CHAPITRE 12 : DOC
Aujourd’hui, j’ai atteint mon objectif et j’en suis fière. Il est midi passé de quelques minutes et je suis prête. J’ai réussi à réaliser toutes mes tâches. Je suis à l’heure pour me rendre sur le lieu de mon rendez-vous, à l’autre bout du village. L'idée vient d'Ariane. Elle a remarqué que mon efficacité grandissante me permettait de dégager du temps libre sur chacune de mes journées, et m'a donc suggéré d'aller visiter une personne, complètement surchargée de travail, afin de lui proposer mes services, si toutefois, a-t-elle cru bon de préciser, il s'avérait que je fasse l'affaire. Pour l'heure, je n'en sais pas plus, ni sur la personne, ni sur les activités en question.
Je quitte la ferme en jetant un dernier regard derrière moi pour m’assurer que tout est en ordre. Je suis scrupuleusement l’itinéraire que m’a indiqué Ariane. Me voici arrivée devant une grande falaise blanche percée de cavités sur toute sa hauteur et sa largeur. Il s’agit sans conteste de l’habitation troglodytique qu’elle m’a décrite avec force détails. Le heurtoir en fonte représentant un serpent s’enroulant autour d’un arbre me convainc que je suis à la bonne adresse. Je saisis l’anneau massif des deux mains pour toquer à la porte en bois. Personne ne répond. J’actionne la poignée épaisse ornée d’une tête de cheval, et pousse de toutes mes forces la porte dont les gonds se mettent à grincer. Je pénètre dans une première pièce au plafond voûté. Les murs percés d’étroites ouvertures laissent deviner des enfilades d’autres salles creusées dans la roche. Je suis saisie par la fraîcheur et l’humidité du lieu. Par son encombrement aussi, bien visible, malgré la pénombre. Je demande timidement :
- Il y a quelqu’un ?
Une voix masculine, énergique et accueillante me répond du fond d’une des cavités :
- Oui, bonjour Ysia, entre, je t’attendais. Ariane m’a prévenu. Je suis à toi tout de suite. Approche.
Je m’exécute et m’oriente en direction de la voix, avec une lenteur calculée pour me permettre d’appréhender, un tant soit peu, l’immense cabinet de curiosités dans lequel je déambule. Ici, le vide n’existe pas. Chaque recoin est chargé de caisses en bois, de bahuts et d’étagères elles-mêmes enfouies sous des fioles, des bocaux et des jarres de toutes tailles. Des livres anciens reliés de cuir sont entreposés un peu partout, dans un méli-mélo d’animaux empaillés, de squelettes et de crânes. Sur des paillasses taillées à même la roche j’aperçois des alambics fumant et glougloutant, crachant des potions colorées et nauséabondes. Dans ce dédale, j’oublie la présence de mon hôte qui finit par se manifester.
- Voici ma caverne d’Ali-Baba ! dit-il en souriant. Je me présente, je suis Doc, le médecin-chirurgien-dentiste-vétérinaire-apothicaire-rebouteux et j’en passe, de tout le village ! Comme tu peux voir, j’ai beaucoup d’occupations ! Mais, bienvenue dans mon univers !
L’homme de taille moyenne, un peu bedonnant, a un sourire jovial et sa poignée de main solide et franche m’accueille avec une chaleureuse bonhommie. Ni barbe ni cheveux sur sa tête, aussi ronde que ses petites lunettes bricolées avec du fil de fer. Les cernes qui ourlent ses yeux et de fins sourcils séparés par un profond pli creusé par les tracas, encadrent le regard absorbé de l’homme, rompu à résoudre mille problèmes pour venir en aide à ses congénères. Il est de la race des humanistes-philanthropes condamnés à sacrifier leur vie pour celle des autres. Quoi qu’il arrive, on sait pouvoir compter sur eux.
