94. Lutèce
En fin d’après-midi, le désert finit par laisser place à la verdure. Sous un ciel pluvieux, nous parvenons aux abords de l’immense ville de Versailles. Notre train pénètre les murailles qui ne sont pas tombées après la révolution, et sur lesquels sont dressées d’immenses moulins à vent. Nous croisons pour la seconde fois du trajet un autre train. Puis c’est un tunnel étroit d’une centaine de mètres qui précède l’entrée dans le cœur de la ville. Les maisons ont jusqu’à dix étages, surmontées, pour beaucoup des voiles qui tournoient dans la brise pluvieuse. Puis les magasins et les boutiques aux néons tapageurs se succèdent, alors que les voies ferrées se démultiplient en plein cœur de la ville. Lorsque notre train freine, déjà bien ralenti depuis son entrée par les murailles, une dizaine de quais se succèdent sous des toitures de verre, soutenues par des arches métalliques rappelant le style Eiffel. Les locomotives, nombreuses à quai stationnent sous une rangée d’imposants châteaux d’eau en bois. Des wagons, les passagers débarquent et embarquent, abrités par la verrerie.
Maman me dit :
— Rien que pour voir ça, le voyage vaut le coup. Je prendrais bien des photos, mais pas avec tout ce monde.
— Je vais m’en priver, tiens.
Je plaque mon téléphone à la vitre et capture quelques vues. Le train est figé, les gens se lèvent les uns après les autres. Les jumeaux finissent par se dresser, alors je les imite.
— Merci pour le voyage, Urbain, tu as été très confortable.
Daniel a un rictus, et je lui souris :
— Au retour, on change, si tu veux.
Il hausse les épaules, Léonie sourit. Sentant Cadeau sur le point d’uriner sur mes chaussures, je les presse, et saute à quai. Mon chien s’accroupit aussitôt qu’il trouve une odeur, et arrose allègrement les pavés. Le voir me fait prendre conscience de ma propre vessie. Lorsqu’il a fini, je le félicite :
— Je suis fière de toi, tu as tenu tout le voyage. Reste à trouver des toilettes publiques.
— Fanny, viens chercher ton âne, m’appelle Maman.
Je grimpe dans le fourgon puant la paille souillée. Je n’entends pas Alpha, et je suppose qu’il est descendu. Les chevaux sont nerveux, et la jument de Léonie piaffe avec une telle violence que je n’ose pas la détacher. J’emmène Marmiton sur le quai où Léonie attend, et c’est Daniel qui s’occupe de la lui descendre.
— Si tout le monde a récupéré sa monture, en selle, ordonne le shérif.
— On peut trouver des toilettes avant ? demandé-je. Sinon, au premier trot, je vais me pisser dessus.
— Trop de café, se moque Jésus.
— Une pause ne serait pas refus, me soutient Maman.
D’un mouvement de tête, le shérif, nous invite à le suivre, et nous longeons les quais dans la foule, jusqu’aux WC situés au centre de la gare. Je laisse les rênes de Marmiton à Urbain, puis presse le pas. À l’entrée, une jeune fille avec son seau et du savon patiente. À sa ceinture, elle garde un sacoche ouverte remplie de pièce. N’ayant aucune pièce, je sors de ma besace un billet de cinq francs. Elle me regarde avec des yeux ronds.
— C’est un super boulot, dis-je avant d’entrer côté femmes.
Des petits cabinets en bois se succèdent derrière des portillons, au-dessus desquels est attaché un bouquet de lavande séchée. Aucune odeur d’urine n’empeste les lieux, et ça en est déroutant. Je prends le premier qui vient. Une lunette en bois repose sur un réceptacle en acier. De l’autre côté de la cloison ma mère s’étonne aussi :
— C’est super propre !
— Chez nous, ils devraient en tirer des leçons.
L’acier a un accueil un peu bruyant pour mon jet, mais il était temps. Des morceaux de papier souple et inégaux sont empilés à disposition dans une petite boîte. Devant le cabinet, une fontaine unique en bronze fait face. D’un pied sur la pédale, j’actionne un pompage et rince mes mains sous un jet d’eau froide assez bref. Ma mère m’y succède et me dit :
— C’est agréable, une grande ville moderne.
— Oui.
— Jacques n’a pas prévu de refaire les commodités pour les danseuses ?
— Je n’ai jamais abordé le sujet.
— Fais-lui acheter du papier toilette.
— Il paraît que c’est hors de prix.
Je quitte les WC où les hommes et Léonie patientent. Maman sort un billet de cinq francs en nous rejoignant et le tend à la jeune fille en lui disant :
— Bon boulot.
Je m’exclame à l’attention de Jésus :
— Ça fait du bien de pisser !
Des soldats en tuniques grises me jettent un regard choqué en passant. Ils portent un plastron et un casque blanc en forme de chapeau chinois. Une armoirie est brodée sur leur bras. Je pince les lèvres en me sentant jugée sévèrement. Carabine à la main, pistolet à la cuisse, ils s’éloignent en balayant la foule du regard.
