Chapitre 3

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La descente de Curienne. J’enroule les virages en inclinant mon deux-roues avec un évident plaisir, au son de la bande FM et du bouillant moteur de ma Béhème. Une moto Grand Tourisme, un modèle R1200 RT, davantage taillé pour les longs voyages et les grands espaces, mais qu’importe. A son guidon, je me sens libre, déconnecté d’un quotidien qui m’asphyxie et m’enchaîne à lui de plus en plus.

Arrivé sur la voie rapide, mon portable se met à vibrer et je décroche en Bluetooth.

— Ferraz, j’écoute.

— Allô Eric, c’est Mathieu. Putain, je t’entends mal là, t’es où ?

— Sur ma bécane et toi ?

— Entre deux rendez-vous. Là j’ai la visite d’une baraque sur Tresserve dans dix minutes, mais après on se rejoint Chez Coline si ça te dit…

— Non, ça va pas être possible, j’ai un mariage de prévu au resto. L’organisation, la mise en place… Faut que je supervise tout, tu me connais !

— Ah bon, c’est pas samedi prochain ?

— Non non, c’est bien aujourd’hui.

— C’est con, je voulais te parler du corps de ferme que je viens de rentrer à l’agence. Tu sais, pour ton projet de gîte haut de gamme…

— A la limite, on peut se faire une bouffe la semaine prochaine, à La Galoppaz si tu veux. En plus, je suis sûr que Cathy serait contente de t’avoir avec nous pour le dîner. Ça lui changerait les idées, elle n’a pas vraiment le moral en ce moment…

— Ouais, ben on peut faire ça mercredi soir alors, j’amènerai mon gamin.

— OK, mais pas trop tôt, j’ai mon cours de judo jusqu’à 20 heures.

— Et ça t’arrive jamais de te poser un peu ?

— Pour quoi faire ? De toute façon, c’est pas bon pour ce que j’ai. Et puis, je ne suis pas comme toi, je ne gagne pas ma vie en escroquant les gens…

— Oh, toi tu fais bien pire : tu les empoisonnes en leur soutirant de la tune !

— Enfoiré va ! Ramène-toi un de ces quatre à L’Atelier et tu verras. Ma nouvelle carte est une vraie tuerie, je te promets !

— C’est exactement ce que je dis, vieux : une tuerie ! C’est donc toi le meurtrier en puissance… Aller, faut que je te laisse, j’ai mon couple de bourges à déplumer qui débarque. A plus !

— A plus, Mat’ !

Je raccroche le sourire aux lèvres. Mathieu, c’est mon ami d’enfance, celui qui m’a poussé à faire ce que j’aime, quitte à ce que nos études nous séparent pour un temps. On ne se voyait plus que le week-end ou pour les vacances, et encore ! Alors, on profitait de chaque instant passé ensemble pour le savourer au maximum. Entre délires improvisés, franches rigolades et confidences. Il a toujours été là, à chaque moment important qui a marqué mon existence. Les moments de joie bien sûr, mais aussi ceux qui m’ont le plus dévasté : le décès de mon père, celui de mon épouse… Il était le seul à savoir combien notre relation était houleuse, celle qu’il vivait avec Estelle à la même époque l’étant tout autant. Mais elle ne connut pas une fin aussi tragique. Estelle était - est encore - une femme de caractère, très affirmée : indépendante et insoumise, elle ne se résignait jamais, ne lâchait jamais prise. Tout le contraire de Jen’…

***

Aix-les-Bains, octobre 2010

L’Audi TT arrive en trombe sur le parking du Petit Port. Sa conductrice l’abandonne en vrac sur le bitume, la portière grande ouverte et le moteur en route.

Dans le coffre arrière du véhicule s’entassent des sacs de fringues griffés Zara, Max Mara… La jeune femme s’empare d’une Royal Menthol et l’embrase de son zippo doré en protégeant la flamme de sa main gantée de daim pourpre. Elle inhale longuement, puis recrache les volutes emportées par le vent. Elle reste ainsi figée sur la berge, seul son bras esquisse par moment quelques mouvements pour reprendre la cigarette qui se consume entre ses lèvres glossées rouge Coco. Des verres teintés masquent son regard voilé, rougi par un torrent lacrymal qui ne s’interrompt pas. Puis, ne subsiste plus qu’un mégot qu’écrase sur le sol un escarpin laqué d’écarlate. La chevelure cuivrée de Jennifer, décoiffée par les rafales saccadées qui agitent les eaux grises du lac, cache à présent son visage. Mais ça n’a plus d’importance, parce que plus rien n’a d’importance…

"Quand je n’aurai plus le temps

De trouver tout le temps du courage,

Quand j’aurai mis vingt ans

À voir que tout était mirage…"[2]

La jeune femme s’installe à nouveau à bord de son bolide. Il faut qu’elle roule. Vite et loin. Absolument. L’Esplanade, l’Adelphia et le Grand Port défilent à une vitesse inavouable. La route de Seyssel ensuite, le virage de la baie de Grésine qu’elle aborde en pleine gauche, le contre-braquage pour récupérer sa voie, le 4x4 qui arrive en face et qu’elle évite in extremis. Le volume poussé à fond, Véronique Sanson crache fort ses décibels et crée cette étrange urgence d’en finir.