A cet instant, je perçois des gémissements dans la pièce d’à côté. Le praticien m’y entraîne tout en m’expliquant :
- C’est Vigo. Il s’est fait une mauvaise blessure. Ça s’infecte. Je teste un nouvel antibiotique. Pour l’instant, je le garde en observation… Si ça peut m’éviter de faire une amputation…
Le ton badin qu’il emploie est loin d’être le signe d’une indifférence ou d’un quelconque mépris de sa part pour son patient. Mais les innombrables situations tragiques et effroyables auxquelles il a été confronté lui ont forgé une épaisse cuirasse qui l’aide à mieux supporter la souffrance d’autrui.
Le pauvre malade, recroquevillé sur un lit de camp, dans un état semi-comateux ne remarque pas notre présence. Le médecin soulève la compresse posée sur sa cuisse, mettant à jour des chairs putréfiées dont la vue et l’odeur pestilentielle me soulèvent le cœur. Mes jambes flageolent, j’ai envie de m’échapper. Bouleversée et tremblante, je détourne mon regard et tombe sur des planches anatomiques grands formats représentant des écorchés, des trépanés et des éviscérés. C’en est trop. J’ai l’impression d’être tombée en enfer. Je m’accroche au premier crâne trouvé, pour ne pas tomber et tenter de me ressaisir. Je comprends au regard que le docteur pose sur moi, que mes débuts en médecine sont loin d’être prometteurs.
L’homme m’entraîne alors dans une salle attenante, plus petite, mais très bien organisée. Tout y est étiqueté et trié par taille, par couleurs, par catégories spécifiques. On y trouve des systèmes de pesages, des coupelles, des cuillères de toutes formes, des plantes médicinales, des pots remplis d’onguents, des piles de carnets noircis de notes et de vieux grimoires numérotés, des tableaux noirs couverts de chiffres et de formules.
- Ça c’est mon laboratoire. C’est ici que je mets au point mes remèdes.
Il laisse son regard se promener sur les pots et les spatules puis reprend :
- Ma plus grande fierté est d’avoir réussi à recréer la formule du « collyre de Bald », tu sais, ce fameux antibiotique du moyen-âge.
Non, je ne sais pas, alors avec l’enthousiasme et la ferveur dont savent faire preuve les passionnés, il m’explique l’utilité de ce collyre, et toute la démarche scientifique qu’il a élaborée pour faire renaître ce vieux remède. A force de patience, de rigueur, d’entêtement et de recherches, il a remis au point la fabrication de la formule médiévale, à base d’oignon, d’ail, de vin et de bile, dont le mélange savamment dosé s’avère capable d’éliminer la plupart des bactéries problématiques dont le staphylococcus aureus. Cet endroit me fascine. Je soulève les couvercles des bocaux, je soupèse les récipients, je lis les étiquettes, je hume les sachets de plantes séchées.
- J’ai sauvé la vie de plus d’une personne avec cet élixir… Et de plus d’un animal aussi d’ailleurs ! Quand on pense que la formule date d’il y a plus de deux mille ans ! c’est incroyable ! C’est très fastidieux à produire et je manque de temps… J’ai constamment peur d’être à cours et de ne pas pouvoir en fournir en cas de besoin.
Au même instant, des borborygmes accompagnés d’une respiration rauque et haletante s’échappent de la pièce adjacente. Inquiète à la pensée de voir surgir un animal, Doc me rassure :
- C’est « Ours », viens, je vais te le présenter.
Il m’entraîne dans la pièce d’à côté.
Je me retrouve face à une montagne humaine dont le haut de la tête frôle le plafond et dont la largeur lui permet tout juste de passer les portes. La cape de fourrure qui recouvre ses épaules ajoute, s’il en est besoin, du volume à l’impressionnante stature du géant. Je reçois un grognement en guise de bonjour, puis l’homme, faisant fi des règles élémentaires de politesse, et hermétique à toute convention sociale, retourne sans mot dire à ses occupations, à savoir, déplacer des caisses lourdement chargées de livres, que le commun des mortels ne parviendrait pas à manipuler.
Doc m’explique d’où lui vient son surnom. Légende ou faits avérés, on ne le saura jamais, il me raconte que l’hercule aurait tué un ours à main nue il y a quelques années. Aucun témoin n’a assisté à la scène, mais selon les dires de quelques villageois, d’énormes griffures auraient été vues sur son corps, et l’épaisse fourrure dont il ne se sépare jamais serait celle de l’animal.
