Chapitre 1

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 Orkham, la ville qui ne dort jamais. À peine les gratte-ciel achevaient-ils de refléter les dernières lueurs du jour que, déjà, les lumières artificielles inondaient les avenues de leurs couleurs criardes. Le jour s’éteint, la nuit s’éveille, comme se plaisent à le répéter les Orkhamiens.

 Son sac de sport sur l’épaule, Gary marchait d’un pas décontracté, indifférent à la foule pressée autant qu’à la fine pluie qui commençait à tomber. À l’approche d’une intersection, il tira de sa poche un morceau de papier froissé. Un plan sommaire et une adresse griffonnés à la hâte, qu’il tenta de déchiffrer à la faveur d’une enseigne jaune fluorescent. Quelques gouttes de pluie entamèrent bientôt la lisibilité des écritures. Il remit le petit carré dans son blouson, puis balaya le carrefour du regard.

 Au loin, par-delà les immeubles, la tour Noctua dominait la métropole. Comme chaque fois à la nuit tombée, une projection holographique lui donnait l’apparence d’une colonne d’eau turquoise au sein de laquelle évoluaient d’immenses carpes koï. La force tranquille d’Orkham et sa plus puissante famille.

 Gary descendit l’avenue sur sa droite, laissant ainsi la tour Noctua derrière lui. Plus bas, il emprunta une série d’escaliers. À mesure qu’il s’engouffrait dans les entrailles de la ville basse, les rues devenaient plus étroites, plus crasses et les passants plus rares. Un croisement le fit à nouveau hésiter.

 « Un p’tit creux, mon gars ? » l’interpella une voix éraillée.

 En avisant le vieil homme accoudé au comptoir, Gary s’aperçut qu’il s’était arrêté juste devant son échoppe. La gargote était à l’image du propriétaire : quatre tabourets de bar au cuir élimé, une enseigne clignotante représentant un bol de nouilles sautées et une télévision qui, à en juger par les tressaillements réguliers sur l’écran, partageait son alimentation avec l’enseigne. Néanmoins, c’était propre et, par expérience, Gary savait que la nourriture décevait rarement dans ce genre d’endroit.

 « Un solide gaillard comme toi, ça doit bien se nourrir, pas vrai ? insista le vieillard devant l’absence de réponse.

 — Plus tard, peut-être, reporta Gary qui n’excluait pas de faire une halte sur le chemin du retour.

 — Comme tu voudras. Je ferme à deux heures. »

 Le coude toujours posé sur le comptoir, le vieil homme retourna à la contemplation du journal d’information.

 Sur l’écran, des images que Gary avait déjà vues, plus tôt dans la journée. Un androïde à terre dans une ruelle de la ville basse, littéralement désossé. Le genre d’agression fréquent ; la ressemblance toujours plus convaincante des robots à l’homme n’était pas du goût de tout le monde.

 « Ils l’ont pas raté, cui’là, commenta le cuistot. N’empêche, ceux qui lui ont fait ça feraient moins les malins si les robots pouvaient se défendre !

 — C’est peut-être bien ce qu’a fait celui-là, hasarda Gary. Apparemment, ils auraient retrouvé pas mal de sang sur les lieux. Or, une machine, ça ne saigne pas. »

 Le vieil homme lui jeta un regard en coin.

 « Tu dis pas ça sérieusement, si ? Les robots sont incapables de s’en prendre à nous, tout le monde sait ça. D’ailleurs, c’est bien pour ça qu’il y en a pour les passer à tabac.

 — Ouais, je disais juste ça comme ça.

 — Hmm. »

 Tandis que le vendeur de nouilles reportait son attention sur l’écran, Gary ressortit le papier de sa poche.

 « Dites ? Une salle de boxe dans le coin, ça vous parle ? »

 Son interlocuteur le considéra, suspicieux.

 « C’est vraiment la salle que tu cherches ?

 — Bah ouais, s’étonna Gary. J’vous demanderais pas, sinon. Pourquoi ?

 — Pour rien. Y a juste un peu trop de gars qui font de la boxe, je trouve. Remarque, toi t’en as vraiment la tronche. La salle est deux rues plus loin, sur ta droite. »

 Gary avisa la direction indiquée, le vieux cuistot sa télévision.

 « N’empêche, ce serait un sacré scoop.

 — De quoi ? l’interrogea Gary sur le point de partir.

 — Si le robot leur avait vraiment cassé la gueule.

