Chapitre 9 : KNIGHT
Comme prévu, Linnie se présente le lendemain matin accompagnée de son fils.
Je comprends à cet instant précis que la vie est imprévisible et facétieuse. Le fils de Linnie n’est ni petit, ni jeune. Il ne ressemble en rien au garçonnet que je m’attendais à rencontrer. De carrure athlétique, c’est un grand gaillard qui dépasse sa mère de plus d’une tête. Lorsqu’il s’approche de moi pour me saluer et avant même qu’il n’ouvre la bouche, je comprends à qui j’ai à faire. Ces yeux bleus, ce regard doux et profond, je les connais. Ils appartiennent à l’un des deux individus venus m’extirper de mon Noxe. Ayant l’impression d’être en présence d’une vieille connaissance, je ne m’effraie pas lorsqu’il pose ses mains sur mes épaules et dépose un baiser sur mes joues.
- Salut Ysia, moi, c’est Knight. On s’est déjà rencontré, tu te souviens de moi ?
J'acquiesce. Les paroles me font toujours défaut, mais mon sens de l’observation a, quant à lui, progressé. Je remarque qu’il a la douceur de sa mère, son sourire franc et entier ainsi qu’une profonde attention envers l’autre. Il reprend la parole :
- Ma mère t’a montré la vie dans les livres, moi, je vais te montrer la vraie vie, celle qui bouge, qui décoiffe et qui gadouille. Allez viens Brindille, je t’emmène faire un tour.
Il m’enfonce un bonnet de laine sur la tête, enroule une écharpe autour de mon cou, m’aide à enfiler un épais manteau, une paire de bottes et agrippe mon bras pour m’entraîner à l’extérieur. Pour mettre fin aux infinies recommandations de sa mère, il l’embrasse et lui récite les mots qui la rassurent, c’est comme un jeu entre eux :
- Oui, maman, je sais, pas trop loin, pas trop longtemps, ne t’inquiète pas, je te la ramènerai entière.
Mise en confiance par les dernières paroles de Knight, je le suis.
Cette première promenade a été aussi courte qu’intense. Je découvre absolument tout, du vent sur mes joues, aux flaques d’eau boueuses, en passant par les bruits, les odeurs et les couleurs du village. Submergée par une houle de sensations toujours plus fortes et nouvelles, j’agrippe le bras de Knight comme on s’accroche à une bouée de sauvetage. Cette petite marche aux allures de tour du monde m’enivre, m’exténue, mais a l’avantage incontestable de fixer sur mes lèvres un sourire nouveau.
Knight viendra me chercher ainsi chaque jour, dès qu’il pourra se libérer de ses obligations.
Nous passons des heures à parcourir les alentours à pieds, à observer le ciel, les animaux, les plantes, à sentir, toucher, écouter, chahuter et rire aussi. Beaucoup. Je me suis habituée aux tics de langage de Knight qui termine souvent ses phrases par des expressions inutiles comme : « je dis ça, je dis rien », et aux petits surnoms dont il m’affuble avec tendresse. Il pioche selon son humeur dans les lexiques du monde animal ou végétal. Il m’apprend la légèreté, l’humour. Pas une once de méchanceté dans ce solide corps taillé pour supporter armures et boucliers. Le chevalier Knight a définitivement choisi l’optimisme, le rire et la gentillesse pour braver les dragons de la vie.
Au fil du temps, une promenade se détache loin devant les autres au palmarès de nos préférences. Nous l’avons surnommée « le promontoire ». Je me souviens du jour où Knight m’a lancé comme un défi, pointant l’index vers le sommet d’une falaise :
- Allez, Moineau, si t’es cap, on grimpe tout là-haut, tu verras y’a du gaz comme tu n’en as jamais vu !
Je ne savais pas ce que cela signifiait, mais son air béat, gage d’une extraordinaire expérience, m’avait alors convaincue de le suivre.
Le début de l’ascension commence toujours très tranquillement. Un sentier plat déroule un tapis d’herbe et de mousses moelleuses invitant à une agréable mise en jambe.
Puis, rapidement la sente se transforme en un étroit chemin escarpé, bordé de ronces, d’orties et de lierre. A chaque pas, les pierres qui se dérobent sous nos pieds, nous obligent à une concentration extrême, nous faisant presque oublier la pénibilité de l’ascension.
A bout de souffle, hors d’haleine, les jambes coupées et le goût du sang dans la gorge on atteint finalement le point de chute tant attendu, une plate-forme granitique exiguë qui permet tout juste de se tenir à deux. Parvenir à se hisser là-haut est une petite victoire sur soi-même doublée d’un émerveillement à chaque fois renouvelé.
