CHAPITRE 21 (FIN)
Guirlandes de drapeaux américains, accordéons, hôtesses vulgaires dénichées au débotté dans une rue louche, stroboscopes et boules à facettes (de location), blinis au tarama, assiettes en carton et mousseux tiède : le maître de cérémonie Badgrass a mis les petits plats dans les petits, faute de temps (et surtout de compétence).
Une nuée de journalistes et quelques dignitaires du monde entier ont toutefois daigné se déplacer sur le pont du porte-avions fleuron de l’armée américaine, l’USS Saga America. L’ambiance n’est pas à la frousse, probablement car l’organisateur de la fête s’est abstenu d’avertir les invités du danger qu’ils encourent.
Au contraire, l’insouciance règne à bord, de celles qui précèdent ordinairement les événements tragiques.
On attend que le spectacle commence, avec une impatience teintée d’excitation.
Une légère brise d’ouest caresse les visages, soulève les jupes et emporte avec elle les flonflons de l’orchestre. La température est douce, c’est le printemps, la saison des amours, un temps idéal pour vivre. Pour mourir aussi, d’ailleurs, qui aimerait décéder un jour de pluie ?
Des hélicoptères bourdonnent au-dessus du navire, prêts à collecter des images du “Combat du siècle”, autrement appelé par quelques médias cinéphiles : “Méga Fourmipoulpe versus Géant Fourmipoulpe”. On peut reconnaître les logos de la chaîne anglaise BBC (Billevesées, Boulettes & Carabistouilles), ou bien de la française BFM (Bêtises, Fariboles et Mensonges).
En attendant l’affrontement, les cameramen volants se contentent de filmer une frêle embarcation située à une centaine de mètres, sur laquelle se trouvent Kim Soon et le fourmipoulpe nouvelle génération. L’animal ronfle, assommé par un puissant somnifère permettant de le contrôler.
Un talkie-walkie dans la main, Kim Soon attend l’ordre d’injecter les produits qui réveilleront la bête. Avec tendresse, il caresse de son autre main la carapace rugueuse de sa créature, effleure les tentacules gluants et murmure une berceuse réconfortante. Si l’animal a déjà atteint sa taille adulte et en possède toutes les caractéristiques, il n’en demeure pas moins un nouveau-né âgé de quatre jours. Magie des hormones de croissance. Magie de la science. Les dés sont jetés, julecesare-t-il en se demandant si son plan fonctionnera.
Kim Soon lève la tête et place sa main en visière pour observer le porte-avions à contre-jour. Sur le pont, Badgrass scrute l’horizon derrière d’énormes jumelles. C’est lui qui avertira Kim Soon le moment venu, il a tout prévu. Ne manque plus maintenant que le second protagoniste.
Derrière le jeune guetteur, le président apparaît. Il gratifie la vigie d’une généreuse bourrade qui manque de l’envoyer à la baille. Le scientifique lit sur les lèvres la conversation entre les deux hommes.
- C’est le D-Day, gamin. C’est là que les Américains amerrirent.
- Hmm..., répond Badgrass concentré, sans détourner le regard de son objectif.
- De toute façon, mon plan est sans faille, on peut pas se planter ! conclut-il, fier de lui, avant d’ajouter : et si ça foire, le fiasco reposera sur vos épaules, vous êtes un fusible idéal, ah ah ah !
Badgrass déglutit avec difficulté, la salive se fraie difficilement un chemin dans sa gorge asséchée par l’enjeu. Pour la première fois, le doute l’assaille, au pire moment. Il n’a pas le cœur à fanfaronner, l’instant est grave, son avenir se joue aujourd’hui.
Le président s’éloigne sans un mot et enroule son bras autour de la taille d’une jeune blonde, lui octroie son sourire enjôleur numéro sept (babines retroussées sur des gencives douteuses) sous le regard blasé de son épouse.
Tout à coup, Badgrass s’agite et hurle dans le talkie walkie.
- Il arrive ! Il arrive ! Prépare-toi, Kim Soon ! hurle-t-il dans le talkie-walkie avant d’avertir le président de l’imminence du combat.
Au loin, la silhouette grâcieuse du fourmipoulpe se découpe sur l’horizon, noire et inquiétante. Kim Soon plante l’aiguille de sa seringue dans la peau épaisse du nouveau fourmipoulpe dont les yeux injectés de sang bleu s’ouvrent instantanément. Ses tentacules visqueux sont parcourus de spasmes, son abdomen se trémousse, ses antennes frétillent, ses ailes fripées se déploient dans un bruit de voile qui se tend sous l’effet du vent. Lorsque le monstre est prêt, il décolle lentement en direction de son alter ego. Kim Soon, ému regarde sa créature s’éloigner, le vol hésitant se mue en une évolution rapide et maîtrisée.
