85. Soirée commerciale
J’ai passé l’après-midi avec Jésus et Maman à préparer le spectacle. Le thème musical a été vite trouvé, et n’ayant aucune chorégraphie à présenter, nous nous en tenons à l’inspiration brute de l’Estropié. Maman en revanche a pris le dessus sur ma flemme de choisir les vêtements et elle a tenu à ce que je me maquille. Je l’ai laissée faire car je n’avais nul courage. Le plus long a été de choisir les panneaux en bois de la roue du jeu que nous allons leur proposer. L’un propose que la veste s’ouvre, un autre que le chapeau s’envole, un troisième que la jupe tombe, un quatrième de rejouer gratuitement. Cachée sous la pancarte proposant que j’ouvre ma veste, se trouve une autre proposant que je l’enlève complètement. Je questionne :
— Ça va faire contrepoids, donc elle a des chances de sortir en premier, ce n’est pas plus mal pour que ça aille progressivement.
— C’est vrai, admet Maman.
— Est-ce que sous celle de la jupe je mets celle où j’enlève ma culotte ?
— Ça dépend de ton envie.
— J’ai juste envie de dormir. Si jamais les négociations ont besoin d’un coup de pouce ?
— Est-ce nécessaire ?
— Bah… En fait, ça va dépendre des gars, si je les sens ou pas.
— Tu peux mettre celle où tu enlèves le soutien-gorge. Mais…
— Au pire, je les mets et je ne les découvre que si on sent que y a besoin.
Maman opine du menton.
Un vent doux souffle dans les rues de Saint-Vaast plongées dans l’obscurité. Les voiles tournent avec régularité au-dessus des toits, laissant les lueurs révéler le quotidien des habitants par leur fenêtre.
Jacques et Christophe, habillés d’élégants costumes gris portent les caisses de bouteilles de vin. Maman et Antoinette déménagent la roue en bois tandis que je les suis en baskets, mes chaussures à talons à la main. Notre procession attire quelques regards par les vitres qui dévisagent ma tenue peu ordinaire : jupe longue noire, veste de costume, chapeau haut de forme et canne.
Jésus ouvre la marche sur les mains, vêtu d’une chemise propre le col décoré d’un nœud tombant. Le front brillant de sueur, il frappe à la porte de la mairie dont les volets ont été clos. Le petit maire ouvre, sa moustache blanche dessine un sourire malicieux, et ses yeux se posent sur l’adjointe du shérif. Il s’exclame :
— Que de monde !
Jacques s’éclaircit la gorge et répond :
— Fanny et sa mère sont sous la protection d’Antoinette.
— Ça ne posera aucun problème, bien au contraire. Entrez ! Le salon est à l’étage. Hâtons-nous, nos invités ne devraient pas tarder.
Nous empruntons directement les escaliers de bois, puis suivons Jésus jusque dans le salon qui sert de bureau au maire. Sièges matelassés de velours rouge, accoudoirs sculptés, tableaux aux murs, abat-jours en sculptures de cuivre, tout est dans le petit confort. Même si mon unique envie est de m’aliter et de faire une bonne nuit de sommeil, des idées pour le Païen trouvent l’inspiration dans l’aménagement.
Jésus s’assoit au piano lustré, placé contre le mur, Christophe et Jacques assemblent le portoir et la roue à vingt clous sur lesquelles nous avons prédisposé des fines pancartes triangulaires. Les doigts de Jésus testent une envolée qui sonne juste. Le Maire m’ouvre la porte arrière de son bureau.
— Vous entrerez d’ici.
— D’accord.
Je jette un œil avant de pénétrer dans l’étroite pièce. Une étagère compile des dossiers, un secrétaire porte une bassine de toilette et une logeuse laisse entendre que le Maire vient ici pour se reposer un peu. Alors que le Maire explique où s’assiéront les invités, Jacques décide qu’Antoinette se postera assise, à côté de la porte et que Maman et Christophe demeureront dans l’ombre de l’arrière-pièce pour garder le climat intimiste du salon.
Je chausse mes belles chaussures, puis m’assois sur la banquette confortable pour fermer les yeux quelques instants. La cloche sonne au milieu de la fébrile ambiance, et tandis que le Maire se retire, Jacques ouvre ses bouteilles de vin en m’ordonnant de m’enfermer. Ma mère et Christophe me rejoignent.
— Ça va ? demande Maman.
— Fatiguée.
— Je suis nerveuse à ta place.
— Faut pas. Juste de voir mes orteils, ça les fera décider.
Des voix montent depuis les escaliers et mes oreilles me laissent supposer que les quatre hommes arrivent tous en même temps. Le Maire les accueille avec enthousiasme :
— Je ne sais pas si je dois vous présenter Jacques et bien entendu Jésus.
