Chapitre 7
"L’Atelier des Mille Saveurs", Le Bourget-du-Lac, deux semaines plus tard
— Isabelle, as-tu vu Mademoiselle Parker ce matin ?
— Elle n’est pas encore arrivée, Monsieur.
— Comment ça, elle n’est pas encore arrivée ? Il est plus de 11 heures 30 ! martelé-je en avisant ma montre. Tu as tenté de la joindre par téléphone ?
— Oui, et je tombe systématiquement sur messagerie, sans sonnerie préalable. D’après Yann, ce n’est pas son premier retard, mais vous sembliez préoccupé ces derniers temps, donc il a évité de vous alarmer inutilement…
— Il aurait dû m’en informer ! Mais enfin, c’est qui le patron ici ? C’est moi ou bien ?
— C’est de l’intendance ! Il a l’habitude de gérer seul ce qui concerne le personnel sous ses ordres…
— Très bien… Puisqu’il en est ainsi, démerdez-vous tous seuls avec L’Atelier !
— Ne le prenez pas comme ça, Monsieur, Yann pensait bien faire…
— C’est moi qui pense, vous, vous exécutez ! C’est clair ? Donc dès que Mademoiselle Parker franchira les portes de ce putain de resto, vous me l’enverrez directement dans mon bureau, j’ai deux ou trois choses à lui dire !
Les mots sont sortis de ma bouche sans que je puisse les retenir. Je suis odieux, je le sais. Dès que quelque chose se rapporte à Mia, je suis à fleur de peau. Surtout que je ne l’ai pas revue depuis plusieurs jours…
— Très bien Monsieur. Autre chose ?
— Oui, contacte Resto-Club et bascule-les sur ma ligne, il y a un problème sur leur site. On ne peut plus accéder aux commentaires clients pour L’Atelier. Alors eux aussi, ils vont voir de quel bois je me chauffe…
Sur ce, je tourne les talons et m’enferme dans mon antre en claquant violemment la porte. Je n’ai envie de rien, pas même d’un air de musique pour me calmer. Ma mauvaise humeur se fait tenace. Nerveusement, je reprends ce tic lorsque l’angoisse m’étreint au travail : celui de tapoter de manière compulsive une cigarette éteinte sur un paquet de clopes entamé. J’ai été plutôt absent ces derniers jours, pas mal de rendez-vous extérieurs, alors je ne me suis pas rendu compte. Mais le fait qu’elle ne soit pas là le met cruellement en évidence : je crève d’envie de la voir. Plus que je ne l’imaginais. Depuis notre escapade insouciante en fait. Et l’attendre comme ça, sans savoir ce qui la retient, me ronge, me rend presque fou… D’amour ?
***
Les rayons brillent plus fort aujourd’hui que les autres jours. Ce n’est sûrement qu’une impression puisqu’ils jouent à cache-cache avec les nuages, mais la lumière me vrille le cerveau. Je remonte mes lunettes de soleil d’un geste agacé pour tenter tant bien que mal de faire barrière entre le monde extérieur et moi-même, mais rien n’y fait. Mon retard me tracasse et je sais que je vais devoir en payer les conséquences. Les dix messages sur mon téléphone sont là pour me le rappeler. J’espère qu’Eric est dans de bonnes dispositions ce matin, j’aurai peut-être une chance d’échapper au pire. Encore quelques mètres d’allée à remonter, puis je serai obligée d’affronter la réalité. Je respire un grand coup et pousse la porte vitrée en continuant de refouler aussi loin que possible ce foutu mal de tête. Isabelle est là, postée dans le hall, toujours aussi impeccable dans son tailleur clair. J’essaye vainement de la contourner pour filer droit aux vestiaires, mais elle m’intercepte aussitôt.
— Monsieur Ferraz vous attend dans son bureau.
— Bien sûr, je me change et je vais le voir…
— Immédiatement.
