118. Inauguration (partie 4/4)

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Nous plaçons le lit de Perette près de la barre de pole-dance, replaçons la fausse bibliothèque, mais de l’autre côté de la scène. La lumière chaude de deux lampes à huiles posées sur la scène simule la nuit. Le néon bleu au-dessus du lit lui donner des couleurs froides. Fatiguée de sa journée et de ses rêves, Perette s’avance face au public, une troisième lampe à la main.

— Miroir, miroir. Je t’en supplie, exauce mes rêves.

Lisette s’avance sur scène pour rejoindre sa maîtresse. Une brosse à la main, elle défait la coiffure, tandis que de mon côté, j’enfile le harnais de cuir qui passe entre ma poitrine et maintient les grandes ailes de chauve-souris dans mon dos. Le cuir est adouci par quelques éléments de dentelle. Marianne enfile le sien et enlève sa culotte. Je lui fais des yeux étonnés, car nous avions convenu qu’elle n’aurait pas à être nue face au public. Elle me sourit et chuchote :

— Je n’ai pas envie d’être la seule à porter des dessous pour le final, et je me sens bien.

— T’es sûre de toi ?

— Pleinement.

Elle me fait signe d’un air apaisé qu’elle se fiche de ce qu’il en dira son père. J’attache mes escarpins, coiffe le serre-tête avec les cornes rouges de diablesse, enfile les longes griffes à chacun de mes doigts et me concentre sur ce que me renvoie mon œil-parasite. Lisette termine de coiffer Perette et desserre le corsage. La robe descend sur les épaules, s’arrête sur les mamelons, et les phalanges de Lisette courent sur les épaules. Perette se détend, expire profondément et laisse la robe glisser sur ses hanches lorsque les mains frêles de la servant glissent sur ses seins. Les mamelons restent cachés aux creux des paumes de Lisette, mais le public demeure absorbé par le spectacle. Jésus entame une berceuse. Lisette se colle au dos de Perette, pétrit la poitrine qui se soulève de désir à chaque inspiration. Perette libère ses hanches, dévoilant un string de dentelle turquoise, caresse les mains de sa servante, puis descend l’une d’elle sur son sous-vêtement. Avec un sourire incendiaire en direction du public, elle écarte l’élastique et descend à l’intérieur. Ce n’était pas du tout prévu dans la chorégraphie. Elle me ressemble dans l’amusement qu’elle a de bousculer ce qui est conventionnel. Elle y trouve une certaine vengeance contre la destinée que lui a imposé le commun des gens. J’ai l’impression qu’elle enfonce réellement son doigt en elle. Elle respecte le timing de la chorégraphie en retirant sa main, puis suce délicatement son majeur, avant de revenir à son rôle et de dire :

— J’en ai tant envie, mais c’est impie, ma fidèle Lisette.

Les mains glissent lentement en révélant les mamelons étirés au public. Lisette recule vers le lit sans jamais tourner le dos au public pour ne pas qu’on voit la déformation de son costume. Perette regarde avec satisfaction les yeux dans la pénombre.

— Bonne nuit, mon beau miroir, fais de beaux rêves.

Elle tourne le dos à ses spectateurs, et regagne d’un pas presque dansant, le lit, tout en ôtant son string. Elle se glisse sous le drap blanc, tend sous sous-vêtement à Lisette :

— Je vais dormir nue, cette nuit. Bonne nuit.

Lisette la prend, s’avance vers les lampes à huiles et les éteint. Jésus joue toujours la berceuse légère alors que Lisette s’est mise en boule sur le parquet, a enfilé ses escarpins, ganté des griffes et coiffé ses cornes. La lumière rouge posée sur le sol vient l’éclairer, la musique prend une harmonie mineure. Alors la robe s’ouvre dans le dos, et les deux grandes ailes de chauve-souris se détendent. Une exclamation admirative parcourt le public. Lisette, les yeux défiant les voyeurs, les deux mains en appui, comme un varan, étend une jambe derrière-elle, comme le dard d’un scorpion. Puis elle tourne le buste vers le plafond, souple comme une serpillère qu’on essorerait. Ses jambes finissent par suivre, ses talons se posent sur le parquet, mais son buste continue à tourner pour refaire face au sol. Son buste revient en arrière, ses ailes se posent sur le sol, ses mains caressent ses cuisses, des genoux aux bassins, puis elle s’assoit, dos au public. Elle tourne la tête vers eux, pendant que ses jambes s’ouvrent progressivement en grand écart. La lumière rouge du parquet s’éteint et c’est celle du mat de pole-dance qui illumine mon corps nu. Dos à mon public, je fais un premier drapeau, puis reviens m’enrouler autour. L’élan provoque le pivot. J’effectue un nouveau mouvement de balancier, tournoie malgré les ailes qui heurtent la barre, puis vient progressivement descendre sur le lit.