"Quand mon fils sera grand

Qu’il n’aura plus besoin de moi

Quand les gens qui m’aimaient

Seront emportés loin de moi

Je leur tire ma révérence

Ma révérence…"

Les passages à niveau surélevés, la traversée du hameau de Brison, rien ne semble pouvoir ralentir la course folle du coupé. Une nouvelle courbe se profile à l’horizon, la conductrice rétrograde et accélère comme une furie. Le moteur hurle, guttural et métallique, les grondements agonisants du quatre cylindres survitaminé se faisant de plus en plus sourds. Le compteur indique 90 km/h. Jennifer le sait, à cette allure, elle ne passera pas la prochaine épingle. Le muret de pierre, le lac du Bourget en contre-bas… Alors, fermer les yeux pour puiser la force d’aller jusqu’au bout, ne jamais les rouvrir… Mon épouse ne freinera pas. La violence du choc, inouïe, puis la chute lui seront fatales.

"Il n’aura plus de flamme

Il n’y aura plus de femme…"

***

J’arrive enfin à destination, coupe le moteur, la radio, béquille ma moto sur le macadam, ôte mon casque et mes gants. En déboutonnant mon cuir, je passe une main machinale dans mes cheveux et m’attarde quelques minutes devant ce panorama sublime, unique. Comme l’amour qui nous liait, Jenny et moi. Mais je n’en ai pas été digne. La légende dit que le lac du Bourget est né des larmes d’un ange, déchiré lorsque Dieu lui intima l’ordre de quitter les Alpes du Nord. C’est devant ce lac que Jennifer et moi nous sommes donnés notre premier baiser, devant lui que nous nous sommes promis l’un à l’autre, et c’est lui qui me l’a si violemment reprise. Sans doute parce qu’il ne pouvait plus recueillir en son sein son trop-plein de larmes…

***

— Vous allez remplir les salières et les poivrières sur toutes les tables, ensuite vous mettrez en place les bouquets qui servent de centre de table, et pour terminer, vous passerez le balai dans la salle. Je ne veux plus une seule poussière qui vole. Et si vous pouviez éviter de casser d’autres assiettes, je vous en serais reconnaissant.

— Euh, oui… Je… D’accord.

Je n’ai même pas fini de bafouiller que le chef de rang m’a déjà tourné le dos pour aller sermonner un autre malheureux serveur. Je me lance avec application dans la longue série de tâches qui m’a été attribuée, tentant tant bien que mal de m’adapter à ce nouvel environnement haut de gamme. Il faut dire que celui-ci ne m’est plus vraiment familier, mais je suis prête à tout donner pour me faire accepter. Si seulement ces foutues chaussures ne me faisaient pas aussi mal aux pieds. Quelle idée, cette tenue d’uniforme avec talons !

Je me baisse pour remettre en place la lanière qui me scie la cheville. Dans mon mouvement, j’emporte par mégarde le bocal de sel que j’avais posé en équilibre précaire sur le bord de la table. Je ferme les yeux, entendant déjà les cris enragés du chef de rang, mais rien ne vient, pas même la résonance d’un verre qui se brise. En ouvrant avec précaution les paupières, mon regard tombe sur des bottes de motard impeccables. Pas le genre qu’on s’attend à voir dans le coin. Je bafouille des remerciements confus sans relever la tête.

— En général, les jeunes femmes attendent un peu avant de se mettre à genoux pour me remercier…

Quoi ?! Les mots se bloquent dans ma gorge et je me redresse précipitamment, les joues en feu. Le patron du restaurant se tient devant moi, me défiant du regard. C’est la première fois que je le contemple d’aussi près. Il est d’un bleu-vert aussi intense qu’étonnant. Je crois que je m’empourpre encore plus. Ce n’est pas normal, c’est moi qui devrais le séduire, jouer avec lui, pas l’inverse. C’était ça le plan. Je lui reprends le sel des mains pour me donner une contenance.