— Tout le monde n’a pas dû laisser ses armes en bas, commente une voix.
— Question de sécurité, grogne Jacques.
— Je disais ça sans…
— Allons ! Allons ! coupe le Maire. Tout le monde sait très bien pourquoi nous sommes ici. Installez-vous.
Le bouchon d’une bouteille couine et le vin chante en se déversant dans les verres. Les pas lourds de Jacques laissent tout deviner de la scène. Lorsque chacun est servi, il dit :
— Laissez-le un peu chambrer. C’est une Enchanteresse Merline de 1217.
— Très grand cru, répond la voix d’Ernest Paul. C’est hors de prix.
— C’est un très bon accord que j’ai obtenu auprès d’un négociant que je connais bien, et à qui j’ai parlé du projet du Païen. C’est donc ce genre de vin que nous proposerons à la clientèle la plus aisée.
— Je ne comprends pas bien. Si je veux me faire un petit verre d’Enchanteresse Merline et une puterelle, je n’ai qu’à passer commande auprès d’Ernest et ça me vient directement à la maison.
— Et vous serez toujours bien fourni, rit le proxénète.
— Bon ! grogne Jacques. On va mettre les points sur les i, avant de mettre les poings dans la gueule. Je tiens une taverne, pas une maison de passe. L’idée n’est pas de faire de l’ombre à Ernest. Nous voulons orienter notre établissement vers une clientèle plus large et proposer des jeux à thèmes érotiques. Mais en aucun cas quelqu’un touche à un cheveu d’une fille qui bosse pour moi. Fanny qui sera là pour vous présenter le type de jeu qui pourra s’y faire, personne ne la touche, ni ce soir, ni jamais.
Personne ne bronche.
— Bon ! Allez ! Avant de parler de sous, je vous explique comment ça fonctionne. C’est d’une simplicité enfantine…
Tandis qu’il explique le principe du jeu de hasard, l’instant de mon apparition se rapproche de plus en plus. Depuis que nous sommes partis à la rencontre de Léonie, j’ai l’impression d’être une balle projetée dans un canon de revolver, lancée à toute vitesse sans possibilité de me poser. Si la métaphore du projectile se tient, il n’y a plus qu’à prier pour que je ralentisse ma course avant l’impact.
— … Et maintenant, place au jeu et à la somptueuse Fanny.
La musique de Jésus commence. Mes talons claquent que le parquet en avançant dans la pièce. J’observe les potentiels investisseurs. Ernest Paul, ses cheveux couleur corbeau coiffés en arrière, m’observe un sourire intéressé. Sans nul doute vient-il ici voler nos idées, et je compte bien lui prouver que je suis d’une sensualité irremplaçable. Le tailleur, je le reconnais pour lui avoir proposé mes services lors de mon premier jour à Saint-Vaast. C’est un petit homme rond aux cheveux grisés frisés, et avec sa moustache qui descend sur ses joues pour remonter en favoris, ce n’est pas quelqu’un qui a l’air méchant. Le marchand d’arme a en effet un visage qui m’évoque un déjà vu. Il a la bedaine qui correspond à son âge. Les joues creusées, le menton en avant et son front largement dégarni lui donnent un air de tortue. Adossé confortablement il ne me lâche pas de son sourire en coin, comme un renard qui se pourlèche devant une poule.
Je me déhanche doucement, suave au rythme de la musique tout en avançant vers la roue. J’affiche un sourire serein malgré la fatigue. Puis, en appui léger sur ma canne, je les salue en soulevant mon chapeau haut de forme. Jésus entonne les notes sur lesquelles je dois danser sans fin, une musique douce et poétique cadencée par une main gauche qui lui donne des accents des caraïbes. Mes bras restent détendus, suivant les ondulations légères le long de mon ensemble noir. Malgré l’absence d’un millimètre de peau à voir, ils restent absorbés et silencieux. Jacques annonce :
— La mise est de dix francs.
— Moi je suis joueur, indique l’armurier d’une voix nasillarde.
Il tend dix francs à Jacques, Jésus joue le suspens, alors je fais tourner la roue. Le taquet situé sur le bas s’arrête sur une case vide.
— Qu’à cela ne tienne, je suis bon joueur.
Il tend à nouveau dix francs, la roue tourne à toute vitesse puis s’arrête sur « Tombe la jupe. » Je la déboutonne tout en me lovant contre les notes sensuelles qui s’échappent à nouveau du piano. Progressivement, je dévoile mon tanga de dentelle, avant de leur tourner le dos et les faires languir jusqu’à ce que mon galbe fessier apparaisse. Lentement, je libère mes longues jambes en me plaçant de profil. Le tailleur est devenu rouge et tente de dissimuler son visage derrière son verre de vin.