La lumière s’éteint et la lumière à l’autre bout de la scène éclaire Marianne qui a remis son déguisement de nonne. Elle défait sa cornette, révèle ses cornes et secoue sa crinière souple et noire sur les notes enivrantes de Jésus. Le piano fait monter les accords, Marianne danse, emportée par le virtuose et arrache brutalement la bure. Les ailes se déploient derrière elle. Le public ivre de joie la siffle. Elle chaloupe vers le bord de l’estrade en roulant des hanches, coiffant sa chevelure, le sourire fier masquant son trac. La lumière à ses pieds se rallument, et Lisette réapparaît dos au public. Sa joue se pose sur la cuisse de Marianne, sa main caresse la jambe la plus s’éloignée, puis je descends du lit et m’avance dans la lumière. Je ne suis plus l’unique danseuse, je suis l’une d’elle. Lisette s’enfuit brutalement, se relevant et tournant autour de Marianne. Elle me fait alors face, un pied en arrière, le torse bombé. Marianne se blottit contre ses ailes, et je viens coller mon corps à celui de Lisette. Au rythme des notes suaves, nos corps ondulent les uns avec les autres. Des bottes dans le public piaffent d’excitation. Nous poursuivons notre danse, tournant toutes les trois dos au public, laissant nos mains glisser sur les fesses des unes et des autres. Nous balançons, puis nous éloignons d’eux pour avancer vers le lit. Marianne et Lisette s’asseoient pour laisser le public apercevoir le corps que le drap blanc épouse. Je saute sur le lit et me penche au-dessus de Perette. J’approche mon visage, nos bouches s’ouvrent et j’exhale. Jésus joue comme si quelque chose de dramatique se produisait. Perette se cabre, ses épaules décollent du matelas, comme si une transe prenait le contrôle de son corps. Je saute vers la barre que j’empoigne, envoie mes pieds en chandelle, enroule mon mollet, puis bascule à nouveau au-dessus du vide, prenant progressivement de la hauteur. Je me recroqueville au-dessus de la scène. Lisette prend ma place sur le lit et s’assoit à califourchon sur les draps. À son tour, elle semble souffler dans la bouche de l’actrice qui se tord de plaisir. Lisette s’enfuit de l’autre côté du lit, et se glisse dessous en tirant sur ses ailes. Marianne monte alors à genoux sur le lit, dominant la jeune femme endormie. Ses bras se lèvent, menaçants, au rythme inquiétant du piano. Perette se tord à nouveau, s’enroule dans ses draps, puis la lumière s’éteint aussi brutalement que le dernier et puissant accord de musique.

Une note, puis une autre, comme des gouttes d’eaux espacées, viennent réveiller la lumière bleue au-dessus du lit. Perette émerge son visage de sous les draps, le front ceint de corne, puis, face au public, elle descend, grandie par des escarpins, uniquement vêtue du harnais passant entre ses seins. Du bout de ses griffes nouvelles, elle caresse ses hanches, son ventre, ses cuisses et s’exclame :

— Libre ! Je suis enfin libre !

La musique s’accélère, le néon rouge s’illumine au niveau du sol. Lisette sort de sous le lit, telle une araignée. Elle de déplace au ras du sol, latéralement d’un côté puis de l’autre tout en se rapprochant. Elle hume la jambe de Perette, puis se dresse et se colle contre mon flanc. Sa main se hasarde délicatement autour du nombril, puis Marianne arrive en tournoyant gracieusement d’un pied dur l’autre. Elle vient à son tour étreindre l’héroïne de l’histoire. La lumière au niveau du mat indique que c’est à mon tour. De quelques envolées aériennes, je pivote autour du mat et reviens sur le sol. Je fais une roue pour me rapprocher, et je viens enlacer le trio. La musique prend des notes de jazz. Nous déposons des petits baiser sur la peau des unes et des autres, et venons nous asseoir. Perette demeure au centre de l’histoire. Lisette dos au publique, referme ses jambes autour de ses hanches. Marianne et moi venons étreindre par le côté l’échine de nos deux camarades. Nos corps dansent les uns avec les autres. Nos caresses ont été chorégraphiées pour être amples, visibles, multiples, pour que nos membres semblent en permanence entrelacés. J’ai voulu ce final érotique, et mn œil-parasite me revoie l’image que nous renvoyons au public. Les bras s’entremêlent en permanence, presque tentaculaires. Les filles semblent fiévreuses, leurs baisers s’échangent sur les cous, les joues, les épaules. Les mains de lisette s’égarent sur mon flanc et ma poitrine. Je suis brûlante, imaginant la fin de soirée avec les garçons. Je ne feins pas le plaisir que j’ai à danser, à humeur l’odeur moite de la peau de mes camarades. Chacune respecte la chorégraphie, chaque baiser, chaque geste fait partie d’un décompte, et il n’en paraît rien depuis l’extérieur. Car même si cela a été répété, ce soir, nous le vivons au plus profond de nous. Les notes s’accélèrent, voluptueuses. Nous posons chacune nos bras en arrière, et laissons nos bassins vivre sensuellement leurs rencontres. Les accords de Jésus s’intensifient, nos ventres se durcissent. Lisette tombe au dos au public, rejette sa tête en arrière, la bouche ouverte. Elle n’avait pas réussi à être aussi expressive jusqu’à ce soir. Nous tombons à notre tour, entremêlons les doigts de nos mains, nos corps en transes. Nos bassins ne sont pas en contacts, comme si des amants imaginaires dos à dos nous honoraient simultanément. La musique me transporte toujours, fait vibrer mon ventre et mes fantasmes. Ultimes accords, violents, nos corps s’agitent, comme lardés par le plaisir, jusqu’à atteindre septième ciel. Dernier accord, puissant, nos muscles se figent, nos respirations s’arrêtent. Puis, légères et apaisantes, les notes vrillent et dansent. Nos bras nous redressent les unes vers les autres. Nous blottissons nos visages, nos bras nous étreignent, puis nous fermons les yeux. La musique redevient progressivement une berceuse, et vient clôturer avec poésie ce simulacre convainquant.