Le panorama final est époustouflant et nous ressuscite immédiatement. Comme le disait si bien Knight, « il y a du gaz ». Je saisis le sens de l’expression d’un seul coup d’œil.
Vertige oblige, je m’assois au plus vite, choisissant le côté gauche, bordé par des blocs de rochers.
La vue dégagée élève automatiquement l’esprit. C’est ici pour la première fois que j’ai ressenti avec plénitude la notion d’air, d’atmosphère, d’espace. La globalité du monde m’a happée.
Le paysage en dégradés de verts s’étend à l’infini, des plaines ondoyantes traversées de rubans bleus au premier plan, jusqu’aux montagnes claires découpant l’horizon, en passant par les forêts de pins sombres. Au-dessus, le ciel et ses infatigables voyageurs immaculés laissant traîner leurs ombres au sol.
Un couple d’aigles caresse lentement le silence, du bout des ailes, en planant. Je me mets à philosopher :
- Ici, c’est la liberté !
- La liberté, ça n’existe pas, Moustique, pas plus ici qu’ailleurs. La liberté c’est une illusion. Tu vois, on est comme ces deux rapaces, ils ont l’air libre comme ça à tournoyer dans les airs, mais en fait ils essaient juste de trouver leur pitance pour survivre et nourrir leurs petits. On dépend tous les uns des autres, nos faits et gestes sont dépendants des saisons, des moissons et de ceux qui veulent notre peau. La seule liberté qu’on a, ici, c’est d’avoir choisi notre servitude, ça c’est un luxe. Ici au village, on a choisi de s’en remettre à Dame Nature. Elle est exigeante et intransigeante, ses lois sont implacables, mais on les accepte, on ne bronche pas, car on sait que, quoi qu’on fasse, elle sera toujours la plus forte. On ne peut pas lutter contre elle, donc on se soumet. On a choisi de faire partie de ce « tout » que tu vois devant toi. Il y a du très beau c’est sûr, mais il y a aussi du très moche... Je dis ça, je dis rien.
S’ensuit un long silence. C’est la première fois qu’il me parle aussi longtemps, de choses aussi sérieuses. Son visage est grave. Il fixe le sol. Avec son index, il trace deux lettres majuscules dans la mince couche de terre, fine comme le sable doux que fabriquent les enfants. Deux K entrelacés. Il passe et repasse sur les lettres, le regard perdu dans ses pensées. Ce n’est pas la première fois que je le vois faire ainsi. Puis, il efface les lettres d’un geste rapide de la main et se relève d’un bond laissant choir sa mélancolie à terre.
- Un jour, ma Grenouille, quand tes cannes de serin seront plus solides, je t’emmènerai voir la mer. C’est tout là-bas, derrière ces montagnes.
En guise de réponse, je lui souris. Ce n’est pas tant l’idée de ce long voyage qui me met en joie, que la gaieté revenue sur le visage de mon ami.
D’un seul coup d’œil, Knight jauge mon degré de fatigue. Il ne se trompe jamais.
- Allez, Plume, grimpe sur mon dos, on redescend, il commence à faire froid.
Il s’agenouille, je m’installe à califourchon sur son dos, ses avant-bras sous mes genoux, mes bras sur ses épaules. Mon visage, blotti dans son cou se laisse chatouiller par les mèches de ses cheveux blonds. Assurément, je serai endormie bien avant d’être arrivée, bercée par le roulis de ses pas et par sa voix fredonnant des mélodies pour se donner du courage.
J’envie sa vigueur. D’autant plus que depuis peu, la vitalité me fait cruellement défaut, sans que je sache vraiment pourquoi. J’éprouve une grande lassitude, suivie d’une irritabilité et d’une impatience incontrôlables.
Quelques jours plus tard, lorsque Knight vient me chercher pour la promenade habituelle, je suis clouée au lit.
- Qu’est-ce qui se passe Brindille ?
- J’ai mal. J’ai mal partout, au ventre, au dos, à la tête. Je suis si fatiguée. Je ne sais pas pourquoi.
Je m’en veux d’avoir baissé les bras et de laisser mes faiblesses prendre le dessus. Je mords l’intérieur de ma joue pour ne pas pleurer. Il est inquiet.
