Kim Soon ne se laisse pas abattre par cet échec. Un bon scientifique doit apprendre de ses erreurs, ne jamais baisser les bras. Transformer les problèmes en opportunités, se servir des obstacles comme marche-pied.

Sans se démonter, il relance son travail en modifiant des paramètres, mène plusieurs expérimentations de front pour gagner du temps. Dans la couveuse, les oeufs éclosent à la chaîne. Hélas, les créatures, en plus de se révéler non viables, s'éloignent trop du cahier des charges.

Fort de ses échecs, le scientifique comprend qu’il doit remettre en cause son paradigme initial. Quand la pente se révèle trop abrupte, il faut rebrousser chemin et attaquer la montagne sur une autre face. Comme dit l’Altesse Infaillible : l’erreur est humaine, persévérer dans l’erreur mène tout droit aux camps (et ne pas commettre d’erreur est l’apanage du seul Commandeur Suprême).

Kim Soon envisage donc une nouvelle approche : au lieu de laisser les femelles poulpes porter les oeufs, il décide de donner cette responsabilité aux reines-fourmis. Pour ce faire, il est nécessaire d’accroître au préalable la taille des parturientes. Un jeu d’enfant pour le scientifique, qui au bout de quelques générations parvient à produire en série des reines formica sanguinea d’un mètre de long aux mandibules tranchants et au gastre rebondi.

Cette fois, l’audace paie, les résultats sont bien plus probants. Certes, les bébés ne survivent pas plus de quelques minutes et ne présentent pas toutes les spécifications souhaitées, mais Kim Soon sent que le sommet de la montagne n’a jamais été aussi proche (et les camps aussi loin).

Un matin, la Reine R-F169, dont l’abdomen a gonflé de manière spectaculaire, émet des cris stridents. Kim Soon se précipite vers elle et assiste à la ponte d’un oeuf oblong et luisant d’un mètre de diamètre. Le plus gros et le plus régulier jusqu’à présent. Instant magique et plein d’émotion car R-F169, en donnant la vie, a sacrifié la sienne. Elle repose sur le côté, les mandibules couvertes de mousse blanche. La naissance et la mort ne sont que les deux faces d’une même médaille, songe Kim Soon, fataliste. Tout comme la joie et la tristesse.

Par transparence, Kim Soon distingue l’embryon et ses trois coeurs qui palpitent à l’intérieur de la coquille molle. Le futur fourmipoulpe baigne dans un vitellus visqueux orangé et évolue au ralenti, comme en apesanteur. Kim Soon, en nage, s’impatiente de voir éclore FP-438. Pour la première fois, il sait que le potentiel de viabilité de sa créature est important. L’intuition de l’homme de sciences.

Au moment où il s’essuie le front avec son bracelet éponge, la porte de son laboratoire s’ouvre sur le nain habillé en domestique qui déroule son tapis rouge et file se coller dans le coin. Kim Soon, lève des yeux paniqués vers le calendrier dont deux rangées de semaines sont couvertes de croix noires. Deux semaines ont passé depuis la venue du Maître du Temps, il n’a pas vu le temps filer. D’un bond, il se précipite au bout du tapis rouge et constate, en se frottant le menton, que son visage est mangé par une barbe hirsute. Et qu’il est encore en pyjama sous sa blouse. Trop tard.

Il prend une longue inspiration et fixe droit devant lui, prêt à affronter son destin.

Les musiciens pénètrent dans la pièce et la chanteuse s’égosille comme elle peut sur la nouvelle composition du Parolier Céleste :

Gloire au Détenteur de la Vérité

Dieu vivant de l’Orgasmique Virilité

A chaque fois qu’il pète

Sa colère déclenche des tempêtes

D’un seul regard

Vif comme le jaguar

Il peut verser le sang.

Alors soyons obéissants !

Ne lui faisons pas perdre de temps

Il ne sera jamais patient

Gloire au Détenteur de la Vérité !

Le Détenteur de la Vérité s'avance dans la pièce, suivi d’un seul général, l’autre ayant disparu de la circulation dans des circonstances suspectes. Derrière lui, une jeune fille au regard maussade - non allergique, cette fois - remue lentement ses longues plumes d’autruche pour tempérer l’air autour du Maître Incontesté.

Kim Soon tente de se tenir droit malgré la fatigue et le stress. Il retient avec peine un bâillement, son visage s’allonge de manière comique.

Les cheveux collés par la transpiration, les lunettes de travers, il tremble de tout son long et attend que le Détenteur de la Vérité l’éclaire de sa parole divine. Ou le foudroie.