Sur le porte-avions, les invités enfilent des gilets jaunes fluo (mesure de sécurité imposée par Badgrass. Seul le président français semble mal à l’aise en endossant le sien).
Le gratin se disperse sur les gradins. Les musiciens s’arrêtent de jouer, le président grimpe sur une estrade, s’installe derrière son micro et entame son discours, l’index brandi vers le ciel. Ce qu’il va dire s’annonce important, il détient la vérité et met Dieu à témoin.
- Dans moins de vingt minutes, le monstre que nous avons créé va livrer le plus grand combat de l'histoire de l'humanité. L'humanité... Un mot qui devrait prendre un sens nouveau pour nous aujourd'hui... Ne passons plus notre temps à ne penser qu'à nos petites querelles sans importance. Nous allons être unis dans notre intérêt commun. Peut-être le sort a t-il voulu qu'aujourd'hui soit le 4 juillet…
Un journaliste de LCI (La Chaine Infox) lève le bras et coupe le président.
- Nous sommes le 6 mai, je crois que vous vous trompez !
- Fake news ! hurle le président, avant de reprendre, sans se démonter, d’un ton solennel agrémenté de trémolos. Nous allons une fois de plus devoir défendre notre liberté. Non pas de la tyrannie, de l'oppression, de la persécution... Mais de l'anéantissement. Nous combattons pour notre droit de vivre. D'exister. Et si nous remportons la victoire, le 4 juillet ne sera plus connu comme la fête nationale américaine, mais comme le jour où le monde a déclaré d'une seule voix : Nous n'entrerons pas dans la nuit sans combattre. Nous ne voulons pas disparaître sans nous battre. Nous allons vivre. Nous allons survivre. Aujourd'hui, nous célébrons le jour de notre indépendance.
Badgrass se frappe le front, alors que des applaudissements timides retentissent.
- Hé, mais vous avez pompé votre discours du film Independance Day ! rit-il.
- Fake news ! rétorque le président, rouge de rage. Regardez tous, le monstre arrive, diversionne-t-il en se tournant vers l’animal qui exhibe son hectocotyle triomphant. Et regardez notre fourmipoulpe américain ! Mes chers amis, voici l’arme ultime ! Grâce à elle, grâce à l’Amérique et grâce à moi, nous allons vaincre cette créature diabolique ! Oh, yeah.
- Ça semble dangereux, tout de même, êtes-vous certain que notre sécurité est assurée ? intervient une jeune stagiaire d’une voix tremblante.
- Dieu est avec nous ! élude le président en prenant le ciel à témoin.
Un soupir de soulagement se répand dans les gradins, si Dieu est de leur côté, alors tout va pour le mieux.
Tous les regards convergent alors vers les deux fourmipoulpes qui filent l’un vers l’autre à la vitesse de l’éclair.
Badgrass passe un doigt entre le col de sa chemise et son cou, une goutte de sueur coule dans son dos.
Kim Soon, sur son embarcation, ne cligne plus des yeux, concentré sur l’instant fatidique.
Instant suspendu.
Souffles coupés.
Silence.
Soudain, la collision, brutale, d’une violence inouïe.
Les deux monstres se percutent en plein vol.
Bruit de tonnerre dans le ciel bleu.
Onde de choc.
Les tentacules s’enroulent, les monstres s’enchevêtrent en claquant des mandibules et en poussant des grondements rauques entrecoupés de cris stridents et de glougloutements. Des étincelles crépitent à la surface des carapaces luisantes, il devient vite impossible de distinguer les deux créatures qui s’affrontent tantôt dans les airs, tantôt sous l’eau, se mordent et s’étreignent sans que l’on puisse comprendre lequel des deux prend l’avantage. Les hélicoptères se tiennent à bonne distance, les cameramen zooment autant qu’ils le peuvent pour ne pas rater une miette et offrir la meilleure prestation aux téléspectateurs.
Sur les gradins, l’assistance se lève, chaque personne tend son cou pour mieux voir. Les cris de stupeur, les applaudissements se succèdent, l’émotion atteint son comble, chacun y va de son selfie pour immortaliser l’instant, les réseaux sociaux sont inondés de #fourmipoulpe #nofilter et de vidéos de plus ou moins bonne qualité, avec plus ou moins de likes.
