CHAPITRE 8
L’animal déploie un tentacule timide devant la paume ouverte. Le Commandeur Suprême, joueur, chatouille les ventouses du bout des doigts en gloussant, quand tout à coup, deux autres tentacules s’enroulent autour de ses poignets. L’Immense Souverain cherche aussitôt à se dégager, mais le fourmipoulpe resserre son étreinte un peu plus.
Le visage du Commandeur Emprisonné s’empourpre sous l’effet de la peur, de la honte, de l’effort et de la colère : sur la palette des émotions qui entraînent un rougissement cutané, seule la passion amoureuse manque, mais le Divin Guide a-t-il seulement aimé un jour ?
- Vous attendez quoi, bandes d’emplâtres ? Tuez moi cette chose ou c’est moi qui vous tue ! hurle-t-il en tapant du pied.
Après un instant d’hésitation, le général dégaine son arme, la pointe vers la couveuse et tire en direction de la bête. Hélas, la balle ricoche sur la paroi blindée et vient se ficher dans la tête du nain qui s’écroule dans l’indifférence générale, sans comprendre ce drôle de destin qui l’a amené à mourir ici, en livrée de domestique et perruque poudrée.
Le fourmipoulpe pousse un grognement féroce, grimpe se fixer au plafond de la couveuse et entraîne avec lui le Commandeur Suprême dont le corps et le visage se plaquent contre la paroi vitrée. Ses poignets craquent, il hurle de douleur, ses pieds gesticulent dans le vide, à une vingtaine de centimètres du sol, au rythme des insultes et menaces diverses qui sortent de sa bouche déformée.
Kim Soon ne sait pas comment réagir face à cette situation.
- FP-438 ! STOP ! Lâche le Souverain Vénérable ! hurle-t-il, désespéré.
Contre toute attente, le fourmipoulpe obéit à son créateur et détend ses tentacules. Le Souverain Vénérable retombe au sol, s’empresse de retirer ses bras de la couveuse et masse ses poignets douloureux.
Lorsque le scientifique se précipite pour l’aider à se relever, le Commandeur Suprême humilié lui lance une gifle monumentale que le caoutchouc des gants amortit à peine.
- Espèce d’incapable ! Ton monstre a osé s’attaquer au Dieu Vivant ! Tu mérites la mort ! Tous ceux qui ont assisté à cette scène obscène méritent la mort !
Avec un rictus mauvais, il se tourne vers la couveuse, pose les mains sur ses hanches et se calme tout à coup.
- Oh, mais attends, je viens d’avoir une excellente idée, Kim Soon !
- Oui, Joyau Insubmersible ? répond Kim Soon en replaçant ses lunettes brisées sur le bout de son nez.
- Je vais sortir de cette pièce et vous enfermer tous, à double-tour. Toi, tu vas extraire cette sale bestiole de sa boîte. Cette chose s’occupera de vous afin qu’il ne reste aucune trace de ce qui vient de se passer. Une mort rapide est toujours préférable à quelques jours de torture, n’est-ce pas ? Une fois que tout sera fini, j’enverrai mon armée récupérer le fourmipoulpe et constater vos décès. Nul doute qu’une fois maîtrisé, ton monstre fera une arme redoutable.
La chanteuse baisse la tête, résignée.
La fille aux plumes continue de brasser de l’air, le regard vide.
Les musiciens se voient déjà jouer pendant le massacre, comme ceux du Tee-Tanh-Ik, ce paquebot réputé insubmersible qui s'est brisé sur les rochers car l'équipage a refusé d'écouter les instructions du Grand Timonier. Il faut toujours écouter le Grand Timonier.
Le général regarde l’arme qui pend au bout de son bras, une idée confuse germe dans son esprit, où il serait vaguement question d’éliminer le souverain avant qu’il ne soit trop tard, mais il ne parvient pas à trouver la force de creuser sa réflexion. On ne remet pas en question une vie d’embrigadement en un claquement de doigts.
Kim Soon, quant à lui, serre les poings. Tant d’ingratitude et d’injustice le révoltent. Il a obéi aux ordres, le monstre invincible est prêt, il n’a rien à se reprocher.
Perdu pour perdu, il défie le Commandeur Suprême de toutes ses forces :
- Ô, Joyau Etincelant, Source de Vie, Splendeur Cosmique, je me permets de soumettre une humble proposition à votre auguste sagacité. Le fourmipoulpe semble obéir à mes injonctions. Je pourrais vous aider à le dresser. Quant aux personnes qui vous accompagnent, je suis certain qu’elles garderont le silence si vous l’exigez.
La petite assemblée opine du chef et lance des regards humides vers le Maître Insondable, qui, après un court moment de réflexion, s’écrie.
- Jamais ! Jamais je ne laisserai dans la nature des témoins de… de cette… malheureuse affaire ! Vous allez tous crever !
Le Commandeur Suprême se dirige vers la porte, quand un grincement derrière lui le fait sursauter. Il se retourne : à l'aide de ses mandibules acérés, le fourmipoulpe achève de découper un disque de verre dans la paroi de la couveuse. Grâce à une petite pichenette, la chose s'extirpe par le trou et fond sur le Commandeur Pétrifié.
D’un coup sec de mandibule, le fourmipoulpe décapite le Commandeur, qui, subitement, n’a plus rien de suprême et ne commande plus rien du tout. Son corps effectue quelques pas chaloupés vers la sortie, avant de s’effondrer comme un mannequin de chiffon, tandis que sa tête tombe au sol et roule jusqu’aux pieds de la chanteuse, qui pousse un cri strident et s’évanouit.
Les musiciens restent bouche bée, l’archet en l’air, prêts à jouer un Te Deum si on le leur demande.
La fille aux plumes continue de faire de l’air, pour se donner une contenance.
Le général regarde ailleurs en sifflotant, espérant s’assurer ainsi une précieuse invisibilité.
Kim Soon, enfin, est sonné. Il a réussi à créer un monstre doté d’une force et d’une intelligence hors du commun. Il a contribué à tuer l’homme le plus puissant du pays.
Malheureusement pour lui, il n’a pas le temps de l’étudier plus avant, car le fourmipoulpe s’échappe par la porte ouverte.
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