CHAPITRE 14 : L'ESSAYAGE
Les matinées et les soirées sont plus fraîches. C’est à cela qu’on reconnait l’automne. Entre les deux, le soleil montre qu’il est toujours vaillant, et qu’il peut encore brûler la peau. On le laisse faire. Bientôt il nous manquera tant. Octobre se pare d’une douceur dorée, que chacun voudrait retenir. Les âmes nostalgiques s’enveloppent des dernières sensations estivales en songeant aux rigueurs de l’hiver qui approche.
La saison n’a pas été bonne. Personne n’en parle, mais tout le monde le sait. Les silos ne sont pas pleins. Les arbres fruitiers ont peu donné. La terre n’en a fait qu’à sa tête. C’est comme ça. On n’y peut rien. La pluie s’est fait attendre au printemps, contrariant la levée des semis. Puis elle n’a plus voulu s’en aller au moment des moissons, couchant les blés jusqu’à faire moisir les épis sur place. Les gelées tardives s’en sont mêlées. Les brûlures du froid se sont abattues trois nuits durant sur les vergers couverts de fleurs, anéantissant les derniers espoirs d’abondantes récoltes. Les quelques bougies allumées aux pieds des arbres n’ont pas suffi. On le savait, mais au moins on aura tenté quelque chose. Les villageois connaissent la suite. Les plus anciens tout du moins. Ils ressortent les pièges et les arcs, apprennent aux plus jeunes, aux regards admiratifs, à s’en servir. On se remémore les coins à champignons, l’emplacement des châtaigneraies, la forêt de noyers. Il faudra marcher, c’est sûr, pour traquer le gibier et dénicher les bons coins de cueillette. Mais si l’on chante, la route paraitra moins longue. Les regards expérimentés des plus âgés en disent long sur leurs inquiétudes, mais aussi sur la fierté qu’ils éprouvent d’être les héros du moment. Ils connaissent les difficultés à venir. Ils savent qu’ils se coucheront le plus souvent le ventre creux pour avoir donné leur souper aux plus jeunes. Leur défi à tous sera de trouver la nourriture, mais le défi principal des vieux baroudeurs sera de maintenir le moral des troupes. C’est pourquoi ils mettent un point d’honneur à transformer les épreuves à venir en expéditions merveilleuses en en faisant un récit tout aussi drôle qu’instructif, mêlé de leurs souvenirs soigneusement enjolivés.
Une chose est sûre en tout cas, bonnes ou moins bonnes, les moissons se célèbrent. C’est la règle ! La fête approche à grands pas. Les tous derniers préparatifs se mettent en place. Dans quelques jours, tout devra être prêt.
En ce qui me concerne, vous l’aurez compris, je suis restée. Après que Knight m’ait brutalement ouvert les yeux lors de la mémorable soirée, j’ai tout d’abord ressenti le besoin de m’isoler quelques temps pour réfléchir. J’ai pesé les pour et le contre, connu les affres du doute et des hésitations. Puis l’évidence s’est imposée à moi. J’ai arrêté mon choix. Mon tumulte intérieur a fait place au calme et à la sérénité. Ma vie s’est incarnée. Je me suis ancrée au bon endroit, celui que j’ai choisi. Je n’avais jamais connu cela auparavant.
J’ai décidé de rester. De rester tout contre Knight.
Depuis l’étroite fenêtre du poulailler, j’aperçois une silhouette courir dans ma direction.
C’est Linnie.
Elle est dans un état de surexcitation qu’on ne lui connaît qu’à l’approche de la fête des moissons. Elle m’aide à achever mes dernières tâches. Elle ne comprend pas que je ne sois pas prête. Sa nervosité et son impatience m’empêchent de lui expliquer que depuis quelques semaines, mon manque d’énergie ne me permet pas d’abattre la quantité de travail habituelle. Toutefois, mon état de santé semblant être aujourd’hui le cadet de ses soucis, je ne m’appesantis pas en explications.
- Ysia, dépêche-toi, il faut y aller. On doit vraiment faire les derniers essayages sans quoi je n’aurai pas le temps de faire les retouches. J’ai encore cent mille choses à faire. Allez, allez, presse le pas !
Elle virevolte, n’attendant aucune réponse de ma part, et devant ma lenteur, finit par attraper mon bras pour m’entraîner au dehors. L’écuelle de maïs m’échappe des mains dans un grand fracas métallique accompagné des caquètements joyeux de deux palmipèdes surpris par cette aubaine tombée d’un seul coup du ciel. La chaleur et l’agitation de Linnie me tournent la tête.
Après une course qui me semble effrénée, nous pénétrons dans sa cuisine. La fraîcheur de la pièce me saisit et remet mon esprit en ordre de marche. Je retire mes vêtements poussiéreux et les laisse tomber à même le sol. Je ne garde que ma fine combinaison de coton.
Linnie a précautionneusement enveloppé son ouvrage dans un drap de lin qu’elle a étendu de tout son long sur la table en chêne. Silencieuse, elle déballe religieusement le paquet en soulevant lentement les pans de tissus épais. La matière souple et soyeuse apparaît. La robe, digne d’une princesse que je n’ai jamais eu l’occasion d’être, dévoile petit à petit, ses fines dentelles et ses broderies ornées de perles. Je suis émerveillée par la finesse du travail accompli, et bouleversée d’être l’objet de toutes les attentions de Linnie au travers de la réalisation de cette robe.
La couturière me tend l’ébauche de vêtement et prend enfin la parole :
- Fais attention, Ysia. C’est cousu à grands points, le bâti n’est pas solide. Et il reste des aiguilles aussi un peu partout. Pour l’instant, la robe est encore en deux morceaux, je rassemblerai le tout ensuite.
Je me faufile dans la jupe et me contorsionne pour enfiler la partie haute, appréhendant à chaque instant de commettre le faux-mouvement qui détruirait le fragile édifice ne tenant qu’à quelques fils. Puis, je reste parfaitement immobile, craignant les attaques des innombrables aiguilles cachées un peu partout dans le tissu, à l’affût, prêtes à me lacérer la peau.
Linnie s’agenouille devant moi. Concentrée, elle prononce quelques paroles adressées à elle-même :
- Bon, on va ajuster tout ça.
Ses gestes tout d’abord lents et méticuleux deviennent assez rapidement brusques et précipités. Elle rapproche les bords de tissus, les remonte, les redescend, me prend par la taille pour me tourner d’un côté puis de l’autre. Et comme dans un mouvement de vases communicants, au fur et à mesure qu’elle défait les plis autour de ma taille, la zone entre ses sourcils se fronce. Pour confirmer mes craintes, je l’entends maugréer :
- Mais comment ça se fait ? Ce n’est pas possible, je n’ai pas pu me tromper à ce point !
Paniquée, elle attrape son carnet de mesures, elle vérifie ses notes, déroule le mètre ruban, retourne à ses chiffres. Ses mains tirent fébrilement sur la dentelle, au risque de la déchirer. Les aiguilles sautent par-ci par-là. Avec désarroi, nous constatons toutes les deux que ma poitrine, mes hanches, mon ventre refusent de tenir dans le tissu.
Puis, Linnie abdique, elle a compris. Elle s’agenouille à nouveau, relève tout doucement mon tricot de peau pour dégager mon ventre, y pose délicatement ses mains. Elle relève ses yeux embués vers mon visage et d’une voix tremblante d’émotion, me murmure :
- Ysia, tu attends un enfant !
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