108. Le dernier sentier
Les premières lueurs n’ont pas encore percé le ciel de Puy-Indompté, lorsque le poing du shérif toque. Nul besoin de mot, la sécheresse contre le bois de la porte ordonne pour l’homme. Je n’ai presque pas fermé l’œil de la nuit. Je caresse la main qui est posée sur mon ventre, habitée par un doute : le risque vaut-il la chandelle ?
— Il faut partir avant qu’il fasse jour, murmure un de mes amants.
Mon cerveau veut dire oui, mais mon corps est bien mieux enfoncé entre eux. J’ai enfin trouvé le bonheur, pourquoi m’en séparer ? Une seconde main se pose sur ma cuisse et remonte doucement. Je susurre :
— Ce n’est pas comme ça que tu vas me donner envie de me lever.
Ma quête m’aura rapprochée des jumeaux, est-ce elle qui va m’en éloigner ?
Il se redresse, son frère se lève. Les draps me découvrent et leurs pas font grincer le parquet. Dans la pénombre, je ne sais pas qui est qui. Le premier fait cliquer l’interrupteur, mais la lumière ne s’allume pas. Il craque alors une allumette et allume la lampe à huile. Je reconnais Urbain à sa cicatrice. Daniel déplie la toge de nonne et l’étend à côté de moi sur le lit avant d’y placer mes vêtements. Je lâche une plaisanterie pour masquer mon stress :
— Tu ne me préfères pas nue ?
— Pas forcément. Quoi que pour être honnête : entre nonne et nue, je préfère nue.
— Ce n’est que pour une journée, dit Urbain. Après, tu garderas ta beauté pour les siècles et les siècles.
Il s’assoit sur le lit pour parcourir mon corps du bout des doigts, puis il se penche pour m’embrasser avec l’haleine rance du matin. Je réprime mon dégout, et me lève pour fuir les prolongations. Sans précipitation, la buche sèche, j’enfile mes vêtements avant de glisser la robe par-dessus mes épaules. J’abandonne à contrecœur mon revolver et son ceinturon sur le matelas. Je peux garder le couteau dans son étui à la ceinture sans qu’il ne se voit. Les garçons m’aident à cacher mes cheveux dans la coiffe austère, puis ils s’habillent à leur tour avant que nous quittions la chambre.
Dans le couloir, nos compagnons sont tous prêts. Le shérif fait un évêque convainquant, on croirait que le costume a été taillé sur mesure. Maman et Léonie paraissent soumises dans leurs toges. Jésus semble nager dans sa chemise de garçon d’église. D’un mouvement de tête, le shérif ordonne le départ. Nous retrouvons nos montures en silence, les sellons sans nous adresses la parole, puis nous quittons l’hôtel sans être vus. Le ciel est d’un bleu encore très sombre, aucun moulin ne tourne, aucune lumière ne brille, Puy-Indompté dort toujours. En quelques pas, nous sommes à l’extérieur et nous engageons dans le sentier qui grimpe le flanc de la montagne. Les bruns d’herbes sont blanchis par le gel, je garde mes doigts emmêlés dans le crin de Marmiton. Je regarde les jumeaux qui me répondent par un sourire.
Lorsque le soleil dort la roche et illumine les neiges lointaines, le shérif rompt le silence pour nous permettre une pause délivrance de vessie, et petit-déjeuner frugal. Quelques fruits secs, un morceau de pain, et une gorgée d’eau, puis nous reprenons la route, de plus en plus pentue.
Maman et moi nous accordons à dire que la tenue de nonne ne nous sied pas du tout et que le climat de Saint-Vaast nous manque.
À midi, nous n’avons croisé personne et les premiers amas de neiges tapissent les coins ombragés. Nous faisons une pause en bord de route, tous tournés vers la vallée inondée de soleil. Le panorama est magnifique, les étangs scintillent, les champs et les forêts sont verts. Cadeau est en train de lécher la neige. Maman me dit :
— Il a encore soif.
— C’est la viande séchée de ce matin, elle est trop salée pour lui.
— Si elle n’est pas salée, elle pourrit, répond Urbain.
Je tends ma gamelle de haricots refroidis à Cadeau qui vient tout de suite y tremper le museau.