— C’est peut-être le cas de votre assistante, mais ce n’est sûrement pas le mien ! Maintenant, je vais me remettre au travail et faire semblant de ne pas avoir entendu votre remarque désobligeante… Bonne journée Monsieur !

Le dos tourné, je roule mon chariot de travail jusqu’à la table suivante. En mon for intérieur, je m'en veux d'avoir eu une réaction aussi épidermique, impulsive. Mais même si je dois finir dans son lit pour mener à bien mon projet, je n'ai pas envie qu'il me prenne pour une fille facile ! Il n'empêche qu'après cette réplique, il va me falloir être plus ouvertement charmeuse pour atteindre mon but. Parce que ressembler trait pour trait à son épouse ne suffira peut-être pas à le faire succomber...

De son côté, Eric Ferraz s’éloigne pour rejoindre son chef de rang. Ils se murmurent rapidement des choses que je ne parviens pas à entendre. J’imagine que Yann le met au courant de mes maladresses d’aujourd’hui, de l’assiette éclatée et de la carafe renversée, mais je m’en moque.

Parce que je sens son regard brûlant posé sur moi. Ça y est, il est ferré ! Mia - 1 point. Eric - 0.

***

— Alors, Yann, on en est où ? Tout est prêt ? T’as prévu le repli au Salon Rousseau en cas d’averse pour le vin d’honneur ?

Mes préoccupations professionnelles reprennent le dessus, mais je ne peux m'empêcher d'égarer mon regard sur elle. Qu'est-ce qui m'a pris d'être aussi inconvenant avec elle ? C'est mon employée, tout de même ! C’est dingue, elle me fait complètement perdre les pédales, cette fille...

Ressaisis-toi, bon sang !

La voix de Yann me ramène à la dure réalité.

— Oui, mais on a sacrément pris du retard, la nouvelle n’est pas du tout opérationnelle. Elle fait bourde sur bourde et…

— Je ne veux pas le savoir ! le coupé-je avec véhémence, soudain à nouveau conscient de mes priorités. Jean-Philippe Steff, le père de la mariée, vient inspecter les lieux dans une heure, pour voir si tout a été fait selon ses directives. Et tu sais qui c’est, Jean-Philippe Steff ?

— Euh, non, pas vraiment…

— C’est le responsable de la direction des politiques territoriales du Conseil Général. Donc, tu te débrouilles comme tu veux, tu assistes Mademoiselle Parker au besoin, mais tu as intérêt à ce que Monsieur Steff soit satisfait …

— Très bien, Monsieur…

— Une heure, pas une minute de plus !

C’est pas vrai, mais c’est pas vrai ! Il n’y a rien qui m’horripile plus que ça : être à la bourre dans l’organisation de mon restaurant. D’habitude, Yann assure, mais là…

— Demande à Karl de l’aider, ordonné-je en voyant Miss Catastrophe manquer de renverser à nouveau un verre.

— Mais il…

— Je me fous de savoir s’il est occupé ailleurs ou non ! Il faut bien que quelqu’un se charge de la former, non ?

— Elle… Elle est incompétente, Monsieur. On devrait mettre un terme à son essai de suite.

— Non ! C’est moi qui l’ai embauchée, alors j’assume ! Fais juste en sorte que ça se passe le mieux possible. Je statuerai sur son sort plus tard...

J’ai aboyé avec humeur. Je déteste quand rien ne se passe comme je l’ai prévu, planifié. Cette Mia n'est pas à la hauteur, je le sais, c'est même à cause d'elle que la machine s'enraye. Mais je ne parviens pas à me résoudre à la virer, et je ne comprends pas pourquoi.

Hors de moi, je file m’enfermer dans mon bureau pour me calmer, lance la chaîne hi-fi en sourdine. Isabelle frappe à ma porte, me transmet le courrier à éplucher, les commissions importantes.

— Les surgelés Savoie Freeze ont appelé ce matin, ils veulent prendre rendez-vous avec vous pour un partenariat, votre recette de crème glacée je crois…

— J’ai dit que je refusais qu’on associe mon nom à une marque de surgelés !

— Ils insistent…

— De toute façon, je n’ai pas le temps… Rappelle-les et case-leur un rendez-vous téléphonique courant semaine prochaine.

— Très bien, Monsieur.

— Autre chose, Isabelle ?

— Non, ce sera tout pour le moment. Je vous apporte un café ?

— Volontiers oui, merci… Et préviens-moi quand Steff se présentera à la réception. Au fait, le massif de fleurs de l’aile Nord a été changé ?

— Oui, hier après-midi, selon vos instructions.