D’un petit signe de la tête, Doc me fait entrer dans une pièce quasiment vide, où trône une vaste table taillée dans la roche. Il s’agit du bloc opératoire. Sur les murs, des instruments métalliques dignes des pires salles de tortures sont alignés.
Je m’attends à un cours magistral sur les différentes interventions pratiquées et me prépare à entendre le pire, mais au lieu de cela, Doc me confie les difficultés qu’il rencontre dans l’exercice de son métier :
- Voilà l’endroit où je fais parfois des miracles… Je ne souhaite à personne d’arriver jusqu’ici pour y être opéré. Il ne faut pas se leurrer, je ne suis pas bien équipé, ni bien outillé et en plus, je ne dispose pas de grand-chose pour soulager la douleur. Je suis devenu chirurgien par nécessité, et j’en apprends encore tous les jours. J’ai été formé par mon prédécesseur, sur le tas, comme on dit, mais il est parti trop tôt. Par moments, je n’ai même pas de quoi abréger les souffrances…
Son silence en dit long sur les épreuves vécues. Il reprend :
- Dans ces cas-là, quand la situation est vraiment désespérée, je fais appel à Ours. Avec sa force de titan, il est plus efficace que n’importe qu’elle injection létale, que je ne suis hélas pas toujours en mesure de faire, faute de produit. Dieu merci, il ne se rend pas compte de ce qu’il fait, il est simplement heureux de me rendre service. Comme tu as pu le constater, c’est un simple d’esprit. C’est comme si le bon Dieu après avoir fabriqué ce corps de colosse, n’avait pas eu assez de matière pour remplir sa tête. J’ai peur parfois qu’il devienne incontrôlable…
Par réflexe, le médecin a retroussé ses manches pour changer de place quelques ustensiles métalliques. J’aperçois alors sur son poignet gauche, à la base de la paume, un petit tatouage en forme de cercle. Il croise mon regard et replace immédiatement ses manches sur ses avant-bras, contrarié d’avoir dévoilé involontairement un secret.
La visite continue.
Pour faire diversion, mon hôte attrape une lanterne, puis nous descendons un étroit escalier aux murs suintant et aux marches irrégulières, qui nous amène deux étages en-dessous. Nous pénétrons dans des cavités sans lumière, servant à la culture des champignons. Il m’explique que certains sont comestibles, alors que d’autres ne servent qu’à la préparation de médicaments. C’est ici qu’il me parle de Kaylann :
- La précédente amie de Knight, Kaylann, a commencé ici. Ses débuts étaient très prometteurs. Elle s’est tout d’abord occupée de la champignonnière, puis rapidement, elle s’est intéressée à tout le reste. J’ai vraiment cru qu’elle me succèderait un jour. On formait une solide équipe tous les deux. Elle me suivait dans toutes mes tournées. Elle avait une soif d’apprendre incroyable. J’ai commencé à l’initier à la chirurgie. Et puis elle est partie. Je n’ai pas compris… D’autant plus qu’elle était enceinte…
Il attend une réaction de ma part, un début d’explication. La pénombre me permet de masquer mes émotions. J’élude la discussion en tournant les talons pour gravir l’escalier, mes réflexions en suspens.
Revenus au point de départ, un silence embarrassé nous empêche de renouer le fil de la discussion.
Je sursaute lorsque Doc, tout-à-coup, s’écrie :
- Ah mon ami ! Viens, Eagle ! Approche, que je te présente Ysia !
Un homme d’une trentaine d’années se tient sur le seuil. Je ne l’ai pas entendu arriver. Il fait un petit signe de tête en guise de bonjour, mais n’approche pas tout de suite. Il reste appuyé au chambranle de la porte, les bras croisés. Son regard sombre et fuyant me met tout de suite mal à l’aise. Je remarque chez lui une différence, une élégance inhabituelle par ici, tant dans sa tenue vestimentaire que dans son maintien et son allure générale. Il est svelte, son port de tête altier lui procure une certaine morgue qu’il semble cultiver. Son visage, aux traits réguliers et au teint hâlé, est mis en valeur par des cheveux bruns et lisses soigneusement coupés et une fine barbe taillée avec goût. Il est habillé de cuir noir, des cuissardes jusqu’à la tête qu’il a fort bien faite. Ses vêtements souples, galonnés de discrets motifs en peau de serpent, parfaitement ajustés à sa morphologie sont manifestement le résultat d’un excellent travail de couture, du « sur mesure » dirait Linnie. Une bague en forme de tête de mort incrustée de pierres précieuses, orne son annulaire gauche. Il a la souplesse et le mystère d’un félin.