— Ça va sentir le pet de chacal, rit Daniel.
— Ça va, on est en plein air, le défends-je.
— Tu n’as plus faim ?
— Non.
— Tu vas affaiblir tes muscles, commente le shérif. Tu manques de sommeil, et de…
— Quand nous serons rentrés, l’interromps-je, je retournerai me reposer dans mon monde, et je me taperai un immense burger avec des frites, sans aucune culpabilité.
— Je suis partante, sourit Maman.
— Dès que ton chien a fini, on reprend la route, conclut son amant.
Cadeau donnant le dernier coup de langue, nous nous levons aussitôt.
Le sentier bordé de neige sinue à flanc de montagne. Malgré la chaleur que dégage Marmiton, j’ai les pieds frigorifiés dans mes étriers. L’air est glacial mais plus sec qu’à Saint-Vaast, desséchant les lèvres de chacun jusqu’à les coller entre elles. Pour cette raison, personne ne dit plus un mot depuis plus d’une heure.
Jésus éternue puis renifle. Maman lui dit :
— À vos souhaits.
— Je souhaite marcher pour réchauffer mes pieds gelés.
— Ça va être compliqué à exaucer, me moqué-je.
— C’est l’hiver ou l’été, en enfer ? questionne Jésus.
— Il n’y a pas de saison au Royaume des Opaques, répond Léonie.
— Ça c’est une bonne nouvelle !
Le shérif arrête notre cohorte. Nous sommes à la croisée d’un sentier balisé par un petit panneau qui indique la direction du couvent de Sainte-Gilberte. Le shérif désigne les rocailles à ces fils :
— D’ici vous verrez le danger arriver. Les chevaux seront protégés par là.
— On ne va pas avoir chaud, commente Daniel.
— Si au bout de deux jours, nous ne sommes pas sortis. Redescendez à Puy-Indompté.
Urbain est nerveux et demande :
— Si vous êtes prisonniers…
— Vous verrez la Mère Suprême arriver à Puy-Indompté, tranche Léonie.
— Si je ne reviens pas, c’est que je suis mort, nullement prisonnier, ajoute leur père.
— Et si t’es mort et Fanny prisonnière ?
— Si je n’ai rien pu faire pour elle, vous ne pourrez rien non plus. Elle sait le risque qu’elle a pris en entamant ce voyage.
J’acquiesce sans pouvoir dire un mot, la gorge nouée. Je fais reculer mon âne pour m’approcher des jumeaux. Je serre d’abord Daniel contre moi, l’embrasse langoureusement. Personne n’ose dire un mot :
— Si je ne reviens pas, vous irez sauver Marmiton ?
— Promis, répond Daniel.
Je recule jusqu’à Urbain, et pose ma bouche sur ses lèvres froides. Sa langue trouve la mienne. C’est peut-être notre dernier baiser.
— Allez. A demain, dit-il.
Il ne sourit pas, peinant à croire à ses propres mots. Instinct ou angoisse naturelle ? Je talonne Marmiton puis suis le cheval de leur père, seul cavalier, le dos droit d’arrogance comme tout bon ecclésiastique de son niveau. Marmiton garde les oreilles basses, comme s’il ressentait la gravité du moment. Seul Cadeau semble insouciant, vagabondant d’odeur en odeur. Au loin les murailles grises apparaissent. Le pessimisme commence à atteindre Maman qui souffle :
— Ça ne marchera pas. Les nonnes sont forcément au courant que nous approchons de la région.
— Ce ne sont que des nonnes isolées dans leur couvent, déclare Léonie.
— Mais l’inquisitrice doit se douter…
— Le temps qu’elle envoie des soldats, nous aurons fait l’aller-retour dans le Royaume des Opaques.
— Silence. Vous êtes des nonnes, rappelle le shérif.
— Ils ne nous entendent pas d’ici, quand même, glisse Maman.
— Peut-être nous observent-il à la longue vue, et je me méfie de la manière dont la montagne fait résonner les voix.
Je reste silencieuse, incapable de glisser un mot, priant pour ne pas entraîner ma mère dans un piège. Jésus contemple la vallée. Lui aussi est anormalement silencieux. C’est peut-être la dernière chose qu’il verra.
Annotations
Versions