105. Second assaut
La soirée se poursuit alors que la plupart des tables se vide. Au retour de Maman et du shérif, il ne reste que les huit officiers militaires. Ma mère et mon hypothétique beau-père s’assoient tous les deux.
— À vous, Léonie, dit Maman.
Comme elle a mis un certain temps, je me moque :
— Il reste de braises ?
— Oui. J’ai suivi tes conseils pour garder l’eau propre.
Je le lui tends mon broc encore au quart rempli :
— Tiens, pour faire passe le goût.
Le shérif comprenant la discussion, me torpille du regard. Je le soutiens et rétorque :
— Faites pas le genre choqué de celui qui n’a pas aimé.
— Il y a des discussions qui n’ont pas leur place autour d’une table.
— On dirait un Èvanique.
— Les Èvaniques ont des défauts, mais ils savent ce qui convient de rester dans l’intimité, et je partage ce savoir-vivre.
— Vous avez au moins trempé la langue pour rendre la pareille ?
— Fanny, s’agace Maman. Ça suffit.
Je tourne ma langue dans ma bouche, le shérif s’adosse avec satisfaction. Ma mère me fait un clin d’œil. J’hésite à rebondir, puis je présente mes excuses :
— Je voulais juste m’assurer que vous aviez la galanterie à laquelle mérite Maman. Je vais essayer d’être plus conformes aux vos mœurs arrié… pudiques.
Sous la table, je passe mes mains sur les jambes de mes amants. Brièvement, je perçois une érection commune qui m’indique qu’ils ne sont pas prêts d’oublier leur initiation. Ce soir, nous nous isolerons dans le foin d’un box pour passer la nuit.
— Delta ! s’exclame Jésus.
Je sursaute. Léonie se dresse comme un diable et Jésus se jette sur moi. Je tombe à la renverse alors que le bras de la créature invisible heurte la table. En robe, je suis comme aveugle. Le shérif projette une poignée de magnésie. Delta s’enfuit aussitôt, le profil blanc dévoilé aux yeux des officiers immobiles.
Pistolets hors des étuis, les jumeaux se placent entre moi et la porte du couloir menant aux chambres.
— C’était quoi, ça ? demande le plus gradé des officiers.
— C’était une abomination, mon colonel, répond le shérif. Une créature commandée par l’Église au travers de rituels païens. J’ai besoin d’homme courageux pour la traquer. Les jumeaux, vous protégez les femmes et l’Estropié. La Punaise, tu enlèves ta robe, et tu guettes. Léonie, vous nous ouvrez la route.
Tremblant encore de la soudaineté de l’attaque, je ne réagis pas. Les soldats dégainent leurs pistolets. Le shérif place Léonie en tête de leur groupe, plonge la main dans son sac de magnésie et garde le poing armé sur l’épaule de la sorcière. Percevant l’étonnement des soldats, le shérif déclare :
— L’aveugle ressent la bête.
Léonie s’avance dans le couloir. Le tavernier a disparu derrière son comptoir. Les jumeaux ouvrent leur sac de magnésie sur la table. Sans arme pour me défendre, je ne peux compter que sur les garçons. Je plonge mes mains dans un de leurs sacs de magnésie.
Des cris d’hommes retentissent. Des coups de feu suivent. Delta surgit par la porte d’où elle est partie. Elle lâche un cri de rage, les garçons qui ne discernent que quelques traces de magnésie tirent. Elle se jette vers l’entrée alors que je lance la magnésie sans l’atteindre. Le shérif et le colonel surgissent avec cinq hommes blessés. Il crie :
— Carole, occupez-vous de Léonie et des deux blessés. Nous allons la traquer. Jésus, tu montes la garde. La Punaise, ôte ta robe, on a besoin de ton œil. Les garçons vous venez.
Je dénoue mon corset à la hâte et abaisse ma robe jusqu’aux hanches. Mon nombril s’ouvre. Jésus me tend son pistolet que je refuse :
— Il faut que tu protèges Maman. Je vais chercher le mien.
— Dépêche-toi, m’ordonne le shérif.
Je cours jusqu’aux écuries. Je récupère mon ceinturon avec mon révolver, le place de façon à ce qu’il maintienne ma robe, puis je reviens en courant. Le shérif me fait signe de passer devant et dit au soldat :
— Oubliez ses miches et restez concentrés. Tavernier, fermez les portes à double-tour de tous les côtés.
Je m’avance dans la rue en tenant le pistolet à deux mains. Les jumeaux restent groupés derrière-moi et leurs mires pointent là où la mienne porte. La rue illuminée par la lune, et il me semble impossible de savoir où elle est passée jusqu’à ce que j’observe un petite goutte couleur essence sur un caillou. Je m’accroupis et en couvre mon doigt. Mes yeux normaux ne perçoivent rien.
— Elle saigne, dis-je.
— Avec ce qu’on a tiré, il fallait bien que l’un de nous la touche, commente le colonel.
Je cherche d’autres traces, mais soit la terre a bu son sang, soit elle ne saigne pas assez. J’avance à pas prudents dans la direction qu’elle aurait pu prendre. Le shérif, ses fils et les militaires me suivent sans un mot, faisant confiance total en mon troisième œil. Des badauds aux fenêtres nous observent. Je me demande quel est l’objectif de Delta. Tuer Léonie ou moi ? Si c’est la sorcière qu’elle veut, elle va retourner sur ses pas.
— Peut-être qu’on devrait retourner à l’auberge, dis-je.
— Tu l’as perdue ? demande le shérif.
— Je ne vois aucune trace de sang.
