115. Inauguration (partie 1/4)

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Presque deux mois se sont écoulés depuis mon aventure au lac de la jeunesse éternelle. Les travaux allant de pair avec mon ambition, ils ont pris du retard. À force de regarder ses comptes, Jacques a un peu maigri du visage. Mais, les artisans sont motivés, et les clients impatients. La chorégraphie a été difficile à préparer, mais le perfectionnisme n’ont effrayé ni Lisette, ni Perette. À force de répétitions ardues, elles se sont habituées à la nudité des unes des autres, au contact répété de leur peau, et ont développé une complicité inespérée.

Ce soir, n’en déplaise à l’association des femmes de Saint-Vaast, il y a la queue devant l’enseigne du Païen. Nous avons fait mention de l’inauguration dans tous les journaux alentours. Les jumeaux et les adjoints du shérif maintiennent éloignées les grenouilles de bénitiers et j’ai le cœur qui bat à tout rompre en voyant le soin que les gens ont apporté à leur tenue. Ils sont tous aussi élégants que s’ils se rendaient à une cérémonie religieuse. Jacques descend de l’étage, son costume gris enfilé, bouton de manchettes lustrés. Il me sourit avec fierté :

— Cornegidouille ! Ils ne voudraient pas manquer la première minute du spectacle.

— À force de leur en parler, glisse Jésus depuis son piano.

— J’espère qu’ils ne seront pas déçus, dis-je. Plus l’espérance est grande, plus…

— Fadaise, la Punaise ! rit Jacques. Cette simple petite bizarrerie suffira à leurs yeux.

Je ne porte qu’une robe de mon monde, moulante, noir, sophistiquée, laissant les jambes et les épaules nues. J’échange un regard avec Jésus qui me sourit. Il tire sur son nœud papillon en me faisant un clin d’œil, puis désigne la foule.

Le shérif fait passer les VIP devant les gens, alors Jacques leur ouvre la porte. Je joue nerveusement avec les charms de mon bracelet. J’ai tellement peur de décevoir. Le Maire précède les investisseurs : l’armurier, le tailleur, le proxénète Ernest Paul, le joaillier que je n’ai jamais rencontré. Le gros Henri-Xavier Bonneau ferme la cohorte des invités de marque. Quand la porte se referme, nous isolant à peine du brouhaha extérieur, je m’avance.

Les regards glissent sur ma silhouette. Le Maire lisse ses moustaches, l’œil pétillant de bonheur et me fait un baisemain.

— Ma très chère Fanny !

— Bonsoir, Monsieur le Maire. Comment allez-vous ?

— Comme un charme. C’est le soir où tous les rêves des hommes de Saint-Vaast se réalisent. Et déjà… Déjà, ce que je vois me met en émoi.

Il me désigne d’une main. Jacques rit :

— Je te l’avais dit, la Punaise !

— Ah ! Fanny, Fanny, Fanny, poursuit l’armurier avec sa voix nasillarde. Le temps commençait à me paraître fort long. Même si j’ai pu assister à un lancer de fer à cheval fort sympathique la semaine dernière, c’était vous qu’il me tardait de voir, effeuillée par la musique de Jésus.

— Vous serez récompensé ce soir.

— Votre Maman est-elle revenue ?

— Oui, elle se prépare.

— Elle semble avoir projet de s’installer, glisse Ernest Paul. On dit qu’elle cherche à bâtir.

— Madame Gaultier a mis ses affaires en ordre dans son ancienne ville, et elle va ouvrir un salon de beauté et de détente réservé aux Dames, annonce fièrement le Maire. Nous allons bâtir dans le quartier des Aulnes. Non loin de la gare pour y faire venir des visiteurs de Monfossé, de Port-Briec…

— Vraiment ?

Pour le Maire, que ce soit moi ou ma mère, nous sommes celles qui allons rendre sa ville unique dans le paysage français. Tandis qu’il tente de convaincre le proxénète de la viabilité d’un tel projet, Henri-Xavier Bonneau dévisage la fresque érotique du comptoir, s’attarde sur les tableaux d’ombrages accrochés derrière, puis ose effleurer d’un doigt l’une des nymphes sculptées dans les poutres. Je fais un pas vers lui :

— Monsieur Bonneau. Avez-vous fait bonne route ?

— J’ai voyagé en première classe, donc ce fut assez confortable. Cela faisait longtemps que je n’avais pas pris le train. On se sédentarise vite, lorsqu’on vit dans une ville où on pense tout avoir.

— C’est normal.

— La décoration de votre taverne est d’une audace jamais franchie dans aucun lieu que je connaisse… ou peut-être à une époque plus moyenâgeuse, sans doute.