— Très bien…
Si elle continue avec son petit air suffisant, je lui fais avaler son bloc-note et lui enfonce le stylo qui va avec dans le nez. Toute à cette pensée réconfortante, je baisse la tête et pars retrouver Eric. Qu’est-ce qu’il peut bien me vouloir ? Est-ce à cause de mes retards répétés ? Ou souhaite-t-il simplement me revoir ? En privé, juste lui et moi ? Un petit sourire naît sur mon visage, avant de s’effacer aussitôt. Après tout, notre dernier rendez-vous s’est fini brusquement. J’aurais dû être plus douce, plus avenante avec lui, au lieu de lui tourner le dos sans un mot et de le quitter en demi-teinte. Sans compter que la vente forcée de son cadeau me bloque encore la gorge, comme un regret impossible à ravaler. Et puis, il y a un autre détail qui risque de compliquer encore plus les choses. Dans son bureau, je n’aurai plus aucune raison de garder mes lunettes et la vérité éclatera. J’ai passé plus d’une heure à me tartiner de fond de teint et autre camouflage féminin en tout genre, sans aucun résultat. J’aimerais tellement pouvoir reculer.
Allez courage Mia, ce n’est qu’un mauvais moment à passer !
On frappe à la porte, j’aboie un "Entrez" de circonstance. Je suis au téléphone. Un énième problème à régler.
Mia s’exécute, je lui fais signe de s’asseoir tout en affichant une mine peu affable. Je ne le suis pas davantage avec mon interlocuteur au bout du fil. Je mets d’ailleurs assez brutalement un terme à cette conversation stérile pour m’intéresser à mon employée. Elle n’a pas l’air très rassurée, à se cacher comme ça derrière ses verres teintés et à se mordiller la lèvre inférieure. Tant mieux, mon autorité aura plus de poids quand elle aura compris que je ne mélange jamais vie professionnelle et vie privée.
— C’est à cette heure-ci que vous daignez prendre votre service ? attaqué-je sans préambule. Vous vous croyez où, au Club Med ?
— C’est-à-dire que…
— Que quoi, bordel ? Que vous pouvez tout vous permettre sous prétexte qu’on a passé quelques heures ensemble ?
— Non, pas du tout…
— Mais qu’est-ce que vous vous imaginez, hein ? Que cette boîte tourne toute seule ? Si vous n’êtes pas fichue d’être à l’heure, Mia, c’est que le monde du travail n’est pas fait pour vous ! Et puis enlevez vos lunettes de soleil quand je vous parle ! Le respect d’autrui, ça vous dit quelque chose ?
Elle ne répond rien, comme une petite fille prise en faute. Une larme s’écoule sur sa joue, j’y suis sans doute allé un peu fort, mais elle le sait : je ne tolère aucun retard, aucun dilettantisme au sein de mon équipe.
Elle finit par dévoiler ses yeux, son coquart… Quoi, un coquart ? Bon Dieu, qui a pu lui faire ça ?
— Mia, bon sang mais qu’est-ce qui vous est arrivé ? Vous avez des soucis en ce moment ?
— C’est… C’est rien, c’est personnel. Ça ne vous regarde pas.
— Comment ça, ça ne me regarde pas ? Non mais vous avez vu la tête que vous avez ? Vous travaillez dans un restaurant de standing, la présentation de mes employés y est primordiale. Allez, rentrez chez vous, je ne veux plus vous voir ici…
Elle se lève, et avant qu’elle ne franchisse la porte, je la retiens. J’ai envie de la prendre dans mes bras pour la réconforter, mais en même temps nous sommes dans un contexte professionnel et je me dois de garder la posture qui va avec. Du coup, je tente un entre-deux sans doute maladroit mais sincère :
— Mia, c’est votre petit ami, c’est ça ? C’est lui qui a levé la main sur vous ? m’enquiers-je avec sollicitude malgré la jalousie qui commence à poindre. Faut pas rester avec ce genre de type, c’est grave ce qu’il a fait !
— C’est mes affaires, je vous dis !
— Mia, si je peux vous aider en quoi que ce soit, n’hésitez pas. J’ai des relations, vous savez. S’il faut vous trouver une place en foyer pour vous éloigner de cet homme, je le ferai sans problème…
— Je n’en ai pas besoin !
— OK mais promettez-moi une chose : essayez de prendre soin de vous. Vous n’êtes pas virée, Mia, j’ai juste besoin d’une serveuse qui soit au top de sa forme physique, et vous ne l’êtes pas. Revenez quand ça ira mieux. A bientôt.