Je me hisse sur Marmiton et questionne :
— Ce sont des soldats ?
— C’est la gendarmerie républicaine, répond Daniel.
— Leurs casques ça les abrite de la pluie ?
— Et ça dévie les projectiles, ajoute Urbain.
Nous attendons que Maman soit en selle, puis le shérif ouvre la voie. Nous quittons la gare pour les rues non-abrités, et la pluie vient tremper nos chapeaux.
— C’est moins sec que par chez vous, dit Maman.
— C’est pour ça que c’est la région la plus peuplée, répond Daniel.
Les gouttes commencent à dessiner la silhouette d’Alpha. Léonie lui siffle discrètement :
— À distance !
Il tourne dans une ruelle et disparaît de notre vue. Le shérif nous fait longer les artères principales, désigne les endroits où nous pourrons mettre nos affiches dès demain, en nous expliquant que dans les hauts-quartiers, nous devrions trouver un local pour recevoir nos candidates.
Progressivement, nous descendons la ville fortifiée qui couvre la colline.
Après une heure, nous parvenons dans les faubourgs en longeant le fleuve. Versailles ayant le même nom qu’une ville de chez nous, je me hasarde à demander si le fleuve également :
— Ça s’appelle comment cette rivière ?
— La Versaillaise, répond Daniel.
— Eh beh oui, logique, dis-je.
— Ça coule de source, se moque Maman.
— Arrête, ris-je, parce que t’as pensé à la même chose que moi.
Un bateau avec des roues à aubes crachote ses panaches de fumée en sortant de la ville. Lorsque nous traversons le premier pont tournant tout en armature de fer, un panneau nous indique que nous entrons dans Lutèce.
— Ce qui leur faudrait, c’est une tour, un peu pyramidale, tout en acier, plaisante Maman.
Lutèce n’est pas grande, il y a de nombreuses maisons sur pilotis aux abords de la Versaillaise et les moulins à eaux remplacent les éoliennes. La qualification de bourbier par Léonie prend son sens. Les bâtiments ne dépassent pas les deux étages et sont espacés les uns des autres. Les enduits sont noircis par les moisissures. Le shérif arrête son cheval devant un hôtel, derrière lequel un champ vert pour moitié inondé peut accueillir nos montures.
Il saute de cheval, les pieds dans la boue, et nous l’imitons, comme des soldats derrière leur général. Nous attachons nos chevaux, aidons Jésus à ne pas se salir les mains en le déposant sur le trottoir de bois. Ensuite, nous pénétrons la large porte battante de l’hôtel. Un petit homme aux grandes oreilles s’avance en claudiquant vers le comptoir et pose ses yeux sur le shérif. Le petit homme ne bouge plus, la bouche entrouverte, comme un lapin figé devant un loup. Sans un bonjour, le shérif s’avance et lui demande :
— Combien te reste-t-il de chambre ?
— Euh…
Il ouvre son registre, et s’assied à côté de sa chaise. Il disparait du comptoir en heurtant le sol. Maman et moi échangeons un regard, puis baissons le menton en pinçant les lèvres pour ne pas rire. L’hôtelier se relève et sa femme, attirée par le bruit arrive et se fige à son tour. Un peu plus courageuse, elle ose un mot poli :
— Bonjour.
— Je demandais à ton mari s’il restait des chambres.
— Nous avons des… Nous allons nous arranger pour que vous disposiez de tout l’étage.
— C’est parfait.
— Je vais faire les draps tout de suite et quand les clients reviendront ce soir, nous leur expliquerons.
Elle s’enfuit à toutes jambes, trébuche au pied de l’escalier. Si la peur n’était pas palpable, j’en rirais. L’homme sort du comptoir en boitant et ajoute :
— Je vais l’aider.
Le shérif opine, et nous nous retrouvons seuls dans le hall. Urbain marmonne :
— Les trouillards, ce sont des rapporteurs.
— Ces deux-là ne prendront pas le risque, déclare son père. Vous prendrez une chambre côté fleuve, j’en prends une côté rue.
— D’accord, acquiesce Daniel.
Quelques secondes de silence pèsent, alors Maman dit :
— Vous leur faites forte impression.
— Ils faisaient partie d’une petite bande de brigands que j’ai remis dans le droit chemin.
Maman comprenant qu’il ne s’étalerait pas sur le sujet, elle opine du menton. Le silence reprend. À l’étage, les pas pressés de la femme battent le parquet.
Après un bon quart d’heure, nous sommes invités à monter. Les deux frères choisissent une chambre. Leur père s’approprie celle du fond côté rue. Maman choisit évidemment celle d’à côté. Je l’y suis, tandis que Léonie pousse la porte côté champs.
— Il y a deux lits, Jésus.
— Parfait, dit-il en l’y suivant.
Le paquetage à peine posé, les montures dessellées et abritées, le shérif nous enjoint à rejoindre le service du soir dans la salle de restauration. Nombreuses tables sont occupées par d’autres clients, la plupart sont des voyageurs solitaires. Notre hôte dispose un grand plat entre nous.