 — Ça, c’est sûr. »

 Lorsqu’il arriva devant la salle de boxe, Gary ne put s’empêcher de sourire. Une maison close occupait le bâtiment voisin. Il comprenait mieux la suspicion du gargotier. Combien de mecs paumés avant lui avaient dû se prétendre boxeurs plutôt que d’avouer venir tirer leur coup ?

 Dans une vitrine bardée de néons roses, deux jeunes femmes peu vêtues adoptaient des postures lascives. Pas vraiment des femmes, supposa Gary. Des androïdes, il en aurait mis sa main à couper. Leur corps, leur visage, leurs yeux, tout en elles, jusqu’au grain de peau, paraissait trop parfait. Si la perfection n’existait pas, comment expliquer qu’elle se présentait à lui en deux exemplaires ? Plus il les examinait, plus il avait la certitude de contempler des machines. Des machines terriblement désirables, comme en attestait l’excitation gagnant son entrejambe.

 Gary soupira. Il n’était pas venu pour ça.

 Non sans une certaine frustration, il reporta son attention sur la salle de boxe et sur le bolide garé devant. Il n’y connaissait pas grand-chose en motos, mais celle-là devait valoir une fortune : grosse cylindrée, noire, coupe sport, pneus larges, pas d’antivol.

 Dans un haussement de sourcils, Gary jeta un coup d’œil alentour. Le quartier ne respirait pourtant pas la sécurité. De deux choses l’une : soit son propriétaire versait dans une nouvelle forme d’œuvre caritative, soit il était connu ici comme le loup blanc.

 À l’inverse, la salle ne payait pas de mine. Gary s’en trouva rassuré. À l’époque où il boxait encore, il en avait souvent entendu du bien. Du moins, jusqu’à ce qu’une rumeur fasse état de son rachat par Noctua. Il n’y avait jamais vraiment cru. Qu’est-ce que la plus grande firme robotique irait faire d’un gymnase miteux au fin fond de la ville basse ? La devanture, en tout cas, était à mille lieues du clinquant de la tour Noctua. Tant mieux. Il aimait la boxe spartiate, à l’ancienne ; pas celle qu’on pratiquait, entouré du confort des dernières technologies.

 Gary réajusta son sac sur l’épaule et poussa le battant de la porte. Le grincement métallique qui accompagna son entrée résonna dans toute la salle. Pour autant, personne ne lui prêta attention. Il compta à la louche une douzaine de gars, la plupart en binômes ; tous à leur effort.

 Il inspira à pleins poumons, nostalgique de cette odeur, mélange de transpiration, de fonte et de magnésie.

 « Parfait », commenta-t-il pour lui-même.

 Il s’approcha de celui qu’il identifia sans peine comme le coach : un black musculeux en survêtement qui distribuait ses consignes depuis le pied du ring. Le crâne rasé de quinze jours et la barbe taillée poivre et sel, Gary le situa un peu en deçà de la cinquantaine.

 « Bonjour, salua-t-il en offrant une poignée de main.

 — Un instant, le fit patienter l’entraîneur sans le regarder. Micka ! Quand tu esquives, surveille ton centre de gravité ! Si t’es en déséquilibre, t’es foutu. »

 L’intéressé acquiesça vigoureusement, puis le coach se tourna vers Gary qu’il inspecta d’un rapide coup d’œil.

 « Désolé, s’excusa-t-il en acceptant la main tendue. Samuel.

 — Pas de problème. Gary. »

 Professionnel, Samuel reporta aussitôt son attention sur ses gars.

 « Qu’est-ce que je peux faire pour toi, Gary ?

 — J’aimerais faire une séance, à l’essai. »

 Par politesse vis-à-vis de son interlocuteur, Samuel s’abstint de commenter les erreurs de ses élèves, mais sa moue boudeuse parlait pour lui.

 « Ça remonte à quand la dernière fois que t’es monté sur un ring ?

 — Six ans et quatre mois. Ça se voit tant que ça que j’ai déjà pratiqué ?

 — Précis ! Et ouais, t’as tout d’un ancien boxeur. »

 Gary sourit.

 « C’est pas impossible, ouais. À un moment, j’avais hésité à passer pro.

 — Et qu’est-ce qui t’a décidé à pas le faire ?

 — Une épaule en vrac.

 — C’est une bonne raison. Attends, donne-moi une minute.

 — OK. »

 Samuel frappa dans ses larges mains pour attirer l’attention de ses boxeurs.

