98. Inquisition (partie 1/3)
Je me réveille lorsque les pas de Maman grincent. Je sens mon œil, ramper sous les draps, enrouler mes cuisses de ses tentacules pour gagner mon ventre. Il appuie sur mon nombril pour forcer le passage, puis ses membres l’y suivent. Il se retourne, s’étend en moi. Maman ne revient pas dans le lit. Elle pousse les volets :
— Il va bientôt faire jour, ma chérie.
— Mmm. Tu peux sortir Cadeau ?
— Faut d’abord que je fasse une toilette.
Je soupire en m’asseyant sur le lit. Elle tourne la tête vers moi :
— Tu as bien dormi ?
J’hésite à lui dire que j’ai dormi seule. Elle s’accroupit au-dessus de la bassine et lâche :
— J’aurais dû lui imposer le préservatif.
— Fuck ! T’es dégueulasse ! — Je me lève. — Viens Cadeau !
— Quoi ? T’as bien vu que je n’ai pas dormi avec toi.
— Mais je n’ai pas besoin de savoir que ça te dégouline de la chatte !
— Petite nature !
Elle rit alors que je quitte la chambre en colère, juste vêtue de mon t-shirt de nuit. Je descends les escaliers et ouvre la porte à Cadeau. Marmiton dresse les oreilles en m’apercevant. Un client de l’hôtel que fait entrer l’hôtelier tourne la tête vers-moi et reluque mes jambes. Voyant que je le regarde, il sourit. L’ancien bandit le retient du bras :
— Ce n’est pas une bonne idée.
L’homme se dégage et approche.
— Bonjour, Madame.
— Bonjour Monsieur, réponds-je froidement.
— Quel ton glacial pour quelqu’un qui n’a pas froid aux jambes.
— Je fais prendre l’air à mon coyote.
Il tourne la tête et sourit :
— Moi aussi j’aime faire prendre l’air à mon coyote.
Il essaie de soulever mon t-shirt. Je chasse sa main. Aussitôt, il me gifle et me plaque au mur. Sa main m’agrippe l’entrecuisse. Marmiton galope vers nous, lui attrape l’épaule et l’envoie voler, hurlant, contre le mur. L’homme se redresse, l’épaule en sang. Cadeau se place entre mes jambes en grognant. Je m’agace :
— C’est trop tard ! Rentre !
Je pousse la porte sans lâcher mon agresseur du regard et me heurte au shérif et accoure, pistolet à la main. Il me regarde froidement :
— Va t’habiller.
L’homme semble connaître le shérif car il a les yeux exorbités de peur. Je remonte les marches deux par deux, suivie par mon demi-coyote. Maman a revêtu sa robe.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Rien. Un malotru. Je n’aurai pas dû descendre habillée comme ça. Heureusement que Marmiton est intervenu, parce que Cadeau, il a deux de tens’.
— Ah !
— Il te l’a chopé par l’épaule, et il l’a fait voler !
— C’est dans ses gênes. Jacques m’a dit qu’il vient d’un élevage de gardiens de moutons.
Je récupère mon pantalon et ma chemise dans ma valise. Ras-le-bol de la robe. Maman me précède dans le couloir et, croisant Jésus elle lui demande :
— Marmiton est bien issu d’un élevage de gardiens de moutons ?
— Oui. Mais, lui, il était destiné à faire de saucisson, quand Emmanuel l’a récupéré.
Je me botte, puis les rejoins. Urbain me demande :
— Ça va ?
— Votre père est plus rapide que vous.
— Ça c’est bien vrai, me dit Maman. Je veux dire, à prendre une décision.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demande Daniel.
— Un malotru, un peu plus entreprenant que vous, répliqué-je.
Les deux garçons échangent un regard gêné. Nous descendons les escaliers au rythme de Jésus, Léonie s’approche de mon dos dans les marches et me murmure :
— Si tu veux, je lui coupe les bourses.
— Je pense qu’il a eu ce qu’il méritait.
Nous parvenons à la salle à manger, et nous installons à table. Le shérif revient et s’installe à côté de Maman.
— Dis à ta fille de s’habiller convenablement quand elle est en public.
— Je pense qu’elle a compris la leçon.
Il lève son couteau vers moi :
— Pas de ça quand on sera revenus dans ma ville.
Les deux garçons baissent les yeux. Avec cet incident Urbain voudra moins être vu avec moi. Me voilà déjà en froid avec mon beau-père. Je réponds :
— Oui.
Le petit-déjeuner passé, Maman, Jésus et moi, remontons les rues animées de Versailles. Le ciel est un peu grisé, alors les gens vont tous à leur petit pari sur la durée de la pluie. Maman commente :
— J’aime bien quand même cette ambiance.
— Je préfère Saint-Vaast.