Après un court moment de réflexion il prend la parole :
- Tu sais, c’est probablement parce que ton corps se met en route. Tu vis de façon naturelle maintenant, tu manges de tout, des vrais aliments, pas des cochonneries de pilules. Toutes tes bactéries sont en effervescence. Ton microbiote se met en place. C’est une vraie usine dans nos ventres, tu n’imagines même pas !
Il me déroule sa théorie sur la digestion, élaborée à partir de ses expériences personnelles et des données qu’il a glanées çà et là dans des livres scientifiques. Il parle vite comme si le flot de ses paroles pouvait me soulager. Il me propose d’avaler une bonne potée aux lentilles, son meilleur remède selon lui lorsque l’on est patraque. La simple idée de ce plat me donne envie de vomir. Puis très sérieusement, il se met en tête d’ausculter ma paroi abdominale. Il pointe son index sur mon ventre et appuie de-ci de-là avec concentration. Pour finir, il conclut d’un ton docte :
- Ma reinette, il faut que tu pètes !
J’éclate de rire, malgré mes douleurs, malgré mon épuisement. Je trouve son diagnostic tellement drôle et inattendu ! Un court instant, il a réussi à me faire oublier mon état. Vexé par ma réaction très inappropriée selon lui, il rétorque d’un air penaud :
- C’est sûr, je ne suis pas médecin, je me trompe peut-être...
Puis il ajoute après mure réflexion :
- Je vais aller chercher ma mère si tu préfères.
Oui, je préfère.
Linnie ne tardera pas à arriver, accourant au plus vite après avoir écouté les explications de son fils. Son panier est chargé de plantes médicinales, d’une bouilloire, de compresses, de bouillotes, et de linges de coton blanc. Le petit pli entre ses sourcils froncés me montre à quel point elle est soucieuse de mon état de santé. J’en éprouve une certaine satisfaction.
Elle palpe mon ventre avec ses mains posées à plat, me questionne. Je lui explique les tiraillements au bas-ventre, ma poitrine douloureuse et gonflée, les douleurs lancinantes dans mon dos. Elle me caresse la joue et me rassure.
- Je pense qu’il n’y a rien de grave, Ysia. Ton corps se met à fonctionner tout simplement. Il a été inhibé chimiquement et artificiellement, tes hormones ont été bloquées pendant des années, et là, tout se libère, tout se déchaîne. La mise en marche est un peu brutale. Mais ne t’inquiète pas, il n’y a rien d’anormal à tout cela.
Elle sort de son panier des petits sachets parfumés de camomille, de fenouil, d’alchémille, de souci et d’estragon. Elle met de l’eau à bouillir, prépare des tisanes, des compresses chaudes, des bouillotes qu’elle dépose sur le bas de mon ventre, sur ma poitrine. Elle m’explique la lune, les cycles de vingt-huit jours, le pourquoi et le comment. Puis, sur un ton taquin, elle me réprimande gentiment :
- Nous allons te recoiffer aussi, tes cheveux ont bien poussé ! Ce n’est pas parce que tu es mal en point que tu dois négliger ton allure. Bien présenter est une marque de respect non seulement pour toi, mais aussi pour les autres.
J’aime tellement cette femme.
Elle plie une serviette de coton plusieurs fois sur elle-même et avant de repartir, m’explique qu’il vaudrait mieux que je la glisse à mon entre-jambe pour la nuit, «au cas où».
Je prends l’épaisse bande de tissus et regarde à regret Linnie s’éloigner.
Quelques heures plus tard, pour répondre aux besoins impérieux de mon corps qui ne réagit que trop bien aux litres de tisanes ingurgitées, je claudique, toute recroquevillée de fatigue, vers l’endroit que je déteste le plus : les toilettes sèches. Ce réduit est sombre et sent mauvais, il y fait froid. Je retire le couvercle du siège et m’assois sur le rebord rugueux. Trois mouches conversent par bourdonnements hachés en voletant au hasard sans se soucier de moi. Le vent siffle dehors, une averse commence à tomber dru.
Mes yeux se dirigent vers le sol.
-oh noonn !
Mon « au cas où » est tombé par terre. Je reste prostrée. Je n’en peux plus. Je n’aime pas cette vie-là. Je n’ai rien demandé. Je donnerais n’importe quoi pour entendre le chuintement de mon sarcophage, pouvoir m’y glisser, ne plus avoir froid, ne plus avoir mal, entendre la voix de MOM. Je suis dans une impasse, totalement inadaptée à ce milieu que je suis dans l’incapacité de fuir.
Deux grosses larmes salées et résignées coulent le long de mes joues.
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