CHAPITRE 19
Assis en position du lotus, au fond de son cachot, Kim Soon médite. Comme dit le proverbe, toute cellule a sa fenêtre : cette lucarne ouvre sur l’âme de l’homme qui y réside. Les occasions de se retrouver seul face à soi-même sont rares et précieuses. La captivité offre cette opportunité, là où la liberté force l’individu à courir dans tous les sens sans prendre le temps de souffler. Certes, le confort est tout relatif et l’air un peu trop humide et salé, mais Kim Soon resterait bien ici quelques temps, tranquille, sans quelqu'un pour lui hurler des ordres ou des menaces de mort, protégé par ces quatres murs, loin des turpitudes du monde. Mais il sait que cette paix relative ne peut pas durer, le monde extérieur finira par se souvenir de lui et le rappeler dans sa course effrénée. A ce moment-là, il devra se tenir prêt et prendre les bonnes décisions.
Soudain, comme pour donner raison à ses sages pensées, la porte de sa cellule s’ouvre. Dans l’encadrement, la mauvaise graine arbore une mine ombrageuse. Kim Soon ouvre un œil, lève la tête et sourit.
- Comme on se retrouve, ironise-t-il. Pour tout vous avouer, je ne pensais pas vous revoir de sitôt. Vous venez partager la cellule avec moi ? C’est exigu, mais je vous ferai une petite place, nous serons bien, là, tous les deux, loin de la folie des hommes, dans cette prison d’Alcatraz que je rêvais de découvrir un jour. Peut-être pas sous cet angle, cependant.
- Hmm… c’est pas drôle… bougonne Badgrass.
- Je plaisantais, mais je vois que vous n’avez par le cœur à rire, ni à rapper d’ailleurs. Je comprends donc que pour les interviews, la gloire et les filles, c’est râpé, n’est-ce pas ?
- On peut dire ça, soupire la mauvaise herbe.
Le jeune homme fait signe au gardien de prendre congé et s’approche du scientifique.
- Bon, j’ai pas de temps à perdre, je suis venu ici pour une mission confidentielle de la plus haute importance, chuchote-t-il en s’assurant que les murs n'ont pas d'oreilles.
- Laissez-moi deviner, persifle Kim Soon en retour. Votre président, dans sa grande sagesse, vous a ordonné de m’obliger à fabriquer un monstre capable de neutraliser le fourmipoulpe, je me trompe ?
Le jeune prévisible baisse des yeux piteux sur ses souliers.
- Comment t’as deviné ? demande-t-il, sincèrement étonné par la vivacité d’esprit du scientifique.
- Je pense que votre chef est un mâle dominant, tout comme l’était le Commandeur Suprême ou votre père hier et tout comme l’est le fourmipoulpe aujourd’hui. L’affrontement est inévitable et comme votre président n’est pas de taille, il aura trouvé la seule solution valable pour vaincre son rival : déléguer le combat.
- Vous pensez que c’est une bonne idée ?
- Bonne, je l’ignore. Folle, c’est probable. Mais je n’ai pas mon mot à dire et vous non plus. Car vous et moi, nous sommes du bambou dont on fait les mâles dominés. La différence entre vous et moi, c’est que vous l’ignorez encore.
Kim Soon se relève et fixe le jeune homme droit dans les yeux. Ce dernier tente de soutenir son regard, mais abandonne rapidement. Le scientifique reprend, de sa voix calme et douce.
- Vous avez naïvement pensé que vous pourriez vous extraire de votre condition d’homme soumis en vous jouant de moi, mais la nature a vite repris ses droits. Vous voilà à nouveau en train d’obéir sous la menace.
- Qui vous dit qu’on me menace ? s’insurge la mauvaise herbe.
- C’est évident, sinon vous auriez déjà pris la poudre d’escampette et vous ne seriez pas ici. Je vous le répète : une fois que vous aurez accepté l’idée que nous sommes pareils tous les deux, vous vivrez apaisé, tout comme moi. Vous vivrez soumis, vous apprendrez à faire la carpette devant les puissants.
Le jeune homme se prend le menton dans la main et tourne en rond dans la cellule, ébranlé, désarçonné. Les mots de Kim Soon résonnent au son de ses expériences passées. Depuis tout petit, il a essayé d’esquiver les ordres pour au final se laisser contraindre par plus fort que lui, faute de courage. Comme cette fois où le maître l’avait appelé au tableau et qu’il s’était figé, debout, les bras en l’air au milieu de l’allée centrale. Lorsqu’après un long silence, le professeur lui avait demandé ce qu’il foutait, il s’était justifié en disant qu’il avait été transformé en arbre par des aliens. On lui avait rétorqué que les arbres ne parlent pas, il s’était résigné à aller au tableau, avait écopé de quatre heures de colle (qu’il n’était pas parvenu à éviter, l’excuse de la mort du grand-père perd de son efficacité après la deuxième fois) en plus de la traditionnelle dérouillée paternelle (prétexter avoir contracté une maladie honteuse n’eut pas l’effet escompté, le père lui octroya une double ration de torgnoles et la mère des cataplasmes de boue).
Le jeune homme essaye pourtant de garder la tête froide. De toute évidence, le scientifique cherche à semer le doute dans son esprit, à le manipuler, à inverser le rapport de forces. Habile. Mais pas question de le laisser faire. Il faut reprendre le contrôle, montrer qui est le plus malin, qui est le patron. Car cette fois-ci, il a les clés en main. Le président lui a donné carte blanche, il est en position de commander. Pas besoin de mentir ou de jouer un rôle. Il représente la nation en danger. Alors, à lui de saisir l’occasion. A lui d’entrer dans la peau du mâle dominant et de prouver au scientifique que sa théorie repose sur du vent. Adieu, la petite frappe boutonneuse, ciao le rappeur à deux balles ! Place au mâle alpha, à la testostérone ! Il pointe Kim Soon d’un doigt rageur et prend sa voix la plus virile, un peu rocailleuse, façon Clint Eastwood.
- Tu vas m’obéir ou je te fais rentrer tout entier dans ton propre trou de balle ! Et crois-moi, y a rien d’moins propre qu’un trou de balle ! inspecteurharryse-t-il sans pouvoir s’empêcher de visualiser cette image étonnante et totalement improvisée.
- Grand bien vous fasse, mon cher ami, je ne compte pas vous désobéir. Je suis servile et je veux le moins d’ennuis possible. J’obéis au maître du moment. Cela dit, vos gesticulations ridicules ne changeront rien à votre nature, vous en prendrez conscience un jour ou l’autre. Ce n’est qu’une question de temps. Croyez-moi, vous allez bientôt devoir rendre des comptes à plus puissant que vous.
- Trêve de bavardage, prisonnier ! le coupe sévèrement le jeune homme, soucieux de s’éloigner de ces considérations savonneuses. De quoi t’as besoin pour fabriquer un nouveau monstre ?
Kim Soon fronce les sourcils, se redresse, replace ses lunettes convenablement sur son nez. Le philosophe laisse la place au scientifique.
- Pendant ma courte captivité, j’ai eu le temps de réfléchir à cette question de monstre alternatif. Venez voir.
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