Même en tentant d’y mettre les formes, j’ai été trop frontal, trop abrupt. C’est la première fois que je suis confronté à ce genre de chose au sein de mon personnel. Et puis, il faut dire aussi qu’elle ne m’est pas indifférente, loin de là ! De son côté, elle demeure trop bouleversée pour me répondre. Elle se cache à nouveau derrière ses verres solaires, avec la honte d’une femme battue, pour traverser la salle en trombe. Isabelle m’interroge du regard. Elle ne doit pas savoir, jamais.
Je cours, je cours à en perdre le souffle, à en perdre la raison. Les portes du restaurant claquent, la silhouette massive et sombre du bâtiment s’éloigne dans mon dos. Je ne sais pas où je vais. Le monde est flou à travers mes larmes. Épuisée, je finis par m’effondrer sur un banc, quelque part face au lac, face à moi-même. Les sanglots qui me secouent attirent les regards des rares passants, mais aucun ne s’arrête pour me proposer son aide. Je suis seule, horriblement et définitivement seule. Ce n’est pas la tristesse qui m’envahit à cet instant précis, juste la lassitude. A chaque fois que j’entrevois un petit éclair d’espoir dans ma vie, une merde vient aussitôt le remplacer. Les reproches d’Eric ne sont rien dans cette histoire, je suis capable de les encaisser. Ce qui me désole, c’est la distance entre nous qu’il a glissé dans chacun de ses mots.
Et dire qu’il me croit en couple avec quelqu’un de violent ! Comment vais-je réussir à le séduire s’il s’imagine que je suis sous l’emprise d’un homme ? Je voulais paraître forte, indépendante et désirable et me voilà réduite à l’état de victime. Ce n’était pas du tout le plan…
Je retire mes lunettes devenues inutiles. Les larmes se sont taries, mais je serre mes mains autour de moi pour calmer mes tremblements.
— "Ce qui vient du diable retourne au diable…"
Je relève la tête. Un homme noir, grand, impressionnant. Il se tient devant moi sans bouger, comme en attente d’une réaction quelconque, ou comme pour faire passer un message silencieux. Il me faut quelques secondes pour remettre un nom sur son visage. Isaac. L’homme aux doigts d’or, l’artiste.
— Isaac ? Qu’est-ce que… Je ne suis pas sûre de comprendre…
— Vraiment ? Et ça, tu ne comprends pas non plus, j’imagine ?
Le sénégalais sort quelque chose d’un sac en plastique. Je plaque une main contre ma bouche, surprise, effrayée. La statuette qu’Eric m’a offerte, ma statuette, est en sa possession. Son regard ébène croise le mien. Quelque chose d’invisible passe. Comment est-ce possible ? Et où allait-il avec, avant de me croiser ? Un long silence s’écoule sans qu’aucun de nous n’ose le briser. Nous nous jaugeons du regard, l’œuvre d’art entre nous, comme une frontière indicible.
— A présent, je pense qu’Eric a le droit de savoir. Tu es démasquée.
— Vous vous trompez, ce n’est pas du tout ce que vous croyez, je peux tout vous expliquer…
— Il n’y a rien à expliquer ! Tu mens, tu es fourbe, aguicheuse comme une putain, vénale sans doute. Ton œil au beurre noir, c’est la marque du mal que tu traînes avec toi. Tu es la mort, elle aurait d’ailleurs dû déjà t’emporter par deux fois. Eric est aveuglé par ta ressemblance avec son épouse, mais c’est mon ami. Je lis en toi comme dans un livre ouvert, et ce que je vois m’horrifie. Ce n’est pas l’homme qui t’intéresse. Mais quoi que tu lui veuilles, je ne te laisserai pas faire.
