Quatre jours ont passé depuis la fuite d’Alexandre. Assis à la table que nous avons sortie de la station, casquette sur la tête, bière à la main, mes frères suent plus que moi, inhabitués à la chaleur moite des marais. Cadeau tire la langue, assis à l’abri de nos chaises. Marmiton et Quetsche se déplacent sous l’ombre des feuillages au fur et à mesure que le soleil tourne

— Et bien, à ta santé, sœurette, me salut Hugo.

— Et à ce monde qui renverse toute logique, ajoute Maxime.

— C’est vrai, opiné-je, que la science n’a pas encore de réponse…

— Je parlais du fait que Maman abandonne son salon pour y retourner. Même toi tu sembles préférer vivre ici que dans notre monde.

— Moi, c’est normal. Ici, je suis quelqu’un d’exceptionnel. Chez nous, je ne pourrais pas monter des spectacles de pole-dance et m’assurer de voir revenir le même public à chaque fois.

— Pourquoi pas ? demande Hugo.

— Le gens se lassent. Avec Internet, t’a accès à tout. Et si t’as juste envie de voir une fille à poil, t’en as pour tous les gouts.

— Mais toi, c’est artistique.

J’opine du menton, Maxime a un sourire narquois. Je préfère revenir au début du sujet :

— Et pour Maman… Elle n’aime pas trop ce monde, mais c’est plus une excuse pour s’éloigner.

— S’éloigner de quoi ? demande Maxime.

— Je pense que ça ne va pas trop avec Papa.

— Tu vois, je l’avais dit, ajoute Hugo.

— Oui, mais Fanny est revenue, réplique Maxime.

— Mais c’est trop tard, dis-je. Ils s’appellent par leurs prénoms et ça…

— Ça craint, termine Maxime.

J’opine du menton, puis décide de ne pas parler du shérif. Après tout, je n’ai aucune déclaration formelle de Maman qu’elle veut le séduire. Afin d’évacuer le sujet, je questionne :

— Vous avez vu les photos de Maman ?

— Oui ! s’exclame Maxime ! C’est vraiment un univers très dix-neuvième siècle. Pas le genre dans lequel on a envie de vivre.

— Toi, souris-je, sans ton confort et sans informatique…

— Ouais. Tu serais tombée dans un monde futuriste, je t’aurais suivie.

— Je m’en doute. Et toi, Hugo ?

— Moi, j’ai surtout retenu certaines photos dans des positions…

Il pouffe de rire.

— J’imagine que ça t’a choqué.

— Pas du tout !

— C’est ça ! ris-je. Puceau !

— Pas du tout, et pas du tout ! J’avoue que je trouve bizarre que tu aimes faire ça, mais c’est tout.

— Et Maman a dit qu’il fallait que tu sortes uniquement quand y avait de la foule, ajoute Maxime, sinon avec une protection.

— Oui. Tu vois, si on en revient avec l’informatique. T’imagines que si je faisais ça dans notre monde, je serais harcelée sur Internet par des débiles cachés derrière des pseudonymes.

— N’empêche que je suis inquiet pour toi, confie Hugo.

— Faudrait que je compte le nombre de fois où j’ai été agressé là-bas… Une, deux, trois, quatre… Je parle physiquement. Cinq, six, sept…

— Et tu y retournes, soupire Maxime.

— Que veux-tu ? L’adrénaline, l’appel du danger. Mais je compte bien mettre les Saint-Vaastais au pas.

Marmiton braie soudainement. Je tourne la tête vers les marais et vois les feuilles mortes s’enfoncer dans l’humus. Certaines décollent, comme collées à des pattes invisibles. J’ouvre mon troisième œil et distingue la silhouette à peine discernable d’Alpha. Il avance doucement jusqu’à moi. Je montre mes paumes, comme je le ferai avec un chien et lui parle d’une voix douce :

— Tu me reconnais ? Où est ta maîtresse ?

— Elle a pris une autre route, répond la voix de Léonie dans mon dos.

Mes frères et moi-même sursautons. Elle est habillée d’un simple pantalon trempé et un foulard noir couvre le miroir coulé sur son crâne. Son torse nu est trempé de la traversée qu’elle a fait de la Mine. Alors que son bras masque sa poitrine au regard de mes frères et que son nombril balaie les environs, elle me sourit :

— Je pensais que tu serais seule.

— Mes frères sont venus boire un verre avant mon départ. Tu as un jour d’avance.

Elle s’avance jusqu’à moi, m’embrasse sur la joue, puis demande :

— Est-ce que je peux étendre mes affaires ? Mon paquetage a pris l’eau.