— Ici, malgré les affiches, personne ne nous regarde comme si on avait fait enter le diable dans leur foyer.
— C’est vrai.
La capitale brasse une telle population que les commerçants sont habitués au passage d’étrangers. Leur regard ne s’attarde jamais sur nous.
— J’achèterais bien un souvenir.
Elle ralentit sa jument et observe des tableaux abrités derrière une fenêtre. Un homme maigre et âgé dont on devine les difficultés à vivre de son art, sort aussitôt la tête.
— Venez visiter, Madame !
— Maman, on n’a pas le temps. Perrette va nous attendre.
— Et surtout, un tableau nous encombrera, ajoute Jésus.
— C’est vrai, admet Maman. Nous passerons à notre retour de voyage.
— Et bien je vous attendrai, Madame. Bon voyage.
— Merci.
Je talonne Marmiton qui a repéré un étal de fruits.
— Allez ! Avance ! Je sais ce que tu veux, mais c’est comme pour Maman, c’est non !
Maman rit :
— Fanny ! Prends le temps ! Achète-lui une pomme.
— Après ce que tu as fait ce matin, c’est vrai que tu le mérites, reconnais-je.
Je glisse de selle pour m’avancer vers la commerçante.
— Bonjour Madame. Trois pommes s’il vous plait.
Maman descend de Questche à son tour. Je donne une pomme à chacune de nos montures et Maman me dit :
— Je propose que nous continuions à pied.
Je réduis la laisse de Cadeau en l’entourant autour de ma main et tire sur les rênes de Marmiton.
— C’est pour te faire plaisir, Maman.
— Allez ! Profite !
— J’ai toute la journée pour profiter, après que j’ai remis la lettre à Perrette.
— Perrette va nous attendre. Ce n’est pas une fille du vingt-et-unième siècle.
— C’est vrai.
Nous flânons en remontant la dernière rue en direction du théâtre. Il y a moins de monde, car ce sont majoritairement des habitations qui la composent. Soudain, Jésus s’exclame :
— Cornegidouille !
Il se couche sur l’encolure de Mirabelle. Etonnée je tourne un œil vers lui avant de fendre la foule du regard. Devant le porche, le gros Henri-Xavier Bonneau escorte une nonne et quatre soldats de l’église. Même s’il m’est impossible de voir les détails de son tatouage morbide, je reconnais la silhouette émaciée du bourreau qui accompagnait la Mère Suprême dans la salle de torture.
— Fuck !
Je tire Marmiton pour me cacher derrière lui, le cœur malmené dans ses propres pulsations. Lisant la peur dans mon regard, Maman demande inquiète :
— Qu’y a-t-il ?
— C’est la nonne qui voulait m’enfoncer un gode clouté dans la chatte.
— Hein ?
— L’inquisitrice de la Cité Pieuse, précise Jésus à voix basse.
— Mais qu’est-ce qu’elle fait là ? couiné-je.
— Elle enquête, répond Jésus. C’est certain qu’elle est sur nos traces.
— Mais pourquoi maintenant ?
— Parce que nous avons quitté Saint-Vaast. Nous ne sommes plus sur le territoire du shérif, et nous voyageons avec Léonie. Et je mange le reste de mes jambes si la mort de de Ribaucourt n’est pas parvenue à leurs oreilles.
— Si elle va à la cathédrale, Léonie est piégée.
— Bonjour ! s’exclame une voix enjouée.
Nous sursautons tous les trois avant de réaliser qu’il s’agit de Perrette. Surprise de nos airs tendus, elle demande :
— Y a-t-il un souci ?
— La gendarmerie ne veut pas que nous recrutions, répond aussitôt Jésus. Nous avons été chassés du théâtre.
— Quelle chance que je sois venue hier.
Je sors la lettre et m’aperçois que ma main tremble. J’essaie de respirer lentement en la tendant. Ma mère parle pour moi :
— Voici un courrier à remettre à Jacques Tardif, le propriétaire du Païen. Il fait un peu bourru, mais il a le cœur sur la main.
Perrette se saisit du courrier. Je sors des billets de mon porte-monnaie et ajoute :
— De quoi payer le train. Nous, nous allons essayer de trouver d’autres filles dans des villes voisines.
— Je pense qu’à Lutèce ou qu’à la Butte-Morose, vous trouverez des femmes prêtes à ce genre d’aventure.
— Merci du conseil.
Je jette un œil sous l’encolure de Marmiton pour voir l’inquisitrice s’éloigner. Je me détends un peu et propose :
— Si nous retrouvions Léonie, et que nous suivions les conseils de Perrette.
— Bonne idée, acquiesce Jésus.
— Nous serons de retour à Saint-Vaast d’ici quelques jours, promet Maman à notre nouvelle recrue.