Au bout de deux heures de combat, la lutte perd toutefois en intensité, l’enthousiasme retombe, l’indifférence commence à tisser son nid, quelques bâillements sonores entrecoupent le morne silence qui s’installe.
Enfin, les deux créatures emmêlés à la surface de l’eau ne bougent plus, ils flottent, ballotés par les vagues.
Le président américain se rengorge. Il saisit le micro et annonce à l’assemblée, d’une voix triomphale.
- Comme je l’avais prévu, les deux monstres se sont neutralisés, mes amis ! Ils sont morts d’épuisement ! C’est gagné, on les a niqués ! Oh yeah !
Des applaudissements nourris ponctuent cette sobre déclaration, l’orchestre entame une gavotte de Broadway endiablée, les invités descendent sur la piste de danse pour fêter la victoire en se trémoussant au rythme des accordéons désaccordés. Badgrass reçoit une nouvelle tape dans le dos, et pour sa plus grande joie, l’assurance de sa promotion lui arrive au creux de l’oreille. Le jeune lieutenant sourit, effectue un dab gênant et entame une danse hip-hop qui passe heureusement inaperçue car le président est déjà occupé à soigner ses relations diplomatiques avec une plantureuse bimbo.
Kim Soon est le seul à continuer de s’intéresser aux fourmipoulpes inertes. Il a sorti son carnet et note ses observations, consulte sa montre à plusieurs reprises, quand tout à coup, son visage s’illumine d’un immense sourire : les deux fourmipoulpes se détachent l’un de l’autre dans un bruit de succion. La nouvelle créature s’enfonce dans la mer et disparaît, tandis que la première étend ses ailes et décolle en direction du porte-avions. Sur le pont, un marine lance l’alerte. La panique gagne les passagers qui courent dans tous les sens, sautent dans la mer ou se précipitent dans les canots de sauvetage.
Badgrass interrompt un rap improvisé destiné à impressionner un groupe de journalistes. Il empoigne son talkie-walkie et interpelle Kim Soon, alors que le fourmipoulpe commence déjà à faire ses premières victimes parmi les nageurs imprudents.
- C’est quoi ce bordel ? hurle Badgrass, désespéré.
- Oh, ça ? Un malheureux oubli de ma part. J’ai omis de vous dire que le nouveau fourmipoulpe est… Kim Soon marque une pause qu’il savoure.
- Est quoi ? s’impatiente le lieutenant paniqué.
- Une reine, mon cher Badgrass. Une reine. Et vous venez d’assister à leur accouplement. Vous pensiez les avoir niqués, mais c’est eux qui l’ont fait, dans les deux sens ! ironise-t-il. La nouvelle fourmipoulpe est partie pondre ses oeufs au fond de la mer, elle va donner naissance à des milliers de petits fourmipoulpes qui inonderont la planète ! Ce sera le fruit de l’amitié entre nos deux pays ! Je vous avais prévenu, il n’y a pas de place pour deux mâles dominants : je ne donne pas cher de la peau de votre président, FP-348 n'en fera qu'une bouchée !
Kim Soon émet un rire tonitruant, presque diabolique.
- Mais pourquoi, pourquoi ? Vous l’avez fait exprès ? s’écrie Badgrass, en évitant de justesse une tête coupée qui vole vers lui.
- Bien sûr, je l’ai fait exprès ! Je ne l’ai jamais caché, je suis un lâche. Alors, quitte à être lâche, autant choisir à qui l’on se soumet. Pour ma part, je préfère le fourmipoulpe à n’importe quel président ou Commandeur Suprême, je pense qu’il sera moins cruel, et surtout moins idiot !
- Mais vous êtes fou !
- Oh oui !
A ces mots, le fourmipoulpe, encore luisant d’un désir consommé, se rue sur le président, qui court se cacher derrière Badgrass en poussant des cris de fillette. Le jeune lieutenant s’abaisse par réflexe, laissant la tête du chef d’État à la merci d’un coup de mandibule. La communication est coupée, tout comme le cou de l’homme le plus puissant de la planète.
Badgrass s’enfuit à quatre pattes entre les tentacules du fourmipoulpe et plonge dans la mer pour rejoindre Kim Soon dans son embarcation.
En quelques minutes, l’USS Saga América coule corps et âmes avec force glouglous. Le fourmipoulpe décolle, survole les deux hommes à genoux, les mains jointes, unis dans la soumission à leur nouveau maître. Tandis qu’ils murmurent des prières inaudibles, le monstre part étendre ses tentacules libératrices sur un nouveau monde libéré de ses dictateurs.
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