— Le jeu devient intéressant ! s’extasie l’armurier. Qui veut tenter la la veste ?
Ernest tend un billet. J’aimerais bien lui prendre beaucoup d’argent, mais le proxénète est chanceux. Lorsque la roue arrête sa course, elle lui donne l’ouverture de ma veste de costume. La canne coincée entre mes cuisses, je libère les boutons puis mes caresses langoureuses écartent les pans de ma veste pour que le diadème qui pend à ma chaîne de hanche les hypnotise. Ils se réinstallent tous sur leur sofa, jettent un œil inquiet à Antoinette qui ne manque rien de la scène, le pistolet posé sur ses cuisses croisées. J’ôte le panneau pour découvrir l’inscription : « tombe la veste. » L’armurier rit :
— Ho ! Ho ! L’audace est de mise !
Le tailleur intimidé se sent obligé de jouer vis-à-vis des autres et tend un billet sans dire un mot. Ils restent tous crispés le temps que la roue tourne. Hélas elle s’arrête sur une case neutre, et je reprends ma danse pour électriser leur envie. Le maire lève la main :
— À moi ! À moi !
Jacques prend le billet, Jésus joue sa trille pleine de suspense, et la roue lui donner le droit de rejouer. Je la fais tourner de toute mes forces, puis la roue s’arrête sur une case perdue. Le maire tend un troisième billet :
— Pour le bien de la communauté !
Mes mains relancent la roue qui stoppe sa course « Tombe le chapeau ».
Je pose ma canne contre le mur, puis ôte mon chapeau. Mes mains entament des caresses lascives sur mon visage, mon cou et mon buste. Ils profitent quelques secondes du spectacle jusqu’à ce que mes cheveux se détachent. Empressé, Ernest Paul mise dix francs, qui tombent sur une case vide. L’armurier tente aussi de relancer la roue, et tombe alors sur tombe la veste. Sa jubilation est telle qu’il en sautille sur son fauteuil.
— Je suis en veine !
Je termine donc ma danse en découvrant mes épaules. Je prends mon temps, tourne pour être vue de tous les angles, puis la laisse choir. Jésus, jusqu’ici bloqué sur une ritournelle, accompagne crescendo la montée en intensité mes mouvements lascifs. Le cambrement de mes reins, semble accrochés à ses notes comme si le pianiste était le marionnettiste, et ce jusqu’au dernier accord.
— Quelle sensualité ! souffle l’armurier.
Ils applaudissent tous, je les salue brièvement d’une révérence permettant à leurs yeux de plonger dans mon décolleté. Jacques, la gorge sèche, s’adresse à moi :
— Bon ! Si tu servais nos invités le temps que le maire explique les contrats qu’il a préparés.
Je m’avance en sous-vêtements, non sans jeter un œil vers Antoinette pour être certaine qu’elle est prête à m’aider si l’un d’eux veut prendre le risque de me toucher. Je saisis la bouteille puis remplit les verres avant de m’asseoir sur l’accoudoir de Jacques en renouant mes cheveux. Alors que tous les regards ne décrochent pas de mes courbes, le maire explique :
— Les contrats que j’ai préparés vous donnent le droit à deux options. Soit vous obtenez une ardoise du montant de votre investissement au Païen, ce qui vous permet de profiter des jeux et des boissons dans une limite de mille francs par jour. Soit vous demandez un remboursement mensuel d’une somme qui reste à négocier en fonction de l’aide que vous voulez apporter.
— Moi je suis partant pour la première option, indique l’armurier.
— Je ne sais pas si je pourrais profiter pleinement, indique le tailleur, je propose dix mille francs avec un remboursement échelonné sur l’année.
— Moi, indique l’armurier, je suis prêt à mettre cent mille francs en échange d’une ardoise, si la belle Fanny poursuit cette soirée de négociation dans le plus simple appareil.
Jacques se raidit dans son fauteuil, mais la somme proposée n’est pas négligeable. J’ai envie de dire à ma mère par télépathie que je l’avais deviné. Me sentant en sécurité, je me redresse et leur tourne le dos en me dirigeant vers la roue. Le Maire essaie de détendre l’atmosphère.
— C’était juste une suggestion sans…
J’enlève les pancartes « Tombe la Jupe » et « Tombe la Veste » qui révèlent « Tombe la culotte » et « tombe le soutien-gorge. » Je souris à l’armurier :
— Si vous êtes joueur. Mais la mise est à cent francs.
Il rit de satisfaction et tend cent francs à Jacques. Je tourne la roue, les doigts de Jésus entament des accords stressants. Et la roue s’arrête sur une case vide. Jésus improvise quelques notes en retrouvant sa mélodie ritournelle. Mon corps ondule à nouveau apprivoisé par la virtuosité de mon partenaire. Ernest tend un billet et je relance la roue. Le proxénète a de la chance, et la pancarte m’oblige à enlever le soutien-gorge.