— Vas-y.

Je me rassois avec mes frères. Elle ouvre son sac et étend ses vêtements sur la clôture, et ajoute :

— Comme nous n’avions pas précisé d’heure, j’ai préféré arriver la veille.

Elle enfile une chemise détrempée grise qu’elle noue au-dessus du nombril. Elle revient en me souriant :

— Je ne te dis pas où j’ai trouvé l’inspiration vestimentaire.

— Tu veux une bière ? proposé-je.

— Je veux bien.

— Prends une chaise.

J’ouvre brièvement la glacière remplie de glaçons, décapsule une canette, puis la lui tends. Elle me dit :

— Merci, ma belle.

— Tu n’as pas de cheval ?

— Je ne pouvais pas en faire sortir un par la mine. Je pensais en louer un, sinon en voler un, une fois arrivés au pied du Puy-Indompté.

— D’accord.

Maxime se lève et regarde le barbecue avec satsifaction.

— Les braises sont chaudes.

— Il y a assez de viande pour quatre, dis-je.

Tandis que mon frère aîné place les saucisses, le benjamin de la famille demande à Léonie :

— Quelles sont les étapes de votre voyage ?

— Et bien j’avoue que j’ai beaucoup d’hésitation. Jusqu’ici, je pensais partir d’ici, voler un cheval, et couper à travers le pays, mais ça va prendre du temps, et j’ai peur que nous nous heurtions aux portes du Couvent. L’évêque de Versailles dispose de passes nous permettant d’ouvrir certaines portes du Couvent par lequel nous voulons nous introduire. Déguisées en sœurs, ce ne sera pas un souci. Il faudra néanmoins tuer les gardes de la Mère Suprême à l’approche de la chambre quantique. Car elles savent que seul un évêque dispose des clés.

— On pourrait déguiser le shérif, suggéré-je.

— Un shérif nous accompagne ?

— Le père d’Urbain et Daniel. Jésus vient aussi.

— Alors il suffira de voler une tenue à l’évêque de Versailles.

— Ça a l’air simple à dire.

— Nous évaluerons une fois arrivés à Versailles.

Je gonfle les lèvres de découragement. Léonie connaît les lieux, mais elle n’a pas de plan. Entrer dans le Couvent demandera de la ruse, et il sera peut-être plus compliqué d’en ressortir. Hugo lit le silence :

— Vous n’avez pas de plan ?

Se sentant attaqué, Léonie réplique :

— Jeune homme, je ne suis que le guide. Je vis recluse dans une forteresse délabrée, cernée par des émissaires religieux qui veulent ma mort. Si j’en suis sortie, c’est uniquement parce que je suis redevable auprès de votre sœur.

— Elle nous a raconté, acquiesce Hugo. C’est très honorable de prendre ce risque. S’ils vous capturent à nouveau, ils pourraient faire pire que vous tuer.

— S’il te plait, souris-je. Ne va pas lui faire peur.

— Ma belle, je suis terrorisée à l’idée d’aller là-bas. Je redoutais que tu viennes un jour me le demander.

— Tu aurais pu me dire non, j’aurais compris.

— J’ai une dette éternelle envers toi. Comment pourrais-je te le refuser ?

— En m’écrivant tout sur un livre.

Elle sourit, boit une gorgée, alors j’ajoute :

— Ça aurait pu ne pas être une condition.

— Que tu dises oui, ou que tu dises non, mon choix était déjà fait.

Je ne dis rien, ne voulant pas que cette discussion révèle notre deal aux oreilles de mes frères. Je me lève et m’approche du barbecue en repensant à cette nuit. Je me fiche qu’elle m’ait bernée, je ne regrette pas de lui avoir offert ce réconfort qu’elle désirait tant. Elle le méritait.

Maxime me murmure :

— Prends ton temps pour trouver le Graal, sœurette. Et reviens-nous entière.

— T’inquiète. Avec le shérif et Jésus, on trouvera des solutions.

Après un repas plutôt léger, mes frères repartent. Je regarde si un message d’Alexandre n’est pas arrivé dans la soirée… Rien. Je verrouille la porte, mais ne fais pas de troisième tour, afin de profiter d’une douche. Ma chemise dans la gueule Cadeau se faufile jusque sur le canapé. Léonie se love contre mon dos et souffle dans mes cheveux :

— Tu m’en veux de t’avoir invitée dans ma couche ?

— Non.

J’écarte ses mains de mes hanches.

— Je vais prendre une douche. Fais ce qu’il te plaît… Enfin, je veux dire, installe-toi.