Je bafouille encore quelques mots, quelques vaines explications, mais il n’y a déjà plus personne pour les entendre. Isaac est reparti, emportant avec lui ses accusations, ses mots brûlants comme du poison. Non, ce n’est pas possible. Eric ne devait pas découvrir la vérité comme ça. C’était à moi de la lui révéler, à moi seule de décider s’il était temps de lui dévoiler mon vrai visage. C’était l’unique chose qui me restait, mon secret et la possibilité de m’en séparer ou non. La colère bouillonne maintenant dans mes veines. Une colère sourde et froide, qui m’empêche de réfléchir correctement. De quel droit cet homme se permet-il de s’immiscer dans ma vie pour contre-carrer mes plans ? Qui est-il pour proférer ainsi des menaces et des prédictions d’un autre temps ? Cette fois j’en suis sûre, je ne vais pas le laisser briser tout ce que j’ai construit sans réagir ! Le serpent est prêt à cracher son venin…
***
— Pontin Immobilier, j’écoute !
— Mathieu, c’est Eric. T’as une minute, là ?
— Ben, vite fait alors, parce que je suis avec des clients qui sont en train de se bouffer le nez. Une histoire de succession de bien en indivision, je te raconte pas… Mais vas-y, qu’est-ce qui t’arrive ?
— Tout s’embrouille dans ma tête, Mat’, je ne sais plus qui croire, ne pas croire…
— Attends mais tu me parles de quoi, là ? De ta serveuse ?
— Évidemment que je te parle de ma serveuse, de quoi d’autre veux-tu que je te parle ?
— T’es pas très clair, en même temps…
— Mia, elle… Elle a un mec.
— Ah merde ! Ben du coup, c’est râpé pour vous deux. Les nanas en couple, oublie, elles vont voir ailleurs juste pour pimenter leur vie, mais au final, elles ne le quittent jamais, leur gars. Et puis tout à fait entre nous, aiguiser la jalousie de son conjoint, c’est une spécialité typiquement féminine, tu peux me croire ! Nous, on n’est pas assez tordus pour ça…
— C’est… C’est plus compliqué que ça, Mathieu. J’ai l’impression que son mec, il la cogne.
— Ah ouais, ça craint quand même !
— Elle me cache des choses, son côté "femme battue" déjà, mais aussi le fait qu’elle ait besoin de fric. Du fric pour quoi faire ? Se barrer ? Loin de lui ?
— Du fric ? Mais comment ça, du fric ?
— C’est Isaac qui me l’a dit, il a retrouvé la statuette que je lui avais offerte dans un boui-boui genre Mont-de-Piété.
— En tout cas, ça sent la fille à embrouilles, ton truc. Je serais toi, je laisserais tout tomber…
— Je ne peux pas la laisser tomber ! Si je le fais, c’est non-assistance à personne en danger !
— Alors qu’est-ce que tu veux ?
— Je ne sais pas, je suis paumé…
— Eric, faut vraiment que je te laisse, mais on peut se voir ce soir, "Chez Coline" si tu veux. Disons vers 22 heures. Ce sera mieux pour discuter de tout ça, vieux…
— OK, ça marche. Désolé de t’avoir emmerdé avec mes conneries d’états d’âme…
— Tu m’emmerdes jamais, Eric ! C’est juste le taf…
Mon meilleur ami raccroche. Je me laisse retomber contre le dossier de mon fauteuil de direction. Je ne comprends pas. Si c’est calculé, pourquoi moi ? Pourquoi Mia m’a-t-elle choisi ?
Et notre fugue adolescente, l’autre jour, pour rejoindre la galerie d’Isaac, c’était quoi alors ? Du vent ?
Je m’allume une cigarette, l’écrase presque aussitôt dans le cendrier. Je me lève, m’empare de mon blouson, mon casque et mes gants avant de sortir de mon bureau. J’ai besoin de prendre l’air, de réfléchir…
***
Après avoir récupéré ma voiture sur le parking du restaurant, en prenant soin de me cacher des éventuels regards du personnel, je fonce désormais en direction de mon appartement. Ma conduite sportive me vaut quelques coups de klaxon, mais je suis trop sur les nerfs pour m’en rendre compte. La route défile à toute vitesse sans que je ne la voie réellement. Il n’y a plus que l’horizon et l’écran de mes pensées qui s’y reflète. Il faut que j’en apprenne plus sur la fameuse épouse disparue d’Eric, à laquelle je ressemble tant. Qui était-elle vraiment ? Comment est-elle morte ? Pourquoi est-elle encore si présente partout où je vais ? J’ai le sentiment que trop de détails m’échappent… Et si mon plan si bien ficelé ne l’était pas ? Au fond, peut-être que mon avenir passe par la réponse à ces questions. Oui, si je veux avancer, il faut que j’en sache davantage sur la trop parfaite Jennifer Faulqueroy, celle que mon père a toujours citée en modèle, en exemple à suivre.