— Parfait ! Faisons les choses dans l’ordre ! rit l’armurier.
Je m’amuse d’eux en tenant ma poitrine avec mon bras, tout en le dégrafant. Les bretelles glissent sur les épaules et je cache mes seins de mes paumes en le laissant tomber. Je les incendie du regard avec un déhanchement sulfureux et enlève les doigts un à un, sans dévoiler mes tétons. Le tailleur est devenu pourpre et immobile, lorsqu’il ne reste que deux phalanges sur chacun de mes mamelons. Je leur dévoile tout, remonte mes mains à mon visage et tourne sur moi-même au fil des accords exotiques.
Le maire investit cent francs à son tour, l’armurier et le proxénète le suivent. Chacun d’eux perd.
— Fichtre ! lance le Maire.
Le tailleur ne se proposant pas d’investir, visiblement coincé dans son pantalon. Le maire rejoue une seconde fois :
— On va bien y arriver un moment !
Il tombe sur « Retente ta chance. » alors je la relance aussitôt. Le taquet stoppe la roue sur la pancarte qu’ils espèrent tant. Je passe mes pouces dans la dentelle et m’amuse d’eux au fil du temps, dévoile le haut du pubis glabre, puis ensuite le haut du sillon de mes fesses, pour l’enlever de profil à eux. Mon tanga atterrit sur la tête de Jésus qui lance une conclusion musicale pour me faire danser encore une minute. Quand je danse, c’est comme si j’étais hors de l’espace-temps. L’incident de Port-Briec est temporairement lointain dans ma mémoire. Face aux statues que sont devenues les invités, je me sens à la fois moi-même, libre et toute puissante.
Jésus marquant le final de son improvisation, je m’approche d’eux, vêtue seulement de mon bracelet, de ma chaîne de taille. Mes talons hauts s’avancent l’un devant l’autre et je garde les jambes serrées tout en remplissant leur verre, avant de m’installer sur l’accoudoir, les cuisses croisées.
Ils peinent à respirer. Le Maire avale cul sec son verre de vin et s’adresse à l’armurier :
— Nous n’avons pas encore discuté de tout le projet de Jacques, de ce à quoi il veut dépenser l’argent, mais avant même que nous entrions dans les discussions, j’ai bien mémorisé votre promesse.
— Je ne reviendrais pas sur ma parole, se délecte l’armurier en regardant Jacques. Vous aurez vos cent mille francs dès ce soir.
— Je mise cinquante mille francs, indique Ernest Paul, en échange d’une ardoise également.
— Pour ma part, ajoute le maire, je miserai cent mille francs également.
Le tailleur rougit :
— Je ne voudrais pas paraître pingre, tant le spectacle me plaît. Je suis prêt à mettre cinquante mille francs, mais parlez-nous d’abord des autres jeux.
— D’abord, indique Jacques. Je voudrais payer un piano à quart de queue à Jésus, avec un bien meilleur son. Ensuite, je vous ai apporté des croquis… Je les ai mis…
Je suis son regard et me lève en les repérant dans un coin de la salle. Je chaloupe des fesses avant de me pencher dans le silence religieux, puis reviens à eux avec les esquisses que je dépose sur la table basse. Les regards sont plus intéressés par mes seins que par les dessins. L’armurier exprime son désir en faisant semblant de retenir ses mains qui veulent pétrir mes fesses.
— Votre beauté est enivrante de perfection, Fanny.
— Telle une sirène tout droit sortie de la mythologie, admet le Maire.
— Merci, dis-je.
— Je trouve ça astucieux d’avoir enlevé la fourrure intime, ajoute l’armurier, car ça désexualise la nudité. Ce qui étrangement, soi-disant passant n’enlève pas l’émoi que cela génère chez moi.
— C’est moins vulgaire, opine le tailleur.
— Cela me fait penser à un fruit, sourit l’armurier.
— À une petite pomme à cidre ? demande le maire.
— Non, à un abricot. Je ne sais pas si vous connaissez. C’est un fruit qui pousse très bien chez nos amis Anglais, et des fermiers ont planté quelques vergers en bordure du désert calaisien. Ça a à peu près cette taille, c’est orange, ça a une peau duveteuse si fine qu’on la mange avec, et c’est très charnu avec un noyau au milieu.
Le tailleur fait une moue en gonflant les joues.
— Je ne connais pas.
— Mon non plus, ajoute le Maire.
— C’est très bon, insiste l’armurier. Jacques, vous devriez en faire venir pour votre restaurant.
— Je me renseignerai, même si ça vient des Anglais.