— Parfait, Isabelle. Tu peux disposer…

Mon assistante s’éclipse instantanément, et je retrouve le calme, à peine troublé par un quartet de Chet Baker, que j’apprécie tant pour dépouiller mon courrier…

Les minutes défilent. Je ne parviens pas à concentrer mon esprit sur mon travail. Il vagabonde et se focalise sur cette Mia Parker, pas vraiment douée pour le service en salle. Aurait-elle bluffé sur son expérience professionnelle, sur ses compétences au cours de notre entretien ? En temps normal, je l'aurais remarqué de suite, mais là... Là je me suis laissé aveugler. Par sa répartie, sa fausse assurance que contre-carre aujourd'hui sa touchante maladresse. Touchante, oui, parce qu'elle masque sans doute une fragilité enfouie, une fêlure qu'elle ne divulgue à personne.

Tant de choses qui me ramènent à toi, Jen' !

Non, t’es trop con, mon pauvre Eric, tu te fais bananer par son atout charme, elle est incompétente à souhait et puis c’est tout. Demain je la vire. Quoique… Lui laisser une chance, encore. Loin des tumultes d’un mariage, d’une journée extraordinaire, loin d’un stress qui déstabilise. Encore une chance, juste une…

***

— Comment ça, tous les bouquets de fleurs ne sont pas encore en place ? Vous vous foutez de moi, ça fait une heure que vous avez commencé, ça devrait être fini depuis longtemps ! Je vous préviens, ça ne va pas se passer comme ça, Monsieur Ferraz sera mis au courant et je ne pense pas que vous ferez long feu ici ! Et c’est quoi cette flaque ?

— … Un vase qui a débordé, je suppose…

— C’est de ma faute Yann, j’ai été un peu trop brusque alors qu’il était rempli à ras bord. Mia n’a rien fait, je vais nettoyer tout de suite.

Décidément, cet endroit m’entraîne de surprise en surprise. Après le patron trop sûr de lui, voilà le serveur déguisé en preux chevalier. Karl d’après ce que j’ai compris. Un type à lunettes au physique légèrement ingrat, la vingtaine, mais l’air d’un adolescent à peine sorti du lycée. Je le remercie d’un petit signe de tête d’avoir pris à ma place et me remets au travail. J’ai déjà assez de mal à accomplir mes tâches, pas besoin d’un chewing-gum collé aux basques en plus.

— Tu sais, Yann a l’air revêche comme ça, mais c’est un gars sympa.

— Mmmh… J’en doute pas…

— Toi aussi t’as l’air sympa ! me lance-t-il d’un air plein de sous-entendus, appuyé par un regard qui en dit long sur ses intentions.

— Écoute Karl, rétorqué-je du tac au tac avec aplomb, on va mettre les choses au point tout de suite : je ne suis pas là pour me faire des amis, encore moins pour me trouver un mec, alors retourne passer la serpillière gentiment s’il te plaît !

Le type me regarde avec l’air d’un amoureux éconduit par la femme de sa vie. J’ai un peu de remords de l’avoir rembarré aussi sèchement, mais je n’aurais pas supporté ses jacassements tout le reste de la journée. Je redresse une tulipe et passe à la table suivante. Il ne me reste plus qu’à amener le plateau chargé des carafes de vin jusqu’au buffet et je serai venue à bout de cette matinée. Karl me colle toujours, débitant ce qui ressemble à des excuses ou des explications, je n’en sais rien. Concentrée comme jamais, j’essaye tant bien que mal d’ignorer le bourdonnement agaçant de sa voix. J’ai presque terminé lorsqu’au milieu du flot ininterrompu de paroles, je capte le mot "rendez-vous". Mais c’est pas vrai !

— Je crois qu’on s’est pas bien compris tous les deux ! Tu penses vraiment avoir une chance avec moi ? Je vais te donner la réponse : tu n’as aucune chance, alors dégage !

Dans ma colère, je me suis brusquement retournée. Oubliés le plateau, les carafes en cristal que je renverse dans ma précipitation, et mon amour propre. C’est mon problème, je n’ai jamais su maîtriser mes nerfs. Surtout face aux hommes trop pressants. Le temps se fige. Je réalise que la salle est subitement devenue silencieuse. L’agitation des serveurs, les va-et-vient des cuisiniers, plus rien ne bouge. Tous les regards sont tournés vers moi.

— Nous sommes ravis d’apprendre que votre confiance en vous est gonflée à bloc, mais vous venez de ruiner mon costume Hugo Boss à sept cents euros, Mademoiselle Parker…

Pitié, faites qu’il existe un moyen de mourir sur place.