Doc, en habile observateur, comprend assez rapidement que ma présence gêne le visiteur et l’empêche de parler librement. Il lui fixe donc un rendez-vous pour plus tard à l’endroit habituel. Soulagé, l’homme en noir esquisse un sourire et hoche la tête pour prendre congé. Il repart comme il est venu, sans un bruit.
Je fais part à Doc de mes impressions et de la sensation de malaise ressentie en présence de ce bel individu. Il prend immédiatement sa défense et ne tarit pas d’éloges sur lui :
- Il faut apprendre à le connaître, et ne pas s’arrêter à son air hautain. Je t’accorde qu’il dénote dans le village ! Mais cet homme nous est dévoué corps et âmes. Sa présence est indispensable. Il sait tout, il voit tout, c’est pour ça qu’on le surnomme Eagle. Il a l’acuité et la rapidité d’un aigle. Sans lui, le village n’existerait plus depuis longtemps. Il disparait quelques jours ou quelques semaines puis revient les bras chargés de médicaments, d’outils, et de tout ce qui nous fait cruellement défaut. Son aide est précieuse tant du point de vue de la logistique que dans l’organisation des missions. Tu vois, c’est en partie grâce à lui si tu es là aujourd’hui.
Il ponctue la fin de sa phrase d’un petit clin d’œil accompagné d’un sourire pour finir de me convaincre. Mais ça ne suffit pas à me faire changer d’avis.
Ne souhaitant pas faire attendre son irremplaçable ami plus longtemps, Doc met fin à notre discussion et à ma grande surprise, il me donne rendez-vous pour le lendemain après-midi au laboratoire de préparation des médicaments. Dans la foulée, il me nomme « laborantine » et m’explique à quel point il est soulagé de pouvoir déléguer une partie de ses tâches à une personne comme moi. Il me rassure en m’expliquant que je n’aurai qu’à suivre les consignes qu’il notera chaque jour sur les tableaux. Après tout ce qu’il m’a montré et expliqué, je ne peux pas refuser de lui offrir mon aide. Avant de me raccompagner vers la sortie, il attrape un très vieux livre dans une des nombreuses piles dont lui seul connait la logique de rangement et me le tend :
- Voilà, tous les secrets pour rester en pleine forme, Ysia, fais-en bon usage !
C’est donc avec « La méthode Pilates » entre les mains, et la tête farcie d’interrogations que je rebrousse chemin.
Pour la première fois, j’ai la sensation d’être arrivée chez moi lorsque je pénètre dans la cour de la ferme. L’endroit m’est devenu familier et la routine qui s’y rattache me rassure. Je suis heureuse de retrouver mes petits animaux, notamment cette petite poule rousse toujours prompte à quitter ses congénères pour rester au plus près de moi. C’est elle d’ailleurs qui vient m’accueillir en battant des ailes. Knight m’affirme que son attitude est tout simplement guidée par la gourmandise. Il a peut-être raison, mais je reste persuadée qu’un lien d’attachement naissant nous unit toutes les deux. Dès que je m’assois sur le banc, elle vient se blottir sur mes genoux en faisant de tous petits gloussements et me laisse caresser ses plumes si douces. Puis elle s’endort en écoutant mes confidences. Nous nous faisons du bien toutes les deux.
A cet instant, je décide de la prénommer Cocotine.
La recette du collyre de Bald :
«Prenez du poireau et de l’ail, en quantités égales, écrasez-les bien ensemble, prenez du vin et du fiel de bœuf, en quantités égales, mélangez avec le poireau, mettez-le ensuite dans un vase d’airain. Laissez-le reposer neuf jours dans le vase d’airain »...
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