Je monte les marches deux par deux, ouvre la porte à la volée et me précipite sur mon ordinateur. Il y a forcément quelque chose que j’ai mal fait. Je dois trouver de nouveaux mots-clés, fouiller plus loin, découvrir ce qui se cache sous la surface. Je tente un premier essai dans la barre de recherche : "épouse d’Eric Ferraz". Rien. Second essai : "Jennifer Faulqueroy". Toujours rien ! Un expert en informatique ne s’y serait pas mieux pris s’il avait voulu couper court à toute interrogation. On dirait presque que les traces ont été effacées volontairement, comme pour masquer une vérité plus sombre. Je fais défiler les sites affichés qui répondent de moins en moins à ma demande. Je m’obstine malgré tout et avale des pages entières de liens sans intérêt. Je change de demande : "enterrement Ferraz". Pas davantage de succès, mis à part un minuscule encart sur les obsèques de Pierre Ferraz, le paternel d’Eric. En filigrane, les funérailles du mien me reviennent en mémoire, la passivité et la résignation de ma mère aussi face aux vrais responsables de sa disparition. Je devais avoir dans les vingt ans et un an, et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à réellement prendre conscience de ma haine envers les Faulqueroy, ses assassins par négligence. De fil en aiguille, mon esprit poursuit ses pérégrinations en s’attardant à nouveau sur les deux personnes qui comptent le plus pour moi, bien plus que ma propre mère, et sur ce qu’on a toujours affronté ensemble.
***
Franck nous a laissées partir. J’ai du mal à réaliser, et pourtant, je suis en vie. La pluie qui tombe dehors ruisselle le long de mon visage et j’ai envie de hurler. De peur, de soulagement, de joie. Tout ce que je retenais jusqu’ici explose dans mon corps en un tourbillon confus de sensations. Louise me sert contre elle de toutes ses forces. Je crois qu’elle pleure aussi. Nous pleurons en échos. Des mots s’échappent de sa bouche, tels des oiseaux affolés.
— Mia, il faut que tu promettes… Que tu promettes de ne rien dire à la police… Il ne plaisantait pas… Si tu parles, on est mortes… Toutes les deux !
— Je ne dirai rien, Louise. Je te le jure, je ne dirai rien…
— Mia ? Louise ? Qu’est-ce que vous faites dehors par ce temps ?
Une voix rauque, chaude, rassurante. Christophe. Je quitte les bras de Louise pour aller me blottir dans les siens. Il hésite, quelques secondes seulement, avant de glisser une main autour de ma taille et l’autre dans mes cheveux. Il ignore tout de ce qu’il vient de se passer, mais il n’a jamais eu besoin d’explications pour le deviner. Comment ai-je pu le laisser partir ? Pourquoi ai-je refusé d’être la "moitié" d’un homme aussi incroyable ?
— Christophe, emmène-la à l’abri s’il te plaît. J’ai encore un détail à régler.
— D’accord, je vais prendre soin d’elle. Fais attention à toi, Louise.
— Non ! Louise, n’y retourne pas ! Je t’en supplie ! Non !!!
— Ne t’inquiète pas, ça va aller. Tout va s’arranger maintenant…
***
Je me réveille en sursaut, les touches du clavier imprimées sur ma joue. Je suis tombée d’épuisement à force de parcourir le net en long, en large et en travers. Tout va s’arranger maintenant… Les mots résonnent dans ma tête, comme une promesse inassouvie, un cruel rappel du passé. Louise avait vu juste, ce qu’il s’est passé dans le hangar ce jour-là n’est jamais sorti des murs de béton. Le pistolet, la tentative de meurtre, l’intimidation de Franck. Tout ça n’était qu’un pétage de plomb dont je ne suis pas fière. Un accident de parcours. Oui, un simple accident. Une idée se fraye doucement un chemin. Mes doigts s’agitent et dessinent une nouvelle recherche. Je saute fiévreusement de page en page. Une, puis deux, puis cinq. Et enfin, la vérité se fait jour. L’article date d’octobre 2010. Le titre se détache du reste, un peu sensationnaliste, un peu tape-à-l’œil : "Jennifer Ferraz, accident ou suicide ?". Mais ce n’est pas ce qui me frappe le plus. Je ne peux détacher mon regard des photos qui l’accompagnent. De cette Audi rouge, détruite. Cette fois-ci, je comprends. Je me souviens et je comprends tout. C’est l’amour qui a tué Jennifer, et je la déteste encore plus pour ça qu’auparavant. Parce qu’elle n’était pas qu’une Faulqueroy, elle était aussi la maîtresse de mon père !