Je m’assois à côté de mon ami grognon, maintenant qu’on a fini de parler de mon fruit. Je garde les cuisses serrées pour les croiser. Je pose une main sur l’épaule de Jacques et questionne :
— Si nous parlions business ?
— Qu’est-ce tu baragouines, la punaise ?
— Les esquisses.
— Oui ! Bon ! Voici quelques plans de l’aménagement futur du Païen. La piste de danse sera placée dans l’angle de l’extension, afin de pouvoir assoir plus de monde autour. La piste sera beaucoup plus grande avec un rideau et escalier en colimaçon escamotable pour l’accès des artistes les moins gymnastes...
— Parce qu’il y aura plus d’une artiste ? s’étonne Ernest Paul.
— Il y en a déjà deux.
— Quoi ? La mulâtre ? rit l’armurier.
— Elle est pleine de charme, grogne Jacques.
— Vous savez, intervient Ernest Paul. Il y a des gens qui sont prêts à payer cher pour une nègre, parce qu’on a moins de scrupule à y aller sans douceur.
— Il y a bien quelques bouseux prêts à se taper leur chèvre, ricane l’armurier.
— Quitte à choisir, je préfèrerai la mulâtre, glisse timidement le tailleur.
L’armurier éclate de rire :
— J’ai cru que vous alliez dire la chèvre !
Le Maire tressaute d’amusement sur son fauteuil puis recentre le débat en captant mon regard désespéré jeté vers Antoinette.
— Il y aura donc deux danseuses.
— Oh, j’espère bien plus, sourit Jacques en me jetant un œil. La réputation du Païen saura faire naître quelques vocations.
— Combien de spectacles pensez-vous donner à la semaine avec Fanny et combien avec l’autre ? questionne le tailleur comme si je n’existais pas.
— Pour les miens ce sera un à la semaine au minimum, réponds-je, peut-être deux, vendredi et samedi soir, par exemple.
— Peut-être devriez-vous en offrir plus, dit Ernest à Jacques.
— C’est elle l’artiste.
— Mais c’est votre affaire, c’est à vous de décider, pas à votre employée.
— Je suis le patron de la taverne. C’est un partenariat. Fanny est libre de faire ses représentations dans un autre établissement, si elle le souhaite.
Ernest sculpte mon corps d’un regard intéressé, alors j’interviens :
— Pour que le prix soit à la hauteur du show, il faut que celui-ci soit rare. L’idée de ne faire que deux représentations par mois ferait bien mieux nos affaires. Le reste du temps, les soirées seront tenues par Marianne et une ou deux nouvelles. J’aimerais beaucoup que les repas du soir soient servis par des jolies filles en tenues courtes, mais vu le manque de retenu de certains clients, il faudrait des filles que ça ne dérange pas d’être touchées. Je pensais débaucher chez vous, mais j’ai peur de ne pas trouver de fille assez belle pour ça.
— Cessons, point d’agressivité, tempère le Maire.
— Ne vous inquiétez pas, je ne rentre pas dans ce jeu, sourit Ernest avec une voix mielleuse. J’aime la voir s’énerver, ça ne la rend que plus excitante.
— Jacques, poursuivez, insiste le Maire.
— Dans la Grande salle, il y aura trois roues êvaniques revisitées.
Ils approuvent les croquis d’Êve tordue de plaisir de trois positions différentes, puis Jacques leur montre le salon à l’étage.
— Il y aura un salon pour les soirées privées. Prestations uniquement sur devis et évidemment, on ne touche pas l’hôtesse. Salon grand luxe, fauteuil imitation royal en feutrine rouge, tableaux de maître et cuisine nouvelle, possibilité de jeu de carte.
L’armurier opine du menton. Le tailleur observe quelques pages dans un coin et scrute les coups de fusain en silence. Ernest reste adossé dans son siège, peu convaincu par le concept.
— Je pense que ça manque toujours de quelques chambres.
— Pour, ça on laissera vos cartes de visite sur le comptoir, répliqué-je.
— Et Hubert, vous êtes bien silencieux, fait remarquer le Maire.
Le tailleur lève le nez des dessins :
— Hein ? Ah je regarde tous les détails dans la décoration et les petites notes. C’est très original.
— Et ça vous plaît ? interroge Jacques.
Il opine du menton avant de trouver ses mots :
— Ce sera un lieu atypique. Je pense que si chaque détail de ces dessins se retrouvent dans l’établissement, cela en fera un lieu où les gens voudront se rendre, rien que pour la curiosité. Les gens qui ne seront pas habitants de Saint-Vaast, viendront volontiers boire un petit verre de Sainte-Emilie plutôt que dans n’importe quel petit troquet. Il faudra mettre un panneau sur le quai de gare. Moi, en tous cas qui n’ai jamais été au Païen, ça me donne envie de m’y rendre.