— Viande surprise et pommes de terres.
— Quelle surprise ! soupire Maman.
— Ici, la nourriture de Jacques va vous manquer, lui dit le shérif. Mais c’est juste le temps que vous trouviez votre danseuse.
La voix du shérif porte assez pour que des oreilles l’entende. Par son choix de mot, il nous fait comprendre que nous ne devons pas parler de notre premier but entre ces murs. Maman demande pour faire la conversation :
— Sinon ? Tout le monde est bien installé ?
— J’aurais aimé partager une chambre avec une personne avec plus de cheveux, glisse Léonie. Mais je sais que je n’ai rien à craindre avec un cul de jatte.
— Je suis très respectueux, promet Jésus.
— Si tu veux, tu peux dormir avec Maman, dis-je.
— Comme au bon vieux temps, sourit Jésus, où la Punaise s’allongeait nue sous ma fenêtre et me posait des questions en faisant jouer son bracelet.
— Je pensais plutôt aller dormir avec les garçons.
Les jumeaux rougissent brutalement, dissimulant leur malaise derrière un sourire amusé. Leur père esquisse un sourire puis les observe en me répondant :
— Tu n’arriveras à rien avec eux, ce sont des romantiques. Ils rêvent de perdre leur pucelage avec la femme de leur vie, pas avec une catin.
— Papa ! protestent-ils en chœur.
— Quand vous aurez quelques années, vous regretterez de ne pas vous être amusés. Je suis certain qu’elle vous fera un prix de groupe.
Maman, au lieu de se choquer comme elle l’avait fait au château du Rocher, cache sa bouche pour ne pas que je la vois rire. Le shérif me défie du regard. J’ai l’impression qu’il me brocarde, mais je n’en suis pas certaine. Ma mère se pince les lèvres. Je réplique en colère en reprenant une expression de Jacques :
— Vous êtes prêt à payer combien pour que je les déniaise ?
Il me tend la main :
— Quelle est ton offre ?
Ne sachant comment rebondir, je me défile :
— Je vais y réfléchir.
— Chérie, sourit Maman. Il te charrie.
Il se redresse sur sa chaise en prenant la pince à viande et ajoute avec un sourire :
— La question, quel que soit le prix, c’est comment les y convaincre ?
Les jumeaux restent silencieux et il fait un clin d’œil à ma mère en lui proposant :
— Je vous sers ?
Décidée à me venger, je réponds :
— Pourquoi vous, vous ne faites pas chambre commune avec ma mère ?
— Fanny, s’il te plaît, me rétorque Maman.
— Ce serait inconvenant, murmure Daniel à son frère qui acquiesce discrètement.
Le shérif remplit son assiette et s’adosse en torpillant ses fils des yeux. Il ne leur demande pas la raison de leur avis, mais leur fait bien comprendre qu’il les a entendus. Il fait glisser la pince sur le rebord du plat vers eux. Urbain se redresse et sert alors Léonie, Jésus et moi. Maman change le sujet :
— Il y a des danseuses asiatiques ?
Le shérif nous indique que nous aurions plus de facilité de trouver une esclave de maison brisée qu’une danseuse exercée. Les personnes aux yeux bridés ne sont pas inconnues à Versailles, mais souvent, elles sont issues de milieux très modestes.
La nuit est vite tombée avec le ciel gris. Dans l’obscurité de la chambre, je ne parviens pas à dormir. Les ronflements de Jésus me parviennent depuis l’autre côté du couloir malgré les portes fermées. Je pense à Alpha, dehors quelque part en train de chasser son dîner, en espérant qu’il ne se soit pas fait attraper. Je songe aux jumeaux que j’aurais pu rejoindre si cette conversation ne m’avait pas refroidie. Maman murmure :
— Fanny ? Tu dors ?
Son poids quitte le lit sans attendre la réponse, alors je choisis de faire mine d’être assoupie, et ferme les paupières. La porte grince, les ronflements de Jésus augmentent. Maman murmure à Cadeau :
— Reste ici.
La porte se referme en douceur. J’attends quelques secondes avant de me lever, le pas léger, et j’entrouvre la porte. La lueur du téléphone portable de Maman disparaît au bout du couloir, et la porte du shérif se referme. Je laisse mon œil glisser sur le sol. Il s’approche de la porte, captant des voix. J’essaie de comprendre les sons qui vibrent, sans y parvenir. Je me recouche tandis que mon œil détecte des lueurs de portables, comme s’ils regardaient une vidéo. Pourtant me dis-je, elle ne doit pas capter Netflix. Je rappelle mon œil par la pensée, et le laisse grimper sur mon bras pour retourner, tout lisse et visqueux dans mon nombril.
Lorsque Maman revient, je fais semblant d’être profondément endormie. Je préfère attendre demain et envoyer mon œil pour satisfaire ma curiosité, si elle recommence.
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