Elle s’incline légèrement, et nous commençons à redescendre la rue. Versailles est vaste, mais les églises et leurs grandes tours carrées se repèrent de loin. Maman me demande :
— Tu crois que le monstre est venu ?
— Alpha ? Je n’en sais rien. Je ne peux le voir qu’avec mon œil-parasite et je suis toujours habillée.
Nous parvenons à la place de la cathédrale. Une grande fontaine en bronze domine au centre. Ève est attachée sur la roue et l’eau ruisselle de ses yeux. À ses pieds, une foule suppliante, les paumes vers le ciel, recueille les larmes Maman commente :
— Comme c’est gai !
Ma mâchoire se serre aux souvenirs des deux fois où j’ai été accrochée à une roue. L’Église se serre du supplice de leur propre martyre pour traiter ses ennemis, c’est cynique. Jésus du haut de son cheval n’a pas vu mon visage se fermer et il dit :
— Ça rappelle des souvenirs. Hein, la Punaise ?
— Trop.
Revoir l’inquisitrice a ravivé une peur viscérale, celle qui m’avait fait juré de ne jamais remettre les pieds dans ce monde. Je réalise qu’en sortant de son château pour moi, Léonie ressent la même chose de manière décuplée. Maman me dit :
— Ses bottes sont à l’entrée de la cathédrale.
— Il faut se déchausser pour entrer.
— Je vais la chercher.
Je donne mon acceptation et regarde Maman s’éloigner vers l’antre du mal. Même s’il y a aucune raison qu’il lui arrive malheur, mon ventre se serre.
Le shérif et les jumeaux arrivent sur leurs chevaux. Il s’étonne :
— Que faites-vous là ?
— L’inquisitrice de la Cité Pieuse est sur nos traces. Maman est partie prévenir Léonie.
Le shérif s’adresse à ses fils :
— Vous rentrez à Lutèce, et vous restez à l’hôtel.
Leur regard suffit à dire oui. Léonie ressort, les bras tenus par Maman, la canne balayant devant elles. Une fois bottées, elles nous rejoignent et Léonie articule :
— Il faut agir ce soir.
— En effet, admet amèrement le shérif. Il faut trouver l’emplacement des clés, agir et déguerpir. On oublie le train. On rejoindra Puy-Indompté à cheval.
— J’ai laissé un œil à l’intérieur.
— Fanny, tu devrais me remettre le tien, je le déposerai à la résidence de l’évêque. Il ne faut pas que vous soyez vus en train de tourner dans le quartier chic.
Il ouvre une bourse en se rapprochant de nous. Je déboutonne discrètement le centre de ma robe et laisse filer mon œil. Jésus se penche de son cheval, et cache son œil d’une main le temps qu’il tombe dans la sacoche. Je lui dis :
— Mais Jésus, tu ne verras plus rien.
— À deux, ils ont plus de chance de trouver
Le shérif referme la bourse et d’un signe de tête, nous ordonne de nous séparer. J’enfourche Marmiton, détends la laisse de Cadeau, puis nous suivons les jumeaux. En regardant la population sereine, les commerçants souriants, je me demande ce que je fais là. La présence de l’inquisitrice rappelle le pire auquel j’ai échappé. Et je reviens dans ce monde, comme si je n’en avais pas eu assez. La jeunesse éternelle me parait presque futile. En regardant les deux cavaliers qui ouvrent la route, je m’en veux de les entraîner là-dedans pour une quête égoïste. Et en même temps, leur présence me fait sentir un peu plus en sécurité.
Nos sabots retrouvent la route de terre menant à Lutèce. Le ciel reste menaçant sans pleuvoir. Aux abords de l’hôtel, pas de soldat èvanique. Nous faisons le tour par l’enclos et dessellons nos chevaux. Je bouchonne le pelage de Marmiton avec une poignée de paille en réfléchissant la situation qui nous échappe.
Maman ayant libéré Quetsche, elle me demande :
— Ça va, ma chérie ?
— Ouais.
— Quand t’es câline avec ton âne ou avec ton chien, je sais que quelque chose te tracasse.
— Juste le souvenir d’une frayeur.
— Laquelle ?
— Celle d’avoir la chatte labourée en sang.
Elle passe sa main dans mes cheveux et questionne :
— Tu veux rebrousser chemin ?
— Non. Juste, je m’en veux de t’avoir laissée m’accompagner. Je n’ai pas envie qu’il t’arrive ce genre de truc.
Elle m’embrasse sur la tempe et elle me sourit :
— Je suis assez grande pour prendre mes décisions. Allez viens, ma chérie.
Elle détache la laisse de Cadeau, et je les suis à l’intérieur de l’hôtel. Daniel et Urbain nous y attendent. Je remonte les marches, le pas lourd, et ils me suivent, comme deux gardes du corps. J’entre dans ma chambre, sans fermer la porte. Je me jette sur le lit, sur le dos et regarde le plafond en soupirant. Je tente une connexion avec mon œil, mais il est toujours dans le noir.