— Voilà qui fait plaisir à entendre ! grogne Jacques en me tapant la cuisse. Pardon, la Punaise.
— Et vous Landry, vous en pensez quoi ? demande le Maire.
— Que je me referai bien servir un verre de cette Enchanteresse Merline. — Je me lève. — Ah ! Quelle beauté ! Elle pourrait me servir de la piquette, je l’accepterai juste pour voir cette… je ne trouve pas mes mots… cette sculpture vivante.
Je remplis son verre en lui souriant, puis en propose à Ernest Paul sans trop m’approcher pour l’obliger à se pencher et tendre le bras. Une goutte glisse le long du goulot jusque sur mon doigt. Je le porte à ma bouche et le suce doucement. La main du tailleur tremble d’émotion lorsqu’il me tend son verre. Après avoir resservi Jacques, je présente la bouteille à mon pianiste :
— Jésus, t’en veux ?
— Volontiers.
Cette excuse me permet de m’éloigner un peu du groupe des hommes. Je pose son verre sur le clavier puis pose mes mains se ses épaules.
— Ça va, la Punaise ?
— Ils font durer le plaisir, murmuré-je. Tu nous joues quelque chose de feutré ?
Il boit une gorgée puis entame quelques notes délicates sur un rythme de blues. Mes fesses balancent délicatement et je n’ai nul besoin de voir pour savoir où sont les regards.
— Elle aime la musique, murmure le Maire.
— Je pense que vous n’êtes pas assez concentrés pour lire, se moque Jacques. C’est donc le moment idéal pour vous donner un peu de papier.
Le Maire se lève, puis ramasse les contrats sur son bureau. Le tailleur, lui est en train de lire la liste des jeux de hasard et spectacles que nous avons imaginé.
— La chaise en feu ?
— Le gagnant a le droit de monter sur scène, explique Jacques. Il est attaché à une chaise et la danseuse danse très près d lui.
— Si c’est Fanny, je paie pour truquer le résultat, ricane l’armurier. Je ne vois pas son nom mentionné dans le contrat. Vous avez vu, je peux profiter de ce ballant tout en remarquant ces petits détails. Il n’y a nul engagement de votre part, Jacques. Moi, si j’accepte d’avoir une ardoise chez-vous, ce n’est pas pour déguster du ragout, c’est pour voir Fanny danser.
Jacques grommèle mal à l’aise :
— La Punaise doit partir en voyage le temps des travaux, et même si je la sais courageuse, la savoir toute seule ne me rassure pas, pas quand on sait que l’Église la perçoit comme une possédée.
— Vous êtes en train de nous dire que vous nous proposez un marché mais que votre vedette principale a peu de chance d’en être ?
Je me retourne. Ernest a un rictus et lâche :
— Moi aussi, je me retire si…
— Non ! Non ! proteste l’armurier. Je veux dire, il faut une assurance. C’est un voyage important ?
— Très important, articulé-je depuis le piano.
— C’est en France ?
— Je ne sais pas encore. Ni où, ni combien de temps. Jésus va m’accompagner. Une femme nous servira de guide et il y a des chances que nous trouvions un peu d’opposition, notamment des hommes d’Église.
L’armurier réfléchit, puis il pose son verre agite la main :
— Ne nous emballons pas. Nous avons tous envie de voir le Païen tel qu’il nous a été présenté ?
Le tailleur opine des épaules, le proxénète ne bouge pas et le Maire répond :
— Bien évidemment !
— Est-ce que quelqu’un dans cette pièce imagine le Païen sans sa gymnaste ?
Ernest Paul lève la main.
— Vous êtes d’une mesquinerie, indique le Maire.
— Une femme plus belle la remplacera peut-être, réplique-t-il.
L’armurier secoue la tête, puis agite à nouveau la main comme s’il voulait demander le silence
— Voilà ce qu’on va faire. Nous allons financer la sécurité de ce voyage. Je fournirai les armes. Je suggère que nous payions des hommes valides pour assurer la protection. Les fils du shérif sont plus que capables, ne sont pas attachés à la religion, et nous pouvons les motiver avec une forte prime en cas de réussite.
— Pour protéger une si jolie fille, je ne sais pas s’il y a besoin de les payer fort, rit Jacques.
— Ma foi, conclut le Maire, c’est décidé. Je puis mettre une partie de la somme dans le salaire de ces deux jeunes hommes. J’irai voir leur père demain pour qu’il leur transmette le message. Quand partez-vous, Fanny ?
— Dans onze jours.
— Parfait. Ils seront revenus de leur mission.
— Vous leur direz de rejoindre Jésus, dis-je. Il connaît le point de rendez-vous pour le début de notre expédition. Je repars chez moi demain pour me reposer et déposer ma mère.