***
21 heures 50. Je remonte à pied la rue de Genève sous la pluie, dépasse l’Alfa Roméo de Mathieu, garée à proximité de "Chez Coline". Il a eu davantage de chance que moi pour trouver une place en plein centre-ville d’Aix-les-Bains. Détrempé, je pousse la porte vitrée de ce petit café-restaurant où nous avons nos habitudes, Mat’ et moi, depuis des lustres. Coline m’accueille tout sourire en me tapant la bise.
— Salut mon grand ! Ça fait une paye que t’es pas venu t’en jeter un chez la vieille Coline !
Elle a des airs de matrone avec son franc-parler et sa forte corpulence, qui ne cache rien de son coup de fourchette. Mais son bistrot est hyper clean, placardé d’affichettes émaillées dans un esprit vintage, et meublé dans un style design, moderne et décalé. Sa carte est simple, mais faite maison, et uniquement composée à partir de produits frais. Je me souviens encore avoir traîné dans sa cuisine, du temps où j’étais apprenti. A l’époque, elle râlait pour la forme, surtout parce qu’elle n’a jamais supporté qu’on touche à ses affaires, mais elle m’octroyait implicitement des passe-droits, et puis surtout on se marrait bien. Même que Mathieu jouait les barmaids à l’occasion.
— Ben qu’est-ce que tu veux, je suis un homme très occupé, moi ! réponds-je, dégoulinant sur son paillasson.
— A me faire de la concurrence oui ! Allez, ôte-moi un peu tes frusques avant de ruiner mon entrée, et va rejoindre ton acolyte, là-bas. Tu peux pas le rater, c’est celui qui se planque derrière sa blonde…
— Je reconnais bien là sa faiblesse !
— Et comme je sais qu’il n’est pas partageur, je t’en mets une aussi ? Sans faux-col [4] si j’ai bonne mémoire…
— On ne peut plus rien te cacher, Coline, tu connais tous nos vices !
Je me dirige vers la table derrière laquelle m’attend mon ami. Il se lève pour me donner une accolade fraternelle et nous nous asseyons de concert.
— Coline me prépare une salade californienne, et toi tu veux grignoter quelque chose ?
— Non merci, j’ai pas faim…
— Ah je te jure, ces gonzesses ! Mais faut pas te laisser aller, vieux, parce que là, j’ai vraiment l’impression de me retrouver en face du mec paumé que t’étais lorsque tu luttais pour maintenir à flot ton mariage avec Jen’…
— Elle me prend la tête, cette fille, je te jure…
Ça, c’est ce que je veux bien lui avouer à brûle-pourpoint. Mais ça va bien plus loin que ça en fait : Mia, je l’ai dans la peau. Elle est comme une drogue, je ne peux plus m’en passer. Et ne rien pouvoir faire pour elle, ne rien comprendre, ça me mine…
— Pourquoi tu t’entiches toujours des nanas les plus compliquées ? Moi, je peux te dire que depuis Estelle, je n’aspire plus qu’à des histoires simples. J’évite les plans-galère.
— Mat’, t’as personne dans ta vie depuis des mois !
— Faux ! Enfin presque. Mon dernier plan cul remonte à samedi dernier. Et tu vois, pas de questions à la noix du style "est-ce que tu m’aimes ?" ou "je suis belle là, non parce que j’ai pris un peu des cuisses et des hanches ces derniers temps, tu trouves pas ?". Du sexe, rien que du sexe et basta. Et franchement, au lieu de t’embarquer dans du sérieux, tu ferais mieux de faire comme moi.