— Elle est peut-être loin de la ville, suggère Urbain.
— Non, répond Daniel. Elle nous a rattrapés, elle a dû voyager vite, elle doit être exténuée.
— C’est surtout un pantin de l’Église, grogne leur père. Son maître ou sa maîtresse voyage certainement avec. Si j’étais un monstre, habitué à être invisible, je me terrerais dans l’obscurité. Fanny, avance vers la ruelle.
Je m’avance vers les deux bâtisses presque collées l’un à l’autre. Mon œil discerne sur l’angle de pierre une trace sombre que mes autres yeux ne perçoivent pas.
— Bonne piste.
Mes épaules rasent les murs. Urbain et Daniel se retrouvent en file indienne. J’arrive à la rue suivante. Soudain, Delta surgit en brandissant son bras. Je recule en heurtant un des jumeaux. Le bras fracasse la pierre. Je tire. Ma balle traverse le ventre de Delta qui recule. Le shérif et un des jumeaux lance de la magnésie. Les boules éclatent sur mes épaules et mes cheveux, mais aucune n’atteint la fuyarde. Je surgis à l’angle du mur. Delta a disparu.
— Fuck ! Elle était là !
J’avance pas après pas sur sa piste. Je perçois quelques trainées de sang sur l’herbe. Ça s’arrête brutalement. Une trace de main sur un arbre indique qu’elle s’est enfuit à travers les bosquets.
— Elle s’est enfuit. Mais je l’ai blessée.
— Peut-être qu’elle va ralentir, espère le shérif. Il faut la buter avant qu’elle se soigne.
J’avance entre les broussailles. Soudain, un cri de soldat nous fait nous retourner. Le bras de Delta est planté à travers le buste de l’un d’eux. Le shérif lance de la magnésie et ouvre le feu. Delta décapite un second soldat avec son autre bras. Les balles la criblent de part et d’autres. Elle tombe en arrière. Le colonel et les trois subalternes qui lui restent s’avancent en tremblant. L’un d’eux psalmodie.
— Dieu tout puissant, protégez-nous.
— Combien y en a-t-il ? demande le colonel.
— À notre connaissance, c’était la dernière de son espèce, répond le shérif.
Un silence s’impose, les visages restent blêmes devant les corps en uniformes. Après cinq minutes, un des officiers me regarde et questionne :
— Et vous êtes une sorcière ?
Le shérif répond à ma place :
— Une nonne chargée de communiquer avec les créatures pour a Cité Pieuse. C’est elle qui nous a prévenues des plans diaboliques la Mère Suprême pour renverser la République. Cette ultime attaque a signé son échec.
— La Présidence est-elle au courant ?
— La Mère Suprême a trop d’influence, nous avons fait profil bas.
— Je viens de perdre trois hommes, et un quatrième est entre la vie et la mort, shérif.
— Alors prenez-les et, demain matin, allez informer la Présidence. Ramenez-leur le corps du monstre pour preuve. Cachez-le bien, car l’inquisitrice de la cité Pieuse est sur nos talons.
— Et vous ?
— Nous allons boucher le puits des enfers avant qu’une autre créature n’en sorte.
— Dans le Sud de la France, ajoute Daniel.
— Nous devrions voir comment va Léonie, ajoute Urbain.
Je remonte ma robe sur mes épaules. Un soldat soulève le corps décapité, un autre pose la tête dans le creux que forme le ventre. Le plus gradé soulève celui qui a été embroché, et le shérif empoigne Delta et la traîne derrière-nous. Nous regagnons la taverne. Léonie est sur la table, une épaule découverte, en train d’être raccommodée par un homme barbu. Il s’arrête en regardant avec stupeur le cadavre à demi-invisible sale de terre, de sang et de magnésie.
— Sainte Ève, protégez-nous.
Je croise le regard de ma mère. L’un des deux soldats restés en arrière a la jambe en sang, le bandage sanguinolent.
— J’ai appelé le médecin de village, indique le tavernier.
— Juste décision, répond le colonel.
— Mais pour votre second…
— Je l’ai vu tomber, je ne m’attendais pas à un miracle… Jamais il n’y a eu de miracle après une bataille.
— Qu’est-ce que c’est que cette créature ? questionne le médecin.
— Un démon, tranche le shérif. Tavernier, un remontant pour tout le monde.
Les derniers encore debout s’assoient, le patron débouche une bouteille de whisky. Le colonel regarde son verre, le cadavre, puis demande poliment.
— Et vous venez d’où ?
Apollinaire, lui fait signe de tête de s’éloigner. Tandis que nous buvons, le shérif et le colonel parlementent dans un coin de la salle. Le shérif aime la discrétion. Il est certain qu’il ne veut pas ramener les ennuis à Saint-Vaast. Si le mensonge raconté nuit aux relations entre l’Eglise et la République, l’avenir peut s’annoncer sombre.
Leur discussion terminée, le médecin emporte les corps avec les autres soldats. Je laisse les chambres libres à Maman et Léonie. Le foin ne me dérange pas. Après une telle soirée, une étreinte tendre et chaste est la seule chose dont j’ai besoin.
Je ne sais pas si Léonie apprécie de ne pas s’être vengée elle-même de la créature qui a tué Alpha. Elle a été plus silencieuse que d’ordinaire. Je revois les visages blêmes des survivants, la peur qui a agité cette nuit. Delta a beau être abattue, je garde le malaise de la soirée dans la peau. Dans l’espace de box, je me blottis entre Daniel et Urbain, aux bras pleins d’affection délicate. J’adore leur odeur !
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