— Pourrais-je t’y succéder ?

— Hein ?

— Dans la douche.

— Oui. Je te laisse de l’eau chaude.

Je pousse la porte de la salle de bain et mets l’eau à couler. Peu habitué à être séparé de moi quand je fais ma toilette, Cadeau pousse la porte en emportant ma chemise qui lui sert de doudou. Je lui souris, car sa compagnie m’est plus agréable que je ne l’aurais cru quand on me l’a offert. Le silence d’Alexandre me laisse un trou béant dans le cœur. J’aimerais un câlin. Dans l’autre monde poussiéreux, je suis indigne des hommes, dans mon monde pluvieux, je les dégoûte. Ne devrais-je pas me séparer de mon symbiote, rester dans mon univers d’origine, accepter de vivre une vie lambda, et vieillir ?

L’image de ma grand-mère sénile me fait frémir, et me conforte dans l’idée que je dois parvenir au bout de ma quête. J’abandonne mes vêtements sur le parquet, Cadeau s’y couche, et je me glisse sous les jets chauds.

Un œil sur trois tentacules humides de sang se faufile tranquillement. Je soupire :

— Tu n’es pas très discrète.

— Où es la Fanny libre qui aime s’exhiber ? demande Léonie depuis l’autre pièce.

— Je ne suis pas en train de danser.

Aveugle, la sorcière s’avance jusqu’à la porte et s’accroupit pour tendre la main à son œil. Lorsqu’il a pris place dans son nombril, elle se retire sans un mot et ferme la porte. En repensant au risque qu’elle prend pour m’aider, je trouve ma pudeur déplacée. J’ai toujours besoin d’un câlin. Je l’appelle :

— Léonie, viens.

Elle s’avance, et je me recule :

— Je te fais une place ?

Elle s’étonne, ne réalisant pas le besoin de compagnie tendre dont j’ai besoin pour combler le vide laissé par la fuite d’Alexandre.

— Si tu le veux.

— Tu me fais le dos en échange.

Elle esquisse un sourire, dénoue sa chemise et défait son pantalon. Je lui tourne le dos et ses mains récupèrent le savon sur ma nuque pour glisser sur mon échine. Ses pouces s’enfoncent sous mes omoplates. Elle prend son temps, ferme et savante. Paupières closes, je savoure sa présence.

Après de longues minutes, son corps se rapproche, ses mains contournent mes hanches, passent devant mon nombril qui se referme. Sa joue se pose sur mon épaule. Ses paumes remontent sur ma poitrine, affectueuses, me massant un rythme qui trahit son désir. Voulant en rester à quelque chose de chaste, je lui propose :

— À ton tour ?

Elle se recule, et me tourne le dos. Je dénoue son bandana, puis mets l’eau à couler, avant de choisir un savon pour lui rendre la pareille. Avec les pouces, je cherche les nœuds de ses muscles. Ses côtes se dessinent légèrement, lui donnant une apparence fragile, loin de la sorcière impitoyable. Je parcours le sillon êvanique marquant ses cuisses, témoins des souffrances qu’elle a subies. Je lui confie :

— Ma mère me trouve courageuse, mais toi…

— Je n’ai jamais affronté le danger. Je n’ai fait que le subir.

— Elle parlait plutôt de force, en vérité. La force de surmonter ce qu’on vit.

Elle se tourne vers moi, pose ses mains sur mes épaules et me répond :

— A-t-on le choix ?

Je lui confie :

— En ce moment, j’ai l’impression que je marche sur un plancher prêt à s’écrouler. Je m’accroche à l’idée de ma gloire comme danseuse, car ça me fait avancer. Mais des fois, la corde n’est pas loin de casser.

— Renforce ce qui te fait avancer.

— C’est quoi qui te fera avancer quand tu auras tué tous les évêques qui…

— Ce n’est pas la vengeance qui me fait avancer. C’est ta présence. Même si c’est quelques heures, une fois par an. Comme tout suite, quand je n’ai ni la sensation de te forcer, ni de t’effrayer.

Elle glisse ses doigts sur ma poitrine, fait le tour de mes aréoles. Sa caresse n’a rien de désagréable, mais je préfère rallumer l’eau. Je ferme les yeux alors que l’eau bat sur nos visages. Léonie en profite pour poser son front contre le mien. Ayant besoin de tendresse, je ferme mes bras dans le creux de son dos.

— Ne le dis pas à ma mère.

Je pose ma bouche sur la sienne. Ses dents s’ouvrent, mas j’accepte qu’elles touchent les miennes. Ses lèvres et la pointe de sa langue jouent avec moi. Avant qu’elle s’emballe, je pose ma joue contre la sienne. J’embrasse son miroir et lui dis :

— Je vais sortir Cadeau.