— Je ne peux pas. J’arrête pas de fantasmer sur elle. Tout le temps ! lâché-je finalement.
— Au point d’en oublier Jennifer ?
— Non… Non, parce qu’elle lui ressemble. Presque trait pour trait. Alors j’y pense forcément mais en même temps, quand elle est là, face à moi, j’oublie tout. Oui, je crois bien qu’elle pourrait me faire oublier Jenny… Remarque, c’est complètement con ce que je te dis : d’un côté, elle m’empêche d’oublier Jen’, et de l’autre, j’ai l’impression qu’il n’y a qu’elle qui pourrait m’en guérir… Tu vois ?
Coline nous apporte notre commande et s’abstient de s’immiscer dans notre conversation qu’elle perçoit comme intime.
— T’as conscience que tu vas droit dans le mur, là ? Que tu te projettes uniquement l’image de ce que tu voudrais qu’elle soit ? Tu joues un jeu dangereux, Eric, un jeu qui risque de vous détruire tous les deux.
Même s’il a peut-être raison, je n’ai pas envie d’écouter sa mise en garde et choisis délibérément de répliquer en l’ignorant totalement :
— Elle est en danger, Mathieu, faut que tu m’aides à la sortir de là. Faut pas que je ferme les yeux comme avec Jen’.
— Mais t’es sûr que c’est pas des conneries, ce qu’elle te raconte, cette histoire qu’elle se fait cogner dessus ?
— C’est moi qui l’ai vu, son coquart. Elle, elle dit rien…
— OK vieux, OK… Tu sais, je connais une nana qui s’occupe d’une assoc’. Nina qu’elle s’appelle. On a eu une liaison ensemble, c’est terminé depuis longtemps mais on est resté en bons termes. Elle est hyper impliquée et se démène vraiment pour venir en aide aux femmes victimes de violences conjugales. Je l’ai contactée, elle est prête à la rencontrer et à tout faire pour épauler ta "petite serveuse", la sortir de cet enfer. Mais toi, faut que tu l’oublies. Parce que vous cumulez les obstacles, tous les deux. Pardonne-moi ma franchise, Eric, mais ça ne pourra jamais marcher entre vous : trop de traumatismes, trop de démons… Pour te reconstruire, il faut absolument que tu évites de fréquenter ce genre de fille qui te rappelle trop ton passé, les femmes-enfants trop cabossées…
J’avale d’un trait mon bock de bière blonde et balance le prix de nos consommations sur la table, sans un mot.
— Eric, c’est pour toi que je dis ça ! Et pour elle aussi…
Je ne réponds rien, me lève de ma chaise comme un automate, récupère ma veste au porte-manteau et quitte le bar, mutique. Mathieu se précipite à ma suite, me secoue dans la rue comme un prunier, hurle des trucs que je ne comprends pas. Je n’entends que le déluge qui nous rince, qui nous sauce. Rien d’autre.
La première nuit sans toi, Jen’, je l’ai passée à chialer comme un minot, à psalmodier ton prénom que j’étouffais dans nos draps. Le temps s’est étiré depuis, il m’a fait croire que ce serait plus facile, que j’oublierai. Que je t’oublierai. Et puis Mia a surgi dans ma vie, à un moment où je ne m’y attendais pas, et tu vois, ma Jenny… Ça a été comme un choc, vraiment.
C’était toi, cette femme ! Tellement toi… Mais Mia n’est pas toi bien sûr, Mia est une autre, et pourtant j’espère. J’espère pouvoir vivre un peu avec elle ce qui me manque tant de toi…
***
— Allez, allez, on enlève pour la quinze ! Putain, qu’est-ce que vous avez aujourd’hui, c’est mou du genou tout ça ! Remuez-vous un peu le cul, bon sang !
Mon équipe fonctionne inhabituellement au ralenti. Je l’ai remarqué, depuis qu’Isabelle a pris cet appel vers 18 heures. La conversation téléphonique a été brève, mais l’a liquéfiée sur place. Elle a retenu ses larmes, je crois. Pour faire bonne figure. Je lui ai demandé si ça allait, elle m’a répondu que oui, juste un petit souci personnel sans importance. Elle en a parlé à Yann. Lui aussi est devenu blanc comme un linge. Au fil des minutes, L’Atelier décéléra progressivement. L’impression qu’on me cachait quelque chose. Quelque chose de grave.