Après hésitation un des deux frères entre et s’assoit sur le lit. Je pose sur lui un regard curieux pour identifier Urbain. Il me demande :
— Ça va ?
— Oui.
— T’es moins bavarde que d’ordinaire.
— Pourquoi je serais bavarde avec vous ? Vous êtes distants comme si j’étais pestiférée.
— Nous voulions être tes amis sans…
— Sans quoi ?
— Sans te blesser.
— Sans me blesser ou sans me baiser ?
— Ce n’est pas ainsi que nous voyons les femmes, Daniel et moi. Nous avons trop de respect pour toi.
Je me redresse et pointe mon index sur sa chemise.
— Me snober, ça c’est me manquer de respect ! Ne me parle pas de respect quand tout ce qui vous importe c’est ce que les gens diront de vous s’ils vous voient avec moi. Moi je veux juste des câlins, des regards, des sourires ! Juste que vous ne me traitiez pas comme une merde parce que… parce que… Va-t-en ! Va-t-en ! Sérieux !
Il se retire. Je pose mon menton au creux de ma main et regarde la fenêtre sale. On s’assoit à côté de moi. L’oreille abîmée m’indique que Daniel prend le relai.
— Si c’est pour dire les mêmes conneries que ton frère, tu peux lever ton cul.
— Comme nous ne prendrons pas le train, et que je ne sais pas comment cette histoire va finir, je me suis dit que je n’aurais peut-être pas le droit de te sentir blottie contre moi.
Je suis surprise qu’il soit plus entreprenant, mais ça me réchauffe le cœur. Je prends son bras et le passe par-dessus mon épaule. Je garde ses doigts entre les miens. Il dit :
— Il en coûte à Urbain que tu sois fâchée après nous.
— C’est vous qui êtes fâchés après moi, nuance. Moi je fais tout pour retrouver cette ambiance qu’on avait quand votre père n’était pas là.
— Tu sais qu’il est fou de toi ?
— Ton père ?
— Non, pouffe-t-il. Mon frère.
— Et toi ?
— Je ne sais pas sur quel pied danser. Tu as tout ce que j’admire chez une femme. Tu es courageuse, tu es une entrepreneuse, tu croques la vie à pleine dents. Mais si je t’ouvre mon cœur, comment pourrais-je supporter de te voir danser nue devant d’autres hommes ? C’est tout le paradoxe. C’est cette liberté qui fait celle que tu es et qui me séduit.
— Il faut juste vous ôter l’idée qu’une femme vous appartient à partir du jour où vous lui avez dit « je t’aime. »
— C’est plus complexe que ça. Si un jour tu as des enfants, quel regard porteront-ils sur toi ?
Je retire son bras et le regarde droit dans les yeux.
— Le ventre d’une femme n’appartient qu’à elle-même. Je vais mettre les choses au clair. Je ne veux pas d’enfant. Et le jour où, peut-être, j’en voudrais un, ça ne changera rien. Il grandira l’esprit ouvert.
Il baisse les yeux. Je ne lui dis pas que de toute manière, une fois la jeunesse éternelle coulant dans mes veines, la question ne se posera plus. Je suis trop énervée. À vouloir me réconforter, ils ne font que gâcher davantage cette journée. Je conclus :
— Je pensais vivre dans votre monde plutôt que dans le mien. Mais dans mon monde, tant que je cache mon œil, au moins, je pourrais trouver des hommes qui acceptent ma passion.
Il opine du menton et se lève. Je me rallonge en le regardant sortir et je crie à pleine voix :
— En plus, chez moi, ils s’épilent les couilles !
J’entends Maman rire. Elle ferme la porte, me laissant seule avec Cadeau. Je l’invite à monter sur le lit. Il pose son museau sur ma cuisse pendant que je lui caresse la tête. Il met du temps à réagir quand je me fais agresser, mais il sent à chaque fois que j’ai un coup de blues.
Midi arrive, la porte s’ouvre. La voix de Léonie me dit :
— Ta maman suggère une taverne à l’entrée de Lutèce.
Je me lève et m’approche. Elle passe sa main dans mes cheveux et la seconde sur ma joue.
— Ça va, ma belle ?
— Un peu comme toi, j’imagine.
— Moi ? Je suis pleine d’espoir. La panthère vient d’éconduire les deux lionceaux de Saint-Vaast.
J’ai envie de l’envoyer balader, mais c’est la seule à pouvoir nous conduire à la jeunesse éternelle. Je pose un baiser sur ses lèvres, puis descends les escaliers. Jésus, Maman et les jumeaux m’attendent.
— Allez, sortons ! suggère Maman.
Nous partons à pieds.
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