Je quitte la salle d’eau avec ma serviette, m’essuie brièvement avant d’enfiler un t-shirt et une culotte, comme un rempart aux envies de Léonie. J’en choisis un pour elle et lui dépose sur le bord du lavabo :

— Mets ça s’il te plait, quand tu auras fini.

Je tourne la clé dans la porte et la bruit de la rue cesse. J’ouvre et descends pieds nus les vieux escaliers jusqu’au rez-de-chaussée. À peine le seuil entrouvert, Cadeau file entre mes jambes.

Habiter en ville et pouvoir sortir son chien en pyjama, c’est quand-même extraordinaire. La lune éclaire les marais d’une lueur pâle, mais leurs ombres ne me paraissent pas menaçantes. Je me sens plutôt sereine, peut-être détendue par les doigts de mon étrange adoratrice.

Elle me rejoint vêtue de mon t-shirt et me demande :

— Ça va ?

— Oui. J’aime bien ta compagnie.

— J’en suis bien émue.

— J’arrive plutôt bien à oublier la Léonie impitoyable qui se réjouit de la mort de ses ennemis. Qu’on soit au clair toutes les deux, je ne tripe pas sur les shnecks, mais…

— Les quoi ?

— Ta cha… la chose. Je sais ce que t’as enduré, je n’ai pas envie de te repousser, t’es plein de tendresse avec moi et, c’est égoïste, ce que je te demande. Alors c’est OK pour que nous soyons amies.

Elle sourit, je pose une bise sur sa bouche et cherche Cadeau du regard. L’index de Léonie remonte sur mon t-shirt pour caresser mes cheveux.

— Tu ne t’es pas brossée.

— Je vais le faire.

— J’adorerais le faire.

— OK.

Elle pose son front contre ma joue. Lorsque Cadeau revient, nous remontons, repassons dans le monde où l’électricité semble infinie. Je lui montre la brosse à cheveux et m’assois sur le lit. Sans avoir écouté mon conseil, elle s’assied derrière-moi.

— Tes cheveux mouillent ton vêtement, tu devrais le retirer.

Je cède et lève les bras. Elle me confie :

— J’adore ton dos.

Son œil sort, se place sur son épaule, puis elle commence à peigner mes cheveux avec ses doigts. Puis, la brosse passe, et repasse. Je ne sais pas quoi penser de ma relation avec elle. Je me sens perdue et impatiente de revenir à une vie normale où je danse au Païen. C’est comme un repère, un phare dans ma vie. Sentant que Léonie s’éternise, je lui demande :

— Tu as fini ?

— Oui.

— On va se coucher. Demain, nous avons un long chemin pour retourner à Saint-Vaast.

Je passe par les WC. Elle m’attend, assise sur le lit, son œil sur son épaule. Je me glisse sous les draps, elle m’imite. Son œil retourne de cacher dans son ventre. J’éteins la lumière, et lui tourne le dos. Aussitôt sa main caresse mes épaules. Après quelques minutes de silence, elle se confie :

— J’avais finis par haïr d’être née femme, parce que mon amour pour les femmes a été ma chute, parce que mon ventre est devenu le berceau de monstruosités. Et puis, t’es apparue. Je t’ai suivie dans la mine, je t’ai retrouvée à Saint-Vaast, et j’ai vu la liberté dans ta danse, la liberté dans tes désirs avec cet homme musclé et barbu. J’ai envié cette harmonie que tu as entre ton esprit et ton ventre. Et grâce à cette nuit que tu m’as offerte, j’ai pu toucher cette liberté, et j’ai pu réconcilier mon corps et ma personne.

Je m’interroge sur le sens de ses mots :

— Quand nous avons été dans le même lit, au château ? C’était la première fois que tu avais du plaisir depuis que je t’ai libéré ?

— Une seconde libération.

Je ne sais quoi répondre. Je pense malgré moi à Alexandre. Je ne me vois pas finir ma vie en partageant la couche d’une fille. Léonie m’attendrit par son passé écœurant, mais je n’ai pas de sentiment pour elle, limite elle m’effraie un peu. Quand elle n’est pas seule avec moi, elle reste une femme animée de haine, qui a goûté au pouvoir si longtemps qu’on sent qu’elle n’écoutera personne d’autre qu’elle-même.

En cherchant une réponse, le temps s’écoule, je décide de ne rien dire. Sa main cesse ses caresses quand sa respiration s’apaise. À mon tour, je m’endors.