L’horloge tourne, Cathy et Mathieu font irruption ensemble, la mine sombre, dans mon restaurant. Et je sais que ce n’est pas bon signe, que mon pressentiment n’est pas qu’une impression. La dernière fois qu’ils ont franchi ces portes ensemble, c’était pour m’annoncer le décès de mon père. C’est comme un arrêt sur image, les serveurs qui se figent, Cathy qui retient avec peine un sanglot. Soudain, tout s’accélère quand elle relâche les vannes et s’effondre dans mes bras. Mathieu essaie d’enrober les choses, de nous inciter à préférer l’intimité de mon bureau. Sa voix est cotonneuse, comme étouffée par l’émotion. Je ne capte pas grand-chose, juste qu’il me parle de Jenny… On se retire dans mon antre, et c’est là que je comprends. C’est là que je hurle ma douleur et mon impuissance à la retenir dans cette vie qu’elle ne voulait plus. Par respect pour sa mémoire, Mathieu suggère de taire le suicide, pour qu’elle ait un enterrement digne de ce nom. Il a déjà négocié le silence sur les circonstances de l’accident avec les autorités, leur a demandé la plus grande discrétion… Il fait preuve de sang-froid, est capable de prendre les décisions qui s’imposent en pareilles circonstances, alors que moi, non. Moi, j’ai la tête et le cœur qui explosent. Mais je sais qu’il a mal lui aussi, qu’il intériorise tout, en dedans.
***
Je me réveille en sursaut. Un cauchemar… Non, plutôt des souvenirs qui me vrillent le cerveau. J’avise le cadran de mon radioréveil : 2 heures 50. Je m’empare de la bouteille d’Evian qui traîne sur ma table de nuit, jette un coup d’œil furtif au cadre-photo qui me nargue, l’interroge.
— Pourquoi t’es partie, Jen’ ?
C’est Mathieu qui m’a ramené chez moi ce soir-là, je n’étais pas en état de conduire. J’étais en état de rien d’ailleurs… Lui aussi avait des questions qui lui brûlaient encore les lèvres, des questions qu’il aurait aimées me poser. Mais il s’est abstenu. Parce qu’il a jugé avec raison que le moment n’était pas opportun.
Je me lève, enfile mon peignoir et vais dans la salle de bain attenante pour me passer de l’eau sur le visage. Mon reflet dans la glace n’est ni très engageant ni très flatteur. Après m’être essuyé la figure avec une serviette éponge, j’avale un cachet de paracétamol pour lutter contre une migraine naissante. Avant de retourner me coucher, je me dirige vers la chambre de Tristan. Je sais qu’il n’y dort plus depuis deux semaines, qu’il séjourne chez Cathy depuis l’épisode du musée, mais quand même, ça fait vide sans lui. Une chambre sans jouet, sans vie…
Ma mère m’a dit de laisser faire, que ça allait se tasser avec le temps, qu’il ne fallait surtout rien brusquer. Que j’étais pareil à son âge, que je piquais des colères monumentales quand on refusait de me céder, et que je partais moi aussi me réfugier ailleurs, chez Grand-Pierre. Sauf que Tristan et moi, on est différents. On ne se ressemble pas. Il n’est pas colérique, il n’a pas un caractère de battant. Il a tout pris de Jennifer. Alors, son rejet, je le vis mal, parce que je ne suis pas sûr qu’un jour il saura excuser mon comportement envers lui. Et moi, je suis tellement perdu dans mon existence que j’ignore si je suis encore capable de trouver les mots, les gestes pour qu’il pardonne à l’homme que je suis, au père que j’aspire un jour être…
La nuit s’avance, mais je ne dormirai pas. Ma vie défile sans que je l’ai vécue vraiment. Et je ne veux plus de ça. Alors qu’importent les mises en garde de Mathieu ou d’Isaac, moi je sais que j’ai une histoire à vivre avec Mia. Et je vais la vivre…
[4] Le faux-col désigne ici la mousse d’une bière dans un verre.
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