Les lumières s’éteignent les applaudissements et les frappes de bottes sur le plancher résonnent dans toute la taverne. Le cœur battant, l’ouïe étouffée par l’effort, nous nous relevons, nous donnons la main. La lumière blanche inonde la scène, et nous nous inclinons. Les néons au-dessus du public s’allument à leur tour, nous dévoilant la foule compacte, debout en train de nous acclamer. Je regarde Marianne aux pommettes saillantes de bonheur, puis les deux autres filles épuisées. Le bonheur se lit dans leurs yeux humides. Moi, j’ai retrouvé ma place, ce qui me fait vibrer.

Au fond de la salle, mon futur beau-père reste les yeux choqués. Mes deux amants à la porte me font signe du pouce qu’ils ont adoré. Leur sourire me fait chaud au cœur, car cela signifie qu’ils acceptent ma passion. Devant les applaudissements ininterrompus, une vision du futur m’apparaît, image par image. La rumeur se répandra. On se déplacera de toute la France pour visiter le Païen. Et je préparerai un spectacle pour les grands théâtres des grandes villes. Nous rendrons le païen célèbre par ces possibilités d’échanger un verre dans un salon avec une hôtesse à demi-vêtue, par quelques petits spectacles de cabaret amusants et jeux de hasard. Nous n’irons jusqu’à la nudité totale qu’une fois par mois, dans un spectacle chaque fois revisité pour nous assurer la cohue.

Les applaudissements peinent à s’interrompre. Christophe nous amène des chopes d’eau. Perette les saisit une à une, bras tendus au-dessus des pieux de sécurité. Nous buvons, le corps en sueur. L’hystérie ne se calme toujours pas. Henri-Xavier Bonneau demeure assis, incapable de soulever son propre poids, mais les joues rouges et le sourire figé comme l’oncle Picsou quand il voit défiler le pognon.

L’armurier lève la main en se tournant vers la foule, apaise l’ambiance puis proclame :

— Pour fêter cette inauguration exceptionnelle, j’offre ma tournée de bière !

La foule l’acclame. Martine rejoint Jacques derrière son comptoir et l’aide à servir les âmes assoiffées. Je passe mon bras autour des épaules de Marianne et lui dis :

— Quand ton père va l’apprendre.

— Si tu savais comme ça m’est égal. Regarde-les.

J’opine du menton. Perette se tourne vers nous et me dit :

— J’ai… Comment tu dis ? Kiffé ?

— À ce point ?

— Je voyais leurs yeux dans le noir qui ne me lâchaient pas, c’était… J’étais toute puissante.

Lisette opine véhément du menton et nous dit :

— Je suis ivre de cette expérience. Je suis impatiente de la prochaine représentation, et j’ai beaucoup d’idées pour nous améliorer.

— Tant mieux. J’ai plein d’idée pour toi aussi.

J’entrechoque ma chope avec les leurs et nous trinquons à l’eau. Quelqu’un hurle le prénom de Lisette, et elle s’approche des barreaux. L’homme, les yeux humides lui dit combien il est sous son charme. Elle sourit, à la fois gênée et flattée.

Nous posons nos ailes, l’alcool délie les langues des admirateurs qui viennent donner le compliment à leur danseuse préférée. Leurs regards ne se lassent pas, les éclats de rire gras s’échappent dans la rue. Qui pourrait porter plainte pour tapage nocturne quand toute la municipalité et les forces de l’ordre sont là ?

La soirée s’étire avec la nuit, les gens s’éternisent. Marianne discute avec un client fidèle, sans s’être r’habillée, et s’en s’offenser qu’il confonde ses yeux et ses seins. Perette et Lisette, se tiennent par la taille et se trémoussent en riant pour deux garçons qui lui ont donné un billet. Assise contre le lit je m’enivre de cette ambiance, de ce brouhaha qui couvre le piano, du son des verres qui heurtent les tables, du timbre grave de Jacques que je perçois depuis l’autre bout de la pièce.

Derrière mon visage éreinté, je suis heureuse comme jamais. Mon avenir est là, écrit de ma propre main avec brio.

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