Sa main se tend vers les Ève tordues de plaisir sur leurs roues, au-dessus des tablées.

— C’est possible. Les us ne font que changer à travers les siècles.

— C’est exact. Il m’est très difficile d’imaginer changer la décoration d’un de mes théâtres, mais nous pourrions en faire un décor de scène…

— Prenez place près de la scène. Nous en rediscuterons quand vous aurez jugé de notre prestation.

Ma mère apparaît, dans une robe sage, échange un regard furtif avec le shérif que seule une personne avisée peut décrypter. Le Maire s’exclame de joie :

— Madame Gaultier !

— Bonsoir, Monsieur le Maire.

Ernest Paul en profite pour s’avancer vers moi. Bien que n’appréciant guère le personnage, je mon montre souriante. Ses yeux suivant chaque ligne de mon vêtement :

— Il faudra me donner le nom de votre tailleur.

— Si seulement, je le savais.

— C’est si léger sur vous, qu’un homme ne peut que tomber amoureux en vous voyant.

— Désir et amour sont deux choses à ne pas confondre.

— Croyez-moi, le désir est mon métier, je sais donc quand c’est bien plus.

— Bien… Je suis flattée. Prenez place avant qu’on ouvre, c’est mon conseil.

Il s’éloigne, me laissant glacée à l’idée qu’il soit amoureux de moi. J’avances vers Jacques au visage rougeaud, qui trépigne sur place.

— Ça va ?

— Oui. Ce serait peut-être bien de les faire rentrer.

— Moi, je suis prête.

— Va rejoindre les filles.

Je lui rends un regard entendu et me dirige vers la scène. Il aboie :

— Allez messieurs ! Prenez place ! La foule s’impatiente, dehors.

Les VIP se dirigent vers l’avant de la scène. Je ferme la herse autour de l’estrade, puis grimpe à l’étage pour rejoindre la loge qui sert de chambre également aux filles. Elles sont prêtes dans leurs costumes, le visage de Marianne est peint de peinture tribale blanche et imaginaire. Mon spectacle joue des clichés et des fantasmes des hommes, comme je n’oserais pas le faire dans mon monde.

— Pas trop le trac ?

— Si, énormément, confie Marianne.

— Je suis mortifiée, ajoute Perette.

— Et toi, Lisette ?

— Je ne suis pas inquiète. Nous avons beaucoup répété, et… même si je trébuche, ils n’en seront que plus ravis.

— Ce n’est pas faux, reconnaît Marianne.

Les pas du public martèlent le parquet. Je détache mon bracelet, ôte ma robe, dévoilant mon soutien-gorge et mon tanga de dentelle noire. Perette me tend ma toge blanche qui couvre mes épaules et tombe jusqu’à mes chevilles. Je passe les élastiques autour de mes gros orteils et entre mes pouces et mes index, afin que la toge reste maintenue dans mes futurs mouvements.

Après quinze minutes, Jacques nous a rejointes par les escaliers côté cuisine. Le souffle un peu court, il nous salue simplement du menton, et descend l’escalier en colimaçon caché derrière le rideau. Mon œil-parasite, resté près du piano, observe le tavernier s’avancer dans la lumière des néons blancs. Une voix dans la foule crie :

— Jacques ! A poil !

— Chaque chose en son temps, rétorque-t-il. Tout le monde est installé ? Bon ! Je ne suis pas aussi bon orateur que le Père La Béraudière, mais je dois quand même vous dire un mot.

Il se racle la gorge. Seul debout au loin, le shérif s’adosse au comptoir.

— Tout d’abord, merci d’être venus endimanchés. Même si c’est pour faire honneur aux filles, je le prends pour moi. D’ailleurs, merci à vous de ma part mais aussi de toute la famille du Païen. On nous a foutu le feu, on a reconstruit, et ça n’aurait pas possible sans votre fidélité. Merci aussi à la générosité de quelques investisseurs audacieux. Ils peuvent se torcher le cul pour que je les cite un à un. Mais, s’il vous plait, des applaudissements pour eux.

Je ris de la désinvolture avec laquelle il s’assoit sur le protocole. J’ignore si le ban d’applaudissement va aux VIP ou à Jacques. Au premiers rang, les concernés ont les yeux qui brillent et les pommettes hautes, flattés de l’honneur, même s’il n’est pas nominatif.

— Je vous souhaite un bon spectacle.

Il disparait derrière le rideau, les gens applaudissent. Jacques me lance un regard :

— C’est bon, j’ai dit merci. Mettez-leurs en plein les mirettes.

Il s’éloigne, la lumière s’éteint, plongeant la taverne dans le noir.

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