— Vous passerez d’abord me voir, propose l’armurier. Je tiens à m’assurer que vous soyez équipée pour votre périple. J’ai des révolvers pour dames de très bonne facture. Passez-moi la plume.
L’armurier le premier indique en toutes lettres la somme qu’il souhaite allouer au Païen, puis il raye le paragraphe du remboursement pour choisir l’ardoise en contrepartie. Je gage que c’est un homme que je verrai souvent dans le salon privé. Lorsqu’il a signé, le Maire remplit son propre contrat. C’est au tour du tailleur de tenir sa promesse. Puis Ernest prend la plume, à ma grande surprise. Il lâche un sourire après avoir signé et me dit :
— Une avance sur les longues soirées à venir.
— Ne vous faites pas trop d’illusions, répliqué-je.
— Moi aussi, j’ai beaucoup d’imagination, vous verrez.
— Et si nous arrosions ces contrats ! lance le Maire.
— Riche idée ! lâche l’armurier.
Je m’avance à nouveau jusqu’à eux, et rouvre une bouteille. Je continue à faire bonne figure, même si la fatigue m’assomme. Leurs regards commencent à moins me flatter que m’agacer. Il n’y a que Jacques dont les yeux semblent indifférents, sinon habitués. L’armurier à qui je remplis le verre en dernier, commente :
— Le grain de peau est parfait.
Ernest opine doucement du menton, tandis que je m’éloigne vers Jésus pour remplir son verre. Le Maire lâche une onomatopée en se levant, puis range les contrats dans son coffre-fort. J’échange un regard avec le pianiste qui s’égare sur ma poitrine. Finalement, nous sortons plutôt victorieux. Non seulement le Païen est payé, mais également mon expédition. Je m’assois à côté de lui sur le tabouret, et il se remet à jouer, comme pour obliger ses mains à m’ignorer. Voyant mes hôtes accrochés à mes courbes, je reviens vers eux à contrecœur en dansant. Je me place au milieu des fauteuils et tourne tout en ondoyant sensuellement. Je garde les yeux mi-clos pour me concentrer sur la mélodie.
Dix minutes plus tard, je profite que Jésus change de morceau pour conclure la soirée :
— Messieurs, je vous souhaite une agréable fin de soirée.
Je les laisse alors qu’aucun d’entre eux ne me répond, ramasse mes vêtements, salue Antoinette en passant la porte, puis retrouve ma mère et Christophe assis sur la logeuse. Maman me fait la remarque :
— Ça a l’air de s’être bien passé.
— On a le pognon.
Je m’habille tout en écoutant les voix derrière la porte. J’aimerais bien réserver une soirée pour les femmes, il suffirait de trouver un danseur. Alexandre est plutôt bien dessiné, il accepterait peut-être. Après-tout, il n'aurait pas besoin de se déshabiller entièrement. Nous pourrions également programmer des danses à deux. Cela ferait du bien de se retrouver.
De l’autre côté, sans davantage d’attractions, les hommes se souhaitent bonne nuit. Lorsqu’il ne reste que le Maire et Jacques, nous passons la porte. Le petit homme moustachu me regarde :
— On dirait que les affaires s’annoncent bonne pour vous. Ils n’ont même pas négocié les jeux ou refusé une décoration. J’avais craint que les roues êvaniques érotisées soient trop symboliques pour certains d’entre eux. — Ses yeux descendent sur mes vêtements comme pour voir à travers. — En tout cas, votre présence aura imprégné cette soirée de féérie.
— Toujours le juste choix de mots, sourit Maman.
— C’est important, Madame. Sachez que j’ai toujours tenu à ce que les mots n’outrepassent jamais la galanterie. On peut certes élever le ton plus fort qu’un autre homme, mais avec une femme, il faut être gentilhomme en toute circonstance.
— Vous faites un bon maire, lui dit Christophe.
— Bon ! Démontons tout ça, il se fait tard, grogne Jacques.
Alors que lui et son fil s’attèlent à démonter la roue de son portoir, le Maire se place à côté de moi, plisse les yeux en ajoutant :
— L’avenir de Saint-Vaast est sur le point de prendre un tournant dans son Histoire.
— Pourvu que tous l’acceptent.
— Avec Hubert Marie comme investisseur, un homme qui ne manque la messe pas un seul jour, nous adressons un message fort.
Ce pied de nez à la bourgeoisie êvanique me fait sourire. Nous embarquons nos affaires, puis descendons les escaliers de la mairie. La moiteur de la nuit nous fait presque un effet de frais. Ma bouche me brûle toujours. Mon silence étonne presque Maman qui questionne :
— Ça va ma chérie ?
— J’ai envie d’être dans mon lit en train de regarder un Miyazaki.
— C’est quoi ? demande Christophe.
