Tu la regarderas autrement la prochaine fois qu’elle voudra te mettre dans sa couche.
— J’aurais encore plus peur de lui dire non.
— Toute cette histoire est terminée, non ? questionne Jésus.
— Heureusement, souffle ma mère un peu livide.
Il frappe sa poitrine, se palpe puis nous demande :
— Nous sommes, vivants ? Nous sommes blessés ?
— Nous sommes indemnes, dis-je.
— Donc quel est le problème ?
— Le problème, c’est ce que nous avons vus, réponds-je.
— Qu’est-ce qui t’a le plus choqué durant ces deux jours ?
— Je crois que c’est les mercenaires. Parce que j’imagine comment ça a été leur mort.
— Moi c’est les jeunes qui ont eu la tête arrachée, confie ma mère épouvantée.
— Ce n’était rien à côté de ces gens éclatés.
— Je ne les ai pas entendus crier, confie ma mère.
— Moi, indique Jésus, le truc qui m’a le plus intrigué, c’est comment les tripes ressortaient. Toi c’est quoi ?
— Oh ! lâché-je dégoûté.
— S’il vous plaît, le supplie Maman, on vient de manger.
— Non mais, moi je crois que c’est d’abord sorti par les orifices, les oreilles…
— Jésus, insiste Maman je vous en supplie.
Il se penche vers ma mère et lui prend les mains.
— Fermez les yeux, Carole. Revenez à l’essentiel. Sur les deux jours, pensez à la chose qui vous a le plus plu ? De quel moment voudrez-vous vous souvenir le jour où on vous parlera de ce voyage ? Même si c’était une minute.
Maman inspire par le nez.
— Être avec ma fille, peut-être.
— Non, ça vous l’avez été toute la semaine. Trouvez votre instant de bonheur au milieu de ce merdier.
— Port-Briec, voir la mer, entendre les mouettes, voir la vie de cet autre monde, et les paysages depuis la falaise. Je les ai trouvés sublimes.
— Alors je vous pose la question, Carole, racontez-moi mon voyage. Oh et bien très cher ami, j’étais avec Fanny, j’ai vu des paysages magnifiques. Vous auriez-vu ça ! — Je souris à la voix de fausset qu’il vient de prendre, puis il se tourne vers moi. — À ton tour. Quel est ton moment marquant :
La première image qui me vient en tête est celle de Léonie allongée au-dessus de moi. Même si c’était un moment extrêmement gênant, c’est celui qui m’a le plus marqué de manière positive. En y réfléchissant, je lui réponds :
— J’ai bien aimé le voyage jusqu’au château avec Maman, mais pour être honnête avec vous, mon moment marquant, c’est quand j’ai vu Léonie en robe, souriante et heureuse. Je veux dire : on l’a quittée, elle était famélique, elle puait… De la voir normale, épanouie, je me suis dit qu’on l’avait réellement sauvée.
— Et vous Jésus ? demande Maman.
— Et bien, j’ai aimé chaque chose que j’ai vu parce que justement je les ai vues. Et si je devais prendre un moment particulier, c’est quand Léonie est entrée dans la tente et qu’elle m’a dit : vous êtes libre, Jésus. Et j’ai senti un nouvel œil prendre sa place.
Nous restons silencieux quelques longues secondes à passer en revue nos souvenirs positifs. Ma mère lui dit :
— C’est difficile à faire, mais vous avez raison, il faut se focaliser sur le positif. Sinon c’est difficile de penser à demain.
— Vous savez ce dont j’ai envie ? questionne Jésus. De m’asseoir à mon piano et de fermer les yeux et d’imaginer danser celle qui dans mon dos fait taire tous les hommes.
— C’est ton envie de maintenant ? m’étonné-je. Moi pas, j’ai tout sauf envie de danser.
— C’est ma récompense. Donc la première chose que je ferai, c’est de m’asseoir à mon piano, et de jouer, même si tu n’es pas là. Juste la musique, l’odeur du Païen… même s’il sent un peu de bois brûlé.
— J’aurais pensé que ce serait Martine ton premier réconfort.
— Même pas. Ça vient en second. Et vous qu’est-ce que vous faites en premier ? Carole ?
— Moi, je crois que tout ça sera terminé quand je serai de retour dans mon monde. Chez moi, avec mon mari, mes enfants.
— Mais en attendant ?
— Je vais m’efforcer de… de faire comme si j’avais vu un film d’horreur et ne penser qu’au voyage et aux paysages.
— Et toi, la Punaise ? Quelle est la première chose que tu vas faire ?
Je regarde le ciel, tourne ma paume pour vérifier qu’il ne crachine pas sur mon chapeau.
— Moi ? Je ne vais pas attendre Saint-Vaast. Dès qu’on arrive sur la plage de Port Briec, je me jette à l’eau. Je prends un bon bain de mer bien frais, bien salé.
Maman réfléchit puis dit :
— C’est une bonne idée. Cette chaleur étouffante m’empêche de penser.
Jésus s’appuie sur ses mains et annonce le départ. Je lève sa cuisse pour l’aider. Il plaisante :
— Merci, après un repas comme ça, on se sent lourd.
— Tu prends vraiment la vie du bon côté.
— Ce qui s’est passé, on ne peut rien y faire. Et puis Léonie est de notre côté.
J’opine, il se penche en soulevant mon chapeau et m’embrasse sur le front.
— Reste forte, la Punaise, c’est qui fait ton charme.
Mes narines échappent un soupire, mes lèvres se forcent à un sourire, puis j’enfourche Marmiton.
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