 « Hey, les gars ! C’est trop brouillon ce que je vois. Je veux de la rigueur ! La boxe, c’est pas la bagarre. »

  À travers le silence des remontrances, Gary remarqua des bruits de coups étouffés dont il trouva rapidement l’origine. Un peu à l’écart, une fille s’affairait au sac de frappe. Il s’étonna de ne pas l’avoir aperçue plus tôt.

 Une jeune femme, se corrigea-t-il, induit en erreur par son gabarit d’adolescente et sa chevelure rebelle lui barrant le visage. En revanche, son corps, lui, ne trompait pas. Ses legging et brassière trahissaient des muscles ciselés et des formes qui, sans être généreuses, n’étaient plus celles d’une gamine. Au demeurant, sa technique était bonne.

 « Je vois que t’as amené des affaires, reprit Samuel en désignant le sac de sport. T’as tout ce qu’il faut là-dedans ?

 — Hein ? Ah, ouais, répondit Gary, un peu ailleurs.

 — Bon, contre qui je te mets ? réfléchit le coach à haute voix. La plupart de ces gars-là débutent plus ou moins. Donc même si ça fait un moment que tu n’as pas boxé, ça me permettra pas vraiment de te situer.

 — Elle ne s’entraîne pas avec les autres ? demanda Gary, intrigué.

 — Qui ça ? Elie ? Non, ce soir c’est pas son groupe.

 — On peut venir à la salle quand on veut ? Même en dehors des créneaux ?

 — Oui et non. Elie est un cas à part.

 — Ah ? »

 Tout à sa réflexion, Samuel ne rebondit pas.

 « Tu me fais penser : contre elle, ça pourrait être un bon test. »

 Gary ouvrit des yeux ronds.

 « Contre elle ? T’es pas sérieux ?

 — Si.

 — C’est quoi l’arnaque ? Elle a des implants ? »

 Cette fois, c’est Samuel qui le considéra avec étonnement.

 « Tu crois vraiment qu’on autoriserait quelqu’un doté d’implants à boxer ici ? J’ai pas envie de faire fermer la salle, hein ?

 — Ouais, non, c’est sûr, se ravisa Gary.

 — Y a pas d’arnaque. Elle est bonne, c’est tout.

 — Ça, j’en doute pas et je lui casserais volontiers autre chose que la gueule, si tu vois ce que je veux dire. »

 La blague graveleuse provoqua chez Samuel un sourire embarrassé.

 « Désolé, c’était déplacé, s’excusa Gary en voyant qu’il avait surestimé la solidarité masculine.

 — C’est clair.

 — Ouais, bon, pardon. Mais ce que je veux dire, c’est que même si j’ai pas boxé depuis un bail, l’écart de catégorie est trop grand. J’étais en mi-lourd chez les mecs et elle est quoi chez les nanas ? Poids plume ?

 — Coq. »

 Gary leva les yeux au ciel.

 « C’est encore pire !

 — Écoute, toi tu veux t’entraîner ici et moi je veux pouvoir t’évaluer pour savoir dans quel groupe je te mets. Donc, soit tu vas te changer, tu t’échauffes et tu fais quelques rounds contre elle, soit tu rentres chez toi. C’est pas négociable. »

 Vingt minutes plus tard, Gary prenait place sur le ring.

 « Sam ? l’interpella Elie avant d’y monter à son tour. Tu peux m’attacher les cheveux s’te plaît ? J’ai la flemme d’enlever les gants.

 — Donne-moi ça », dit le coach en attrapant l’élastique qu’elle lui tendait.

Elie lui présenta son dos. Il la trouva tendue, comme lorsqu’elle était en colère.

 « Ôte-moi d’un doute, demanda-t-il tandis qu’il nouait ses cheveux en queue de cheval. Tu nous as entendus Gary et moi, tout à l’heure ?

 — Non, pourquoi ?

 — Pour rien, oublie. Bon, a priori c’est pas un bleu, mais il n’a pas boxé depuis un moment, donc vas-y molo.

 — Ouais, t’inquiète. Je sais. »

 Samuel tiqua.

 « Comment ça, tu sais ? T’as dit que t’avais pas entendu ! »

 Pour toute réponse, Elie grimpa prestement dans l’arène.

 Lorsque Gary découvrit le visage de la jeune femme, il eut un mauvais pressentiment. Elle avait des traits fins, trop pour quelqu’un habitué à prendre des coups. Son regard, en revanche, était bien celui d’une guerrière, froid comme l’acier.

 Il se mit en garde.

 « Hey, l’interpella-t-elle juste avant le top départ de l’arbitre improvisé. Si tu voulais casser des culs, t’aurais mieux fait d’aller à côté. »

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