— Une chance pour vous que celui de Monsieur Steff n’ait subi aucun dommage collatéral. Vous devriez jouer au loto, c’est le moment ou jamais.

— Cette demoiselle fait-elle partie du personnel que vous nous allouez ce soir, Eric ?

— N’ayez aucune crainte à ce sujet, Monsieur Steff, seuls mes meilleurs éléments seront présents pour vous servir. Yann, occupez-vous de réparer les dégâts causés par Mademoiselle Parker.

— Je m’en charge tout de suite, Monsieur.

— Veuillez m’excuser un instant, je vous prie… poursuis-je à l’attention de mon client. Je suis à vous dans une minute.

J’ai le sourire contrit, mais je bouillonne à l’intérieur. A cause d’elle, je suis obligé d’aller me changer à nouveau. Heureusement qu’Isabelle veille en permanence à ce qu’un de mes costumes reste à disposition dans l’armoire de mon bureau, au cas où ce genre de mésaventure m’arriverait, sinon j’aurais été plus qu' embarrassé pour trouver une solution dans la demi-heure. D’ailleurs, mon assistante dévouée vient à ma rencontre. Ça tombe bien, c’est justement d’elle dont j’ai besoin.

— Ah Isabelle, tu me convoqueras Mademoiselle Parker dès que Monsieur Steff aura quitté les lieux. Il faut absolument la tenir éloignée de cette réception. Et dans une heure et demie, il sera trop tard. En attendant, je vais enfiler un costume de substitution parce que je sens le blanc cassis à plein nez.

— Je me charge du pressing, Monsieur.

— Merci, Isabelle. Retiens Monsieur Steff le temps que je sois à nouveau présentable. Au pire, demande à Yann de meubler en attendant.

Au pire… Le pire, je le connais déjà. Merci beaucoup, Mia Parker !

***

— Entrez, Mia, entrez !

— Monsieur Ferraz, vous vouliez me voir ?

— Absolument…

J'essaie de contenir ma colère autant que je peux, mais elle est plus que perceptible.

— Tout d’abord, je tenais à vous dire que je suis vraiment désolée, confuse même, pour ce qui est arrivé à votre costume tout à l’heure.

— C’est précisément de cela que je souhaitais m’entretenir avec vous. Mais asseyez-vous donc, parce que… Ça va durer un petit moment, et mon costume ne sera pas l’unique sujet de cet entretien.

— Ah ? Ah bon… Très bien je…

— A l’évidence, vous m’avez baratiné pour avoir ce poste, Mademoiselle. Car vous et moi savons parfaitement qu’en dehors de vagues services en caisse et de menus dressage de buffets, vous n’avez jamais mis les pieds dans une salle de restaurant. Vous n’y avez pas votre place.

Mon ton se veut cassant et il l'est. Je ne supporte pas les usurpateurs, celles ou ceux qui se foutent de moi.

— Écoutez, je…

— Non, c’est vous qui allez m’écouter ! Je devrais vous renvoyer sur-le-champ pour toutes les conneries que vous avez accumulées en une seule matinée, c’est d’ailleurs ce que m’a conseillé Yann à votre sujet. Et pourtant, je vais vous donner l’opportunité de vous racheter.

J'ignore si c'est une bonne idée. Mais je suis incapable de la congédier. Parce que ça voudrait dire ne plus jamais la voir...

— Me racheter ?

— Oui, vous racheter ! Un nouvel essai si vous préférez, dans des conditions plus normales, à compter de lundi. Mais attention, Mademoiselle, je ne vous laisserai plus rien passer, je serai collé à vos basques en permanence, votre pire cauchemar. Alors êtes-vous prête à endurer cela pour conserver votre poste ?

— Oui, Monsieur, et je vous remercie de m’accorder cette seconde chance. Je ne vous décevrai plus, vous verrez.

Elle tourne machinalement une de ses mèches rebelles entre ses doigts, papillonne des yeux, minaude. A quel jeu joue-t-elle ?

— Je l’espère bien. Parce que je ne laisserai personne mettre en péril la réputation d’excellence et le fonctionnement de L’Atelier des Mille Saveurs. Je lui ai consacré dix ans de mon existence pour faire de cet établissement ce qu’il est aujourd’hui, au détriment de ma vie personnelle. C’est ma fierté, mon unique réussite. Certains ont déjà essayé de me mettre des bâtons dans les roues mais s’y sont cassés les dents. Alors ne vous y avisez pas, Mademoiselle Parker, parce que les grains de sable, moi je les broie.

[2] Paroles extraites de la chanson "Ma révérence", écrite, composée et interprétée par Véronique Sanson

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