— Un dessin an… un spectacle pour enfant, se reprend Maman. Trop de testostérone, ça donne envie de retourner à l’âge de l’innocence.
— Non, c’est juste que je suis hyper fatiguée. J’ai envie de mon lit, mais d’une force ! Je l’entends qui m’appelle !
— Le mien aussi, grommèle Jacques.
— C’est cool que le Maire fasse appel aux jumeaux, ajoute Maman.
— Oui. Il n’y a pas que l’Église qui risque de vouloir me barrer la route. Je doute qu’Ernest Paul ait envie de me revoir vivante.
— Non, expliques Jacques. Ernest fait une fixation sur toi. Cela le ferait crever de ne pas te revoir.
— Mmm…
Nos pas nous amènent au Païen, où le shérif nous attend. Il s’adresse directement à moi :
— Bonsoir, la Punaise. J’ai une affaire à élucider qui nécessite ta présence.
— Ça ne peut pas attendre demain ?
Il secoue la tête, je jette un œil à Jacques qui me donne un consentement silencieux. Il a une confiance aveugle en l’homme de loi, tandis que l’incident avec son adjoint me rappelle d’être méfiante.
— Jésus peut venir ?
— Oui, s’il a un cheval.
Nous nous regardons. Le shérif est seul avec son cheval.
— Vas-y seule, me dit Maman. Nous t’attendrons avant de nous coucher.
Décidant d’accorder ma confiance, je m’avance vers le shérif. Il monte en selle, puis m’aide à m’installer en croupe. Je remonte ma jupe en haut des cuisses, et ceint les hanches du cavalier. Il part aussitôt au trot en direction de la gare.
Il ne dit pas un mot. Une fois les chemins de fer dépassés, il prend les chemins délimitant la grève des champs. Nous nous enfonçons en pleine nature jusqu’à un sous-bois enveloppant les marais. César, son adjoint, attend les bras croisés. Le shérif de Port-Briec est à genou, les mains menottées dans le dos, le visage tuméfié. Un frisson de malaise part de mes fesses jusque dans mes ongles, comme si mon corps revivait son intrusion. Mon cavalier me fait descendre, avant d’aller attacher son cheval à une dizaine de mètres. César ne dit pas un mot, j’attends donc que le père des jumeaux revienne, tout en ruminant la rage que provoque la simple présence de mon violeur.
— D’ordinaire, je considère qu’œil pour œil est la plus équitable des justices. Et à ce que ta Maman m’a raconté, tu t’es bien vengée de ce qu’il t’a fait. — Je baisse le menton en observant celui qui fait gronder ma colère. — Toutefois, c’est moi qui l’ai formé, et j’enseigne à mes adjoints à faire respecter la loi, pas à l’enfreindre, et comme je sais qu’il cherchera à se venger de toi, j’ai décidé d’une sentence définitive Comme tu es l’offensée, je te laisse le choix de procéder toi-même.
Il me tend un pistolet en le tenant par le canon. Le cadeau est trop bon, j’ai encore la langue gonflée et la sensation de son doigt caleux dans ma bouche. Le visage de Jérémiah me revient en mémoire, puis celui de l’inquisiteur. Tuer ne me dérange pas. Mes doigts se saisissent de la crosse, j’avance à un pas de lui. Ses yeux se tournent vers le sol, ses dents se crispent. Il a l’air faible et repentit, mais l’idée de le laisser libre, qu’il revienne se venger, plus vicieux et violent encore que la veille, m’étreint les tripes et le cœur. Le shérif a raison, il faut une sentence définitive, et c’est à moi que doit revenir ce plaisir. Mon bras se tend et mon index presse la détente. La balle traverse le visage de mon agresseur qui s’écroule aussitôt. Le vacarme fait crier des canards qui s’éloignent à tire d’aile.
— Je te laisse finir ? demande le shérif à son adjoint. — César opine du menton. — Rentrons.
Nous retournons à son cheval. Nous montons en selle puis quittons le sous-bois jusque sur la route de terre. Le cavalier ne dit pas un mot, tandis que je savoure cette vengeance définitive. Savoir un danger écarté, c’est un puissant soulagement. En un quart d’heure, nous nous retrouvons au pied de la colline plongée dans le noir et le manque de vent. Le shérif me dépose devant le Païen. Sitôt que mes pieds touchent les pavés, il parle enfin :
— Quel sang froid pour une femme !
— Si vous le dites.
— Bonne nuit et bon retour.
— Merci. Bonne nuit aussi.
Je pousse le portique du Païen plongé dans le noir. Ils se sont finalement couchés sans m’attendre. Je longe le comptoir du bout des doigts pour me repérer dans l’obscurité, puis gagne les escaliers. Dans la pénombre, j’enlève ma veste et ma jupe, me déchausse et m’endors, sereine